Ukraine : Bureaucratie humanitaire contre survie des populations

Le transfert des risques sur les ONG ukrainiennes

Un article de François Dupaquier

Distribution de pain en Ukraine ©U-Saved

Les acteurs de la société civile ukrainienne se sont mobilisés de façon spectaculaire suite à l’invasion russe de février 2022. La crise humanitaire qui en a découlé aurait pu voir les engagements du Grand Bargain enfin mis en œuvre, pour un humanitaire plus efficace et plus proche des populations. Or au 15 novembre 2023, OCHA recensait 7 milliards de dollars d’aide humanitaire allouée à l’Ukraine par les institutions internationales[1], dont seulement 0,8 % était directement adressé aux ONG locales[2]. Des chiffres très éloignés des engagements d’Istanbul de 2016 avec un objectif de 25% de fonds dédiés aux structures nationales.  Pour mettre en œuvre leurs actions humanitaires au plus proche des zones de guerre, là où peu d’acteurs internationaux sont présents, il fallait donc pour ces organisations ukrainiennes se rapprocher de ces OI/ONGI[3] disposant de 99,2 % des fonds restants. Mais ces ONG locales se sont retrouvées confrontées à des pratiques contraires aux standards humanitaires élémentaires et qui menacent leur survie. Comme vécu dans d’autres contextes, c’est le transfert du risque, physique bien sûr, mais surtout administratif, qui représente le plus grand danger pour ces acteurs locaux, et donc pour la vie des populations qu’elles secourent.

L’opportunité de réformer le secteur humanitaire en Ukraine conformément aux objectifs du Grand Bargain.

Dès les premiers jours du conflit, non seulement les ONG et groupes ukrainiens se sont organisés pour supporter leur population, mais les sociétés civiles du monde entier se sont également mobilisées pour leur acheminer l’aide nécessaire. Car le mouvement des volontaires ukrainiens existait préalablement à l’invasion russe. Il était déjà à l’œuvre depuis 2014 lors de la révolution de Maïdan mais aussi du conflit du Donbass. Dans un pays gangréné par la corruption cet élan fantastique était déjà constitutif de la société ukrainienne.  Grâce à un niveau de développement et d’éducation élevés dans le pays, ces volontaires ont démontré une efficacité hors du commun. Les médecins, les ingénieurs, les logisticiens, les comptables, les informaticiens ont mis en place des processus de gestion de projet parfaitement maîtrisés, souvent issus du secteur privé, et qui auraient eu beaucoup à apprendre à de nombreux professionnels humanitaires.

Pendant ce temps, les ONG Internationales et les agences des Nations Unies ont répondu aux appels à projets des principaux bailleurs. Ils ont collecté les milliards d’euros donnés par la communauté internationale, sur des projets souvent hypothétiques, en consortium, et rarement en coordination avec les acteurs locaux. Ainsi, certaines ONG parmi les plus importantes n’avaient pas passé la frontière ukrainienne qu’elles avaient déjà déposé leurs propositions de projets aux financeurs eux-mêmes pressés de montrer leur soutien à l’Ukraine. Quand il a fallu mettre en œuvre leurs actions, non seulement il leur était interdit de s’approcher des zones de guerre en raison de leurs procédures de sécurité, mais il n’y avait finalement pas de place pour eux. En effet, ces milliers d’Ukrainiens apportaient déjà leur soutien à leur population, souvent au péril de leur vie, sans attendre personne, en utilisant leurs moyens personnels, et avec le support de la diaspora et des sociétés civiles étrangères.

Si cette situation était une opportunité unique de localiser l’aide, le système humanitaire international ne l’a pas toujours saisie.  Et quand des partenariats ont été développés, les OI/ONGI ont souvent transféré leur infinie bureaucratie sur les ONG nationales. Ainsi ils ont imposé aux acteurs locaux des règles encore plus sévères et contraignantes que celles dictées par leurs propres bailleurs, tout en ponctionnant au passage des moyens financiers qui auraient été nécessaires aux ONG nationales. La politique du risque zéro de ces acteurs humanitaires internationaux, qu’elle soit physique ou financière, les a poussés à lever encore plus haut la barre des contraintes des organisations locales. Cette démarche fait peser un risque constant d’effondrement des organisations locales les mettant en situation de défaut de paiement.

L’ONG Internationale U-Saved oeuvrant en Ukraine ©U-Saved

Le transfert du risque par les OI/ONGI sur le partenaire local : la politique du risque 0

Absence de prise en compte de la sécurité du partenaire local

S’il est dans toutes les discussions, le principe du transfert de risque physique n’est pas le problème en soi. Il est indispensable pour pallier à l’absence de possibilité pour les OI/ONGI d’accéder au terrain à cause de leurs règles de sécurité, mais aussi par un manque certain de volonté. En Ukraine, les bénévoles locaux ont traversé les lignes de front avec ou sans l’aide des OI/ONGI. Et cela était nécessaire pour secourir les populations.

Mais les moyens dont disposaient les OI/ONGI n’ont pas été mobilisés pour améliorer la sécurité des acteurs locaux. Ils ont même parfois mis en danger ces derniers. Les engagements internationaux en faveur d’une amélioration des conditions de sécurité des partenaires locaux n’ont été que trop peu respectés.

Ainsi les OSC ont pu vivre :

  • Un refus de prise en charge du matériel de sécurité (gilets balistiques, casques, moyens de communication, etc.), des assurances du personnel, ou des moyens logistiques adaptés, comme des véhicules, permettant d’affronter les conditions du terrain.
  • Une prise en compte secondaire de la gestion de la sécurité par les OI/ONGI lors des audits préalables et souvent une absence d’accompagnement dans le domaine.
  • L’imposition de processus mettant la vie des volontaires en danger comme l’obligation de collecter des informations superflues sur des terrains dangereux, ou avec des méthodes non adaptées, ralentissant le travail sur les zones de guerre.

Le transfert du risque financier et administratif sur le partenaire local

L’inéligibilité des dépenses

La politique du risque 0 des OI/ONGI entraîne une recherche systématique de dépenses inéligibles auprès du partenaire local, c’est à dire de factures dont le payement ou le remboursement est refusé. Pour se faire, les processus administratifs imposés par les OI/ONGI sur les OSC sont plus strictes que ceux de n’importe quel bailleur international. L’objectif est en effet de mettre « la barre plus haut » pour l’organisation locale et ainsi pour les OI/ONGI, d’affronter leurs propres audits avec un risque 0 d’inéligibilité des dépenses.

Cette stratégie entraîne des échanges ininterrompus sur des rapports financiers où chaque document est scruté et laissé à l’appréciation des employés administratifs de l’OI/ONGI. Pour ne pas être mis à défaut, la tendance est donc de remettre en cause toute information ou document présenté, et à déclarer inéligible une dépense sans raison valable. Cette situation dominante, donnant prérogative unilatérale de la décision financière, est contraire au droit et à la pratique.

En effet :

  • Les contrats de financement ne leur donnent pas de telles prérogatives.
  • Le personnel de l’OI/ONGI se place en auditeur financier. Or seul un expert-comptable, profession réglementée travaillant selon des normes internationales, dispose de la prérogative de considérer l’inéligibilité des dépenses.
  • Les OI/ONGI refusent souvent l’organisation d’audits financiers pour trancher les litiges.

Rapport financier versus audit mensuel

Alors que la plupart des bailleurs de fonds demandent la production de rapports financiers intermédiaires ou trimestriels, les OI/ONGI imposent des rapports financiers mensuels à leurs partenaires locaux. Ce travail est donc en flux tendu au sein de l’OSC. Il empêche les services administratifs d’exécuter d’autres tâches essentielles, et entraîne irrémédiablement des problèmes en cascades avec l’OI/ONGI.

Effectuer un état des dépenses mensuel, bien que lourd, reste pourtant possible. Mais sous couvert de rapport financier c’est bien une logique d’audit du partenaire local qui prévaut dans une politique, non seulement du risque 0, mais aussi de transfert de toute la charge de travail sur l’OSC.

Pour cela l’OI/ONGI réclame mensuellement l’ensemble de la chaîne documentaire de toute la comptabilité du partenaire local. Ceci représente tous les mois la classification de dizaines voire de centaines de documents pour chaque facture.

Il est en effet attendu que soient notamment fournis, organisés, classés, scannés, selon les règles et formats différents de chaque OI/ONGI :

  • Le rapport financier.
  • L’ensemble des factures.
  • Un voucher rédigé pour chacune des factures.
  • Les preuves de paiement de chaque facture.
  • Les documents administratifs et comptables liés à chaque facture : contrats de fournisseur ou du personnel, fiches de paye, profils de poste, publications d’annonces, bons de commande, pro-forma, devis fournisseurs, procédures d’achat, évaluations des fournisseurs (dont sanctions internationales, listes anti-terroristes etc.), etc.
  • Les preuves de réception de l’aide par les bénéficiaires.

Alors que les OI/ONGI se plaignent des contrôles permanents dont elles font l’objet, il ne s’agit que d’un seul audit par projet sur un échantillon de quelques dizaines factures. Pour le partenaire local il s’agit d’un audit en continu de 100% de la comptabilité sur plusieurs milliers de factures.

Aucune OI/ONGI, avec toute l’expérience possible, ne saurait résister à une telle contrainte, mais surtout aucune ne l’accepterait pour elle-même.

Ces processus sont donc établis pour faciliter l’ensemble du travail des OI/ONGI en contradiction avec l’intérêt du partenaire local. En effet, disposant de 100% de la chaîne documentaire prête, traduite et classée, ces organisations n’ont donc plus rien à faire pour leurs propres audits. Ils peuvent fournir tout document d’un simple clic, peu importe l’échantillon sélectionné.

Le risque 0 est ainsi atteint tout comme de substantielles économies. En effet, ces OI/ONGI intermédiaires prélèvent souvent le plus gros des frais de fonctionnement et l’ensemble des frais administratifs disponibles.

Travaux de réhabilitation sur des maisons Ukrainiennes ©U-Saved

Ensuite ce système a deux conséquences majeures dont pâtissent les bénéficiaires bien sûr, mais aussi les ONG locales :

  • Les OI/ONGI ne délivrent pas les versements des contrats au partenaire local tant que ce travail n’est pas validé par leurs services. Or explorer la chaîne documentaire peut être un processus interminable. Dans les faits, chaque rapport financier donne lieu à des demandes complémentaires incessantes et à des mois de discussions. Cela met l’OSC en possible situation de défaut de paiement et en très grand péril financier, et finalement, empêche l’aide d’être délivrée aux bénéficiaires.
  • Dans cette recherche effrénée de l’inéligible, les OI/ONGI mettent immédiatement l’OSC en situation de fautif, voire de coupable, imposant ainsi une pression inappropriée sur le personnel et une violence dans les relations de travail.

Délai de paiement

Les délais de paiement existent même en dehors de l’attente de validation des rapports financiers. Les premiers versements peuvent prendre des semaines, voire des mois après la signature des contrats. Le partenaire local se retrouve soit dans l’obligation d’attendre pour mettre en œuvre ses activités, et donc à son tour de ne pas respecter les conditions de son contrat, soit de prendre le risque d’engager de la trésorerie.

Imposition de mesures dangereuses et/ou illégales

Certaines OI/ONGI tentent d’imposer des mesures au partenaire local qui lui font perdre le contrôle de son action, toujours dans une volonté de se protéger en cas de contrôle ou d’audit.

Le fait le plus marquant est celui d’imposer à l’OSC de ne pas utiliser ses propres outils de suivi de projet, mais ceux de l’OI/ONGI. Ainsi cette dernière capte directement sur son serveur numérique les données récoltées par l’OSC pendant la mise en œuvre des activités. Elle peut les exploiter plus rapidement dans ses rapports, sa communication, ses collectes de fond et ses audits. Ceci prive à l’inverse le partenaire local de contrôle et d’accès à l’information, mais aussi de la capacité de surveiller ses actions et de les corriger.

Cette pratique est contraire à ses obligations professionnelles et légales, ce qui met l’organisation locale en péril.

En effet :

  • En tant qu’organisation humanitaire, l’OSC doit respecter les principes et les normes humanitaires, y compris les normes de qualité. Cela va de pair avec le fait de posséder son propre système de suivi-évaluation pour contrôler et justifier ses actions.
  • En tant qu’organisation chargée de la mise en œuvre dans le cadre de son partenariat, l’OSC s’engage professionnellement à suivre, contrôler et rendre compte de ce qu’elle fait.
  • Conformément à la plupart des contrats de financement, l’OSC est responsable de la chaîne documentaire et de contrôle, depuis le moment où elle reçoit les fournitures ou les fonds, jusqu’à ce qu’elle délivre l’aide. C’est une nécessité en termes d’audit.
  • En tant qu’organisation légalement enregistrée dans le pays, l’OSC s’engage à répondre à toute demande et à tout contrôle des autorités, y compris en matière de lutte contre la fraude et la corruption. Il serait juridiquement inacceptable que l’OSC ne dispose pas d’une capacité de suivi de ses activités.
  • En outre, si l’OSC accepte de contrôler ses activités et de fournir les informations nécessaires pour alimenter le système de rapport des Nations Unies (bénéficiaires ventilés par âge et par sexe, lieu, etc.), les questionnaires des OI/ONGI sont beaucoup plus larges et constituent des évaluations quantitatives sans lien avec le monitoring. Ce processus pose de nombreux problèmes car il ralentit trop le processus de travail, qui se fait parfois de porte à porte. Les conséquences logistiques et financières sont considérables. Il pose aussi des problèmes de sécurité dans de nombreuses régions où l’OSC opère à proximité des zones de conflit. En effet tout temps supplémentaire passé sur le terrain met en danger le personnel et les bénéficiaires.
Stock de pain pour la distribution aux habitants Ukrainiens dans le besoin ©U-Saved

L’absence de frais administratifs ou frais indirects

Les frais administratifs sont une question de survie pour une organisation locale comme pour une OI/ONGI.  Ils permettent au projet associatif de l’OSC de survivre mais aussi de couvrir tous les frais non pris en compte dans les coûts directs, ainsi que de faire face aux problèmes.

Cette situation est reconnue internationalement. Elle a été rappelée dans la dernière note de cadrage de la DG-ECHO de mars 2023 intitulée « promouvoir un partenariat équitable avec les intervenants locaux dans les situations humanitaires ». Les bailleurs de fonds internationaux demandent explicitement aux OI/ONGI de verser ces frais à leurs partenaires locaux. Pourtant elles sont nombreuses à refuser de le faire.

Alors que ces mêmes OI/ONGI sont à la recherche systématique de coûts inéligibles à imputer aux OSC, en les privant de frais administratifs, c’est la dernière bouée qu’ils retirent à leurs partenaires avant la noyade.

Audits préalables incohérents

Avant de lancer des partenariats, les OI/ONGI mettent en œuvre de longs et éprouvants processus d’audit préalable pour tester les compétences des ONG locales. Il peut durer des mois et mobiliser des dizaines d’employés de l’OI/ONGI, chacun ayant un secteur à évaluer : la finance, la logistique, le management, les RH, le suivi-évaluation etc. L’OI/ONGI vérifie ainsi que le partenaire dispose des procédures adéquates pour être redevable sur les financements qui lui sont accordés.

Finalement, une fois ce processus passé avec succès, et arrivé au moment de signer le contrat, il est souvent imposé au partenaire local de renier ses méthodes pour appliquer l’ensemble des procédures internes de l’OI/ONGI sans qu’aucune condition du contrat ne soit négociable. Non seulement ces procédures sont adaptées à la taille de l’OI/ONGI qui peut avoir un budget annuel de plusieurs milliards de dollars. Mais chaque OI/ONGI dispose aussi de ses propres procédures. Le partenaire local travaillant avec plusieurs OI/ONGI se retrouve rapidement dans une position intenable.

Cette situation est souvent due au fait que la décision finale d’un contrat appartient à la direction financière des OI/ONGI. Celle-ci dispose de la validation définitive et n’a souvent pas suivi les longs mois de tractations entre son organisation et l’OSC. Quand arrive le moment de la signature, les financiers appliquent leur politique du risque 0, et imposent les conditions les plus contraignantes du standard.

Obligation d’utilisation de comptes dédiés aux projets

L’obligation d’utiliser un compte bancaire dédié par contrat de subvention est également une menace pour le partenaire local. Il lui retire toute sa capacité de gestion budgétaire, compétence essentielle pourtant évaluée lors des audits préalables. Ainsi le partenaire local se retrouve à gérer des comptes multiples dans des imbroglios administratifs pour l’allocation des coûts.

Mais beaucoup plus menaçant, le partenaire local se retrouve dans l’impossibilité de jouer sur sa trésorerie, entre ses différents contrats, sachant que les versements tardifs par les OI/ONGI, parfois en dehors des dates du projet, poussent rapidement l’OSC dans une situation de défaut de paiement pouvant l’amener à sa dissolution.

Présence d’organisations internationales comme UNHCR aux côtés des ONG ©U-Saved

Conclusion

Nous pouvons retenir que :

  • Les OI/ONGI imposent souvent des processus aux partenaires locaux contre lesquels elles se sont souvent battues par le passé, et qu’elles seraient elles-mêmes incapables de respecter.
  • Les OI/ONGI développent des financements d’OSC sur le modèle, non du partenariat mais de la sous-contraction, dans une relation inégalitaire, parfois de véritable position dominante.
  • Les contraintes contractuelles des OI/ONGI obligent les organisations locales à augmenter leurs masses salariales et leurs charges avec des moyens limités, les délais ou l’arrêt soudain des financements pouvant consécutivement entraîner leur faillite.
  • Elles placent les partenaires locaux dans une situation de pression permanente, chaque retard ou décision des OI/ONGI mettant en péril la survie de l’organisation.

Il faut toutefois considérer que la pression subie par les OI/ONGI se répercute également en cascade sur leur personnel administratif en lien avec les OSC.

Dans ce cadre il paraît essentiel que :

  • Les bailleurs de fond internationaux respectent leurs engagements pris lors du Grand Bargain et reforment leurs fonctionnements pour un financement direct et bien plus important des acteurs locaux.
  • Les OI/ONGI réforment leurs fonctionnements pour permettre une transition vers la localisation de l’aide.
  • Les bailleurs de fond internationaux, qui les premiers ont imposé les normes du risque 0, se saisissent de la question du transfert du risque administratif sur les partenaires locaux. Ce problème des relations contractuelles avec les partenaires locaux doit par ailleurs être considéré au plus vite au niveau des instances dirigeantes des OI/ONGI.
  • L’aide humanitaire internationale doit décider la fin de la politique du risque 0 qui n’est pas applicable en zone difficile, le risque étant finalement assumé par les partenaires locaux. Les bailleurs de fonds internationaux doivent accompagner les OI/ONGI dans cette nouvelle orientation.

 

[1] https://fts.unocha.org/countries/234/summary/2022

[2] Le présent document utilisera indistinctement les expressions et abréviations Organisations Non Gouvernementales Locales (ONGL) et Organisations de la Société Civile (OSC) pour désigner les structures et initiatives humanitaires nationales ukrainiennes.

[3] Organisations Internationales (principalement agences des Nations Unies) et Organisations Non Gouvernementales Internationales.

 

François Dupaquier

François Dupaquier évolue depuis plus de 20 ans dans le secteur humanitaire sur de nombreux terrains de crise. Il est consultant en évaluation et systèmes de redevabilité au sein du cabinet d’expertise FrontView qu’il dirige (www.frontview.fr). En avril 2022, il fonde l’ONG U-Saved, active sur la ligne de front en Ukraine (https://www.instagram.com/usaved_ua). Il cherche ainsi à développer de nouvelles approches pour plus d’efficacité de l’aide. François est également producteur et réalisateur de documentaires, et auteur de romans, publié aux éditions Fayard et Flammarion (La lionne, 2023, https://editions.flammarion.com/la-lionne/9782080423948

Où va le Sahel ?

Entretien avec Gilles Yabi du Think Tank Wathi

©United Nations Chad

Alain Boinet : Bonjour Gilles, pourriez-vous vous présenter ainsi que le Think Tank Wathi dont vous êtes le fondateur ?

Gilles Yabi : Bonjour et merci pour l’invitation. Je dirige Wathi, Think Tank citoyen de l’Afrique de l’Ouest, qui met à la disposition d’une partie du continent africain (les 15 pays de la Communauté Economique des Etats d’Afrique de l’Ouest – CEDEAO – et son voisinage qui le lie aux autres régions du continent) une plateforme de réflexion collective sur les enjeux du présent et du futur.

Wathi est né de la conviction que toutes les sociétés ont besoin d’une masse critique d’hommes et de femmes qui, au-delà de leurs propres domaines de compétence et d’activité, s’intéressent aux questions d’intérêt général. Depuis sa création en 2014 (le site internet a été ouvert au public en septembre 2015), Wathi est un think tank assez atypique, par son engagement citoyen et par le fait qu’il n’est pas spécialisé sur un ou des thèmes particuliers, sur des questions économiques, sécuritaires, éducatives, sanitaires ou politiques par exemple. Nous considérons que nos sociétés ont besoin d’être informées sur toutes ces questions en même temps. Elles sont toutes liées et l’avenir de notre région dépendra à la fois de l’engagement et du niveau de connaissances intégrés dans chacune et chacun d’entre nous. C’est la mission que Wathi s’est donnée.

D’où est venue l’idée de la création de Wathi ? La motivation principale est celle d’apporter une contribution spécifique et utile à tous les efforts, toutes les initiatives qui visent à créer les conditions d’une amélioration du bien-être collectif dans ma partie du monde. Se posent très vite, lorsqu’on est du continent africain et qu’on s’installe ailleurs pour des études notamment, une série de questions sur la perception des autres sur le continent, sur la compréhension des dynamiques politiques, géopolitiques et économiques qui façonnent le monde, sur la responsabilité particulière que l’on a lorsqu’on fait partie en réalité de la minorité qui a la chance de pouvoir voyager, d’apprendre, d’observer différentes régions du monde. Cela oblige à apporter une contribution au-delà de son propre accomplissement personnel et professionnel.

Je suis économiste de formation, j’ai travaillé pendant 7 ans en deux temps pour International Crisis Group (ICG), une organisation d’analyse de conflits dans le monde. J’étais spécialisé sur les conflits et les crises politiques et sécuritaires en Afrique de l’Ouest. L’idée de Wathi n’est pas née de mon expérience à Crisis Group mais elle a été fortement informée par cette expérience qui m’a notamment conforté dans ma conviction que toutes les régions du continent africain avaient besoin d’espaces de production et de diffusion de connaissances, et d’une plateforme de débat public.

Dr Gilles Yabi lors d’une conférence au Think Tank citoyen de l’Afrique de l’Ouest Wathi

Alain Boinet : Dans cette région du Sahel, le Mali, le Burkina Faso et le Niger sont confrontés à une dégradation générale et durable de la sécurité, selon vous quelles sont les raisons « macro » qui peuvent expliquer cette dégradation, dans trois pays proches ? Pourrait-elle aller en s’élargissant ? On assiste aujourd’hui à une fragmentation, une recomposition du monde sur le plan géopolitique, est-ce que vous pensez que ce qui se passe au Sahel est l’expression d’un processus mondial ou d’une situation spécifique unique ?

Gilles Yabi : C’est évidemment une question difficile. Il faut situer la crise sécuritaire au Sahel dans le temps et résister à la tentation de ne regarder que les évènements récents et de ne se focaliser que sur les dimensions géopolitiques (qui sont réelles et sur lesquelles je reviendrai). Je pense que dans les situations de ce type, il y a toujours une combinaison de facteurs qui expliquent la dégradation de la situation sécuritaire. Ce qu’il s’est passé, c’est une rencontre entre des pays qui connaissent des fragilités structurelles ancrées dans leur histoire (en particulier depuis leur création comme États indépendants dans leurs frontières actuelles) et la mondialisation dans tous ses aspects : à la fois comme porteuse d’opportunités que de menaces très importantes. La mondialisation, c’est notamment une circulation rapide des idées, des idéologies, des biens licites et illicites, y compris des armes et des moyens de la violence, des ressources financières. Il s’agit d’une rencontre entre des Etats et des sociétés engagés dans un processus de construction délicate et des facteurs extérieurs qui ont mis en lumière leur vulnérabilité.

On peut voir dans chaque pays cette combinaison de facteurs extérieurs et intérieurs et constater que des pays comme le Mali et le Niger ont connu des rébellions armées et des coups d’État militaires depuis des décennies. Dans le cas du Mali, la première rébellion touareg dans le nord du pays a commencé en 1963, trois ans seulement après l’indépendance. Il ne faut pas oublier que quand la crise actuelle commence en 2012 au Mali, elle ne commence pas avec des groupes qui se revendiquent du djihadisme armé mais avec le MNLA, le Mouvement national de libération de l’Azawad, qui revendique plutôt l’indépendance du nord du Mali. On retrouve dans l’agenda politique du MNLA des revendications très anciennes et dans les élites de ce mouvement des héritiers parfois directs des leaders touareg des rébellions précédentes. Il faut se rappeler de l’histoire, de ces quelques décennies post-indépendance, pour ne pas se concentrer seulement sur les évènements plus récents qui sont importants mais qui ne font que s’ajouter à des problèmes qui ne sont pas résolus depuis longtemps.

Alain Boinet : Ces crises, dans ces trois pays et au-delà, témoignent d’une dégradation de leur relation avec la France, comment en est-on arrivés là ?

Gilles Yabi : La question comporte également des éléments historiques et d’autres, plus récents, qui dépendent de l’action des dirigeants actuels français et de ces pays. On ne peut pas faire fi de la colonisation, des conditions de la décolonisation et de l’influence politique, militaire et économique que la France a maintenue dans la majorité de ses anciennes colonies d’Afrique de l’Ouest et du Centre après leurs indépendances respectives. Evidemment il y a énormément de variations entre les relations que la France a pu maintenir avec les différents pays de la région mais il est clair qu’il ne s’agit pas d’une « vieille histoire », d’un passé colonial et post-colonial qui n’aurait plus aucune importance et qui aurait cessé de produire des effets. Il est tout à fait normal qu’il y ait eu une volonté de changement des relations avec la France quand on estime qu’elles sont restées marquées par l’empreinte coloniale et une influence post-coloniale disproportionnée. C’est un premier élément qui est général et lié aux rapports historiques de domination. Il y a un deuxième élément qui concerne spécifiquement les pays du Sahel. La dégradation de la situation sécuritaire, notamment au Mali, a été la porte d’entrée à une nouvelle influence française forte dans un des pays où il n’y avait pas de présence militaire. Historiquement la France voulait maintenir des positions militaires dans un pays comme le Mali mais cela avait été rejeté par les autorités maliennes de l’époque. Il faut rappeler d’ailleurs que le Mali a, depuis son indépendance, entretenu des relations fortes avec l’Union soviétique, notamment sur le plan de la coopération militaire, et n’avait jamais été un des proches alliés de la France dans la région. A partir de la crise malienne en 2012, une demande d’intervention de la France a été formulée par le gouvernement de transition au Mali installé après un coup d’Etat.

La France est alors entrée en jeu, d’abord accueillie positivement par les populations maliennes. Une partie du territoire était en effet entre les mains des groupes rebelles. Si la situation sécuritaire s’était améliorée en une dizaine d’années grâce à la présence militaire française et à l’influence politique qui va avec, je pense qu’aujourd’hui nous serions dans une situation très différente. La France est intervenue militairement et a exercé une influence très importante sur le processus qui devait permettre la résolution de la crise au Mali. Les premiers résultats militaires ont été satisfaisants, mettant fin au contrôle du nord du pays par les groupes armés. On se souvient de la visite de François Hollande, quasiment triomphale. Mais ensuite la dégradation de la sécurité a été très rapide dans le centre du Mali puis progressivement dans les régions frontalières avec le Burkina Faso, le Niger et la Côte d’Ivoire. Le bilan des interventions sécuritaires internationales, portées par la France comme acteur majeur, dix ans après, n’est pas positif, même s’il y a bien sûr une grande part de responsabilité interne aussi. A partir de ce moment-là, on a eu un retournement de l’opinion politique au Mali, des acteurs politiques et militaires, qui ont eux-mêmes changé après deux coups d’Etat successifs. Un changement radical de la situation et de la perception du rôle de la France s’est opéré au Mali. Cela va impacter ensuite les opinions publiques au Niger et au Burkina Faso aussi, où la France a déployé l’opération Barkhane après l’opération Serval qui avait été un succès militaire ponctuel au Mali.

Combattants du MNLA à Kidal, 2013. © MINUSMA / Blagoje Grujic

Alain Boinet : Au Burkina Faso, aujourd’hui environ 40% du territoire échappe au contrôle de l’Etat. Des villes comme Djibo ou d’autres sont encerclées par des groupes armés qui pratiquent une stratégie d’asphyxie. La France a-t-elle des responsabilités dans la dégradation de cette situation ? Récemment le pouvoir en place a fait alliance avec la Russie sur de nombreux domaines : la sécurité, la culture, l’humanitaire et même le nucléaire. Comment comprendre ce renversement d’alliance ? Sur quoi tout cela peut-il déboucher ? Ces groupes armés qui contrôlent 40% du territoire ne cessent de progresser, quelle est la porte de sortie de cette situation ?

Gilles Yabi : Il est important de ne pas considérer les pays isolément pour comprendre ce qui se joue dans cette région. Le principal problème du Burkina Faso, au moins au début de la dégradation sécuritaire, est qu’il y ait eu des groupes armés à proximité de son territoire, du côté malien. Quand on analyse la dégradation de la situation sécuritaire dans ces pays, il y a des facteurs de fragilité que l’on retrouve dans une bonne partie des pays sahéliens et des pays côtiers. Cela ne débouche pas sur de la violence armée et sur une crise humanitaire s’il n’y a pas d’autres éléments qui viennent faire exploser la situation, en apportant notamment des moyens de violence importants. La proximité avec des groupes armés irréguliers qui peuvent passer d’un territoire national à un autre est un facteur essentiel. Il ne faut pas oublier que le Burkina Faso est un pays qui a connu énormément d’instabilité politique et de coups d’Etat dans son histoire, mais jamais de conflits armés engageant une partie de la population contre une autre ou contre l’État. La dégradation de la situation sécuritaire a été très brutale et est au départ très liée à la situation au Mali voisin. S’il n’y avait pas eu de groupes armés au Mali et d’expansion géographique de ces groupes vers le Niger et le Burkina Faso, je ne pense pas qu’on aurait eu une telle expansion de la violence armée. Cela ne veut pas dire que les facteurs de fragilité interne n’étaient pas importants au Burkina Faso et qu’ils n’ont pas joué un rôle. Blaise Compaoré, au pouvoir pendant presque 30 ans, avait été renversé par une insurrection populaire en 2014 et cela avait conduit à une désorganisation du secteur de la défense et de la sécurité, longtemps au service prioritaire de la protection du régime et pas de la sécurisation du territoire et des frontières. C’est un Burkina Faso désorganisé, divisé et en début de transition politique, qui a été facilement déstabilisé par la poussée des groupes armés installés au Mali avec des connexions avec des acteurs locaux du nord et de l’est du Burkina Faso qui avaient leurs propres raisons de contester l’État central. Je le redis : il ne faut pas isoler ce qu’il se passe dans un pays de ce qui se passe dans les pays voisins et il ne faut pas non plus négliger les facteurs de vulnérabilité internes, en particulier les sentiments de marginalisation politique, économique, sociale et culturelle des populations habitant dans des régions rurales qui ont très peu bénéficié de l’action des États pendant des décennies.

La prise de contrôle par des groupes armés de parties du territoire a eu lieu sous un pouvoir politique civil élu, à priori jouissant d’une légitimité démocratique, mais incapable de répondre à cette situation sécuritaire. Elle a été à la fois le prétexte mais aussi l’une des raisons fondamentales du premier coup d’Etat intervenu au Burkina Faso. On voit bien comment la situation sécuritaire créé de l’instabilité politique et dans le cas du Burkina Faso, amène au pouvoir un régime militaire. Ce régime estime être là pour confronter ces défis et être à même d’apporter une réponse sécuritaire efficace. Après le deuxième coup d’État, le message du régime du capitaine Ibrahim Traoré est clair : la priorité est la lutte contre le terrorisme, les moyens de l’État vont y être consacrés en priorité. La question est de savoir si cette stratégie produira des résultats. Je ne fais pas partie de ceux qui estiment que ces Etats n’ont pas besoin de renforcer leurs armées et leurs systèmes de sécurité de manière plus générale. Je pense que les Etats ont besoin d’avoir des capacités qui dissuadent quelque peu les groupes armés irréguliers, quels qu’ils soient. Le fait qu’il y ait eu un renforcement des effectifs et des achats d’armes ne pose pas de problème sur le principe. La question est de savoir s’il y a une stratégie au-delà des actions militaires contre les groupes armés. Et une approche militaire offensive qui ne distingue pas entre les éléments terroristes et les populations civiles des régions où opèrent les groupes pose un problème grave car ce n’est ni efficace, ni respectueux des droits humains et cela crée les conditions d’une fragilisation durable et profonde d’un pays comme le Burkina Faso. Je suis donc prudent et très réservé sur les choix qui sont faits par les autorités actuelles au Burkina Faso d’autant plus que ceux qui émettent des doutes et des critiques sont vite considérés comme étant des traîtres à la patrie. Au Burkina Faso comme ailleurs, je pense qu’il ne faut pas se priver d’une réflexion collective ouverte pour trouver les meilleures approches pour sortir progressivement d’une crise sécuritaire, politique, sociale et même morale profonde. La réponse militaire en fait partie mais elle ne saurait être « la solution ».

Kidal, 29 juillet 2013 – Vue aérienne de Kidal un jour après les élections. © MINUSMA, Blagoje Grujic

Alain Boinet : Dans le cadre du Mali, le pouvoir en place a demandé le départ de la force française Barkane puis celui de la mission des Nations Unies, ce qui n’est pas négligeable. Il vient de reprendre la ville de Kidal dont le contrôle lui avait échappé depuis une dizaine d’années, avec le concours du groupe russe Wagner. Est-ce un coup isolé ou un renversement de tendance ? Le colonel Assimi Goïta a dit « notre mission n’est pas achevée » et de son point de vue c’est une victoire d’avoir pris Kidal mais que va-t-il se passer après ? Les accords d’Alger existent-ils encore ?

Gilles Yabi : Même au Mali tout le monde se demande à quoi ressemblera l’après reconquête de Kidal. Il y a beaucoup d’annonces du gouvernement malien qui dit avoir pensé à l’après. On parle de déploiement de policiers, des représentations sécuritaires de l’Etat mais pas seulement, pour favoriser un retour à la normalité pour les populations. On est pour le moment encore dans l’action militaire et il serait étonnant qu’il n’y ait pas de réaction des groupes armés qui n’ont pas été neutralisés malgré les combats ponctuels avec les forces maliennes. On est dans une zone qui est très proche de la frontière avec l’Algérie et ces groupes ont une bonne connaissance de ces territoires, ils peuvent tenir un moment et revenir plus tard. C’est le scénario le plus probable, peut-être pas celui d’une reconquête face à l’armée malienne mais celui d’un harcèlement de ses positions. La question de Kidal nous ramène aussi au début de la crise au Mali et des rapports avec la France. Cette question s’est posée très vite lors de la reconquête des trois villes principales : Tombouctou, Gao et Kidal. Il y a eu un malentendu majeur entre la France et les autorités malienne car Kidal est restée sous le contrôle des groupes armés, puis des Nations Unies, mais les autorités maliennes n’avaient pu y accéder par décision de la France, ce qui n’a jamais été compris par les autorités et l’opinion publique au Mali.

C’est pour ces raisons que dans la relation avec la France, des éléments précis témoignent de malentendus initiaux quant aux objectifs des uns et des autres. Aujourd’hui, Kidal est une prise symbolique pour le gouvernement malien et repose la question de la dimension politique. Le renforcement militaire de l’armée malienne avec le soutien de forces russes lui a permis de reprendre Kidal. On peut critiquer le recours à des combattants étrangers apparentés à des mercenaires mais on ne peut pas critiquer le fait que l’Etat malien veuille reprendre le contrôle de l’intégralité de son territoire. Mais les autorités de Bamako doivent montrer qu’elles ont le souci de permettre une pacification durable de la région dans le respect de toutes les identités culturelles qui y sont représentées.

Alain Boinet : Après l’expérience de l’Etat Islamique en Irak et en Syrie, si on prend le cas du groupe de soutien à l’Islam aux musulmans et celui de l’Etat Islamique au Sahara, comment comprendre l’attrait que ces groupes peuvent avoir auprès de ceux qui s’y engagent, malgré les pertes qu’ils ont essuyées ? Qu’est-ce qui motive ces jeunes à risquer leur vie ?

Gilles Yabi : Le recrutement des combattants par les groupes armés est un sujet important qui n’est pas toujours abordé en se mettant à la place de ces personnes dans le contexte qui est celui de zones rurales. On oublie souvent de se demander ce qu’on ferait soi-même si les groupes armés débarquent un beau jour dans son village ou dans sa bourgade, en faisant bien comprendre qu’ils n’hésiteront pas à faire usage de leurs moyens d’infliger la mort avec leurs armes. Lorsqu’il n’y a pas dans la localité concernée de forces de sécurité étatiques qui peuvent protéger les populations en s’opposant aux groupes armés, les options sont très limitées pour ces populations. Elles peuvent essayer de fuir à leurs risques et périls. Ou elles ne peuvent que rester et s’adapter à la nouvelle situation, en se pliant aux conditions imposées par les groupes armés, qui deviennent les autorités de facto. Avant de se lancer dans des analyses complexes sur les raisons de l’engagement des jeunes et des moins jeunes dans les groupes armés djihadistes ou pas, je crois qu’il faut commencer par imaginer la situation concrète dans laquelle se retrouvent des populations qui vivaient à peu près tranquillement d’agriculture, d’élevage, de petites activités commerciales, avec une présence très limitée de l’État et un accès quasi inexistant à des services publics, y compris celui de la fourniture de sécurité. On peut trop facilement considérer des populations comme des complices des groupes armés alors qu’elles sont contraintes de composer avec la réalité qui s’impose à elles, et de composer avec ces groupes en s’intégrant dans leur système économique et logistique.

Des personnes déplacées au Burkina Faso ont trouvé refuge dans un camp de la ville de Pissila au Nord Est du pays. © PAM/Marwa Awad

D’autres facteurs explicatifs du recrutement des groupes armés au Sahel ont été clairement mis en évidence par des études de terrain très intéressantes. L’Institut d’études de sécurité (Institute for Security Studies), par exemple, a interrogé beaucoup d’anciens combattants qui ont été arrêtés et détenus dans des prisons des pays du Sahel. Écouter leurs récits permet de comprendre la diversité des raisons pour lesquelles ces jeunes se retrouvent dans ces groupes. Il y a notamment des logiques de protection. Des personnes adhèrent à un groupe armé pas par conviction idéologique mais parce qu’elles trouvent dans cette adhésion et dans l’accès à des armes et à une formation à leur usage le moyen de se protéger, de protéger leurs familles et leurs biens, ce qui est particulièrement frai pour des éleveurs victimes de vol de bétail par des bandits. Les groupes armés savent se poser en protecteurs de communautés marginalisées et menacées par d’autres communautés ou par les représentants locaux de l’État souvent accusés aussi de prédation. Les travaux de recherche confirment aussi que les conditions économiques très précaires dans les zones rurales dans ces régions rendent les jeunes disponibles pour le recrutement par des groupes qui leur offrent une occupation, un emploi, de l’argent, des motos, la possibilité d’avoir un statut social, de donner un sens à sa vie en faisant partie d’un groupe qui dit proposer une rupture radicale de l’ordre social et politique existant. Dans des contextes locaux où il y a eu trop peu de signes d’une action bienveillante des États centraux pendant des décennies, où les enfants devenus des jeunes adultes ont bénéficié de peu ou de pas d’années d’éducation et d’encadrement social leur donnant des perspectives de connaître une vie meilleure à celle de leurs parents, où les populations se sont essentiellement toujours débrouillées elles-mêmes pour leur survie, ce n’est pas très surprenant que les groupes armés n’aient pas beaucoup de mal à recruter.

Alain Boinet : Certains observateurs parlent d’une propagation de ces groupes armés dans les pays de la région du Golfe de Guinée. Pensez-vous qu’il existe une dynamique réelle de propagation à venir ?

Gilles Yabi : L’inquiétude est légitime. Factuellement il y a déjà une dégradation sécuritaire dans le nord des pays côtiers du Golfe de Guinée qui justifie cette inquiétude. Il y a quelques années il n’y avait pas d’attaques de type terroriste en Côte d’Ivoire, au Togo, au Ghana ou au Bénin. Depuis 2-3 ans, davantage en Côte d’Ivoire, il y a eu des attaques au nord du Bénin et du Togo. Ces faits témoignent d’une augmentation des activités de ces groupes dans ces pays. Oui, cela peut se poursuivre. Les pays concernés et les acteurs internationaux ont déjà réalisé qu’il faut renforcer la résilience de ces pays à l’expansion des attaques des groupes armés. Cela se lie à mon propos précédent : dès lors que des groupes armés irréguliers (d’obédience djihadiste ou non) sont à proximité d’un territoire, il y a un danger d’expansion. C’est ce qu’il se passe.

Cependant, la configuration socio-économique, religieuse, la force relative des institutions politiques et le degré de présence des Etats sont des facteurs importants qui varient d’un pays à l’autre. Je pense que de manière générale, les pays du Golfe de Guinée sont moins exposés que ceux du Sahel. Rien que du fait de la taille de leur territoire. La capacité de l’État à suivre les évènements sur le territoire togolais ou sur celui du Bénin est plus forte que celle du Mali ou du Niger de contrôler ou d’être présent sur leurs territoires respectifs. Un autre élément important est la capacité économique. La Côte d’Ivoire a subi des attaques terroristes à Grand-Bassam, en bord de mer et loin du Sahel et aussi dans le nord de son territoire, mais elle a été capable de déployer plus de forces de sécurité bien équipées et formées et d’initier des programmes de développement socio-économique dans les régions du nord du pays. Tout cela joue sur la capacité des pays du Golfe de Guinée à faire face à l’expansion des groupes armés à leurs frontières.

Alain Boinet : Il y a eu cette succession de coups d’Etat au Mali, au Burkina Faso, au Niger, on peut aussi penser au Tchad… Nous sommes dans des périodes de transition. Allons-nous revenir, comme cela a été promis, à des élections, à une gouvernance démocratique ? Ou partons-nous vers des périodes de transitions sans fin, justifiées par la situation sécuritaire ?

Gilles Yabi : Il va être difficile pour les gouvernements militaro-civils de transition en place de se maintenir pendant de nombreuses années sans élections. Il va certainement y avoir une extension des périodes de transition annoncées initialement, nous sommes déjà dans ce cas. Mais aucun des dirigeants actuels au Sahel ne déclare qu’il n’y aura pas d’élections et ne propose de changer totalement de forme de gouvernement et de renoncer aux élections. Tous parlent de nouvelle Constitution démocratique.

Au Mali, une nouvelle Constitution a déjà été soumise à référendum et adoptée, avec des principes et des valeurs démocratiques. Au Burkina Faso, même si le dirigeant actuel est plus explicite dans son choix de considérer la sécurité comme la priorité bien avant l’organisation d’élections, le projet est aussi d’avoir une nouvelle Constitution. Au Niger, la situation est encore très incertaine car il n’y a pas encore de dispositif de transition accepté par l’organisation régionale. Les situations sont différentes mais il n’y a nulle part un discours articulé qui remette en cause le choix d’avoir un régime démocratique avec des élections. Est-ce que la sortie de cette transition signifie qu’on va arriver à une gouvernance civile démocratique ? Evidemment c’est une autre question, mais nous sommes obligés de rappeler aussi que les conditions favorables aux coups d’État ont été créées par la gouvernance politique et économique sous des pouvoirs civils. On ne peut pas faire comme si les régimes formellement démocratiques qu’on avait dans ces pays produisaient des résultats qui correspondent à ce qu’on attend de régimes démocratiques.

Alain Boinet : D’après les statistiques en 2022, il y a 1 milliard 427 millions d’habitants en Afrique, 2 milliards 485 millions sont attendus en 2050, en moins de 28 ans le continent va gagner un milliard d’habitants. Si on prend le cas du Niger, il va passer de 26 millions d’habitants à 67, le Mali de 22 à 47, la même augmentation se retrouve aussi au Burkina, au Sénégal, au Tchad, en Côte d’Ivoire, au Ghana… C’est une véritable révolution démographique, que l’humanité n’a jamais connue nulle part dans de telles proportions et sur des temps aussi courts. C’est un défi colossal, la plupart des pays sont-ils en mesure de préparer le choc ? Il faut chaque année plus d’écoles, de structures, d’emplois… Comment la question est-elle appréhendée ? Fait-elle partie du débat public ou les problèmes immédiats prennent-ils toute la place ?

Gilles Yabi : La question démographique est centrale, elle est de plus en plus présente dans le débat public. Est-ce que les dirigeants actuels prennent la mesure des implications du rythme de croissance démographique et des changements que cela doit induire dans les politiques publiques et les investissements ? Je ne pense pas que ce soit vraiment le cas. La principale raison est liée au court-termisme induit par le système politique organisé autour des élections. Ce n’est pas spécifique au contexte des pays africains, mais les conséquences sont plus graves en Afrique compte tenu de l’ampleur des défis qui relèvent d’engagements et d’efforts sur le moyen et le long terme. Les acteurs politiques au plus haut niveau – et leurs entourages – sont obnubilés par leur maintien au pouvoir et donc par les élections à venir. Il n’y a pas d’intérêt politique évident à mettre l’accent sur les questions démographiques et sur les ajustements nécessaires en termes d’allocation de ressources. En tant que think tank citoyen, nous essayons de mettre sur la table ces questions pour forcer les acteurs politiques et l’ensemble de nos sociétés à penser à ce qu’il faut faire maintenant pour avoir des résultats concrets et notables dans dix, vingt et trente ans, et pas seulement avant la prochaine élection. Nous pensons à Wathi qu’il faut innover en matière institutionnelle et concevoir des institutions spécifiquement dédiées aux priorités de long terme à côté des institutions politiques traditionnelles issues des élections à différents niveaux.

Il faut aussi garder à l’esprit que la croissance démographique en Afrique induit un tournant historique favorable au continent.  L’Afrique compte et comptera de plus en plus sur la scène mondiale au cours des prochaines décennies. Et c’est un tournant positif pour un continent qui a été dominé, marginalisé et il faut le dire – particulièrement exploité – depuis deux siècles. La jeunesse de la population du continent par rapport à la tendance au vieillissement presque partout ailleurs implique que la majorité de la croissance de la main d’œuvre mondiale au cours des prochaines décennies viendra du continent. De fait, le continent africain va devenir le principal moteur de la création de valeur. Il ne faut donc pas voir seulement l’immensité des défis résultant de la jeunesse et de la croissance démographique dans les pays africains, sans d’ailleurs perdre de vue les différences au sein même du continent. Les caractéristiques de la population africaine sont aussi un puissant facteur de dynamisme et de créativité pour toute la planète. Il ne faut évidemment pas négliger les effets des changements climatiques et l’ensemble des menaces qui pèsent sur le continent africain. On devrait être capable d’échapper à toute vision simpliste qui consisterait à voir dans la démographie africaine soit une menace de catastrophe majeure pour le continent et pour la planète, soit la garantie d’un avenir radieux pour les populations africaines.

Alain Boinet : Vos propos rejoignent ceux de Jean-Michel Sévérino, ancien directeur de l’Agence Française de Développement. Dans un récent entretien il indique que la croissance démographique est à long terme un facteur de croissance indéniable, mais un problème à court terme surtout dans le cadre post-covid, avec l’impact de la guerre en Ukraine et du choc financier que représente la hausse des taux d’intérêts. Il dit que la croissance de l’Afrique passe par la création d’entreprises en s’appuyant sur des exemples comme ceux du Sénégal et de la Cote d’Ivoire qui ont des rythmes de croissance de 7 à 8%. C’est ce qu’il faudrait selon lui. Il a d’ailleurs créé une société d’investissement et de soutien aux PME en Afrique, pensant que c’est un facteur majeur de la solution à bien des problèmes dont nous avons parlé précédemment. Qu’en pensez-vous ?

Gilles Yabi : Je suis d’accord avec lui. J’ai fait des études d’économie du développement et j’ai eu l’occasion pendant ces années-là d’écouter à plusieurs reprises Jean-Michel Sévérino. Il avait déjà une vision nuancée et réaliste des trajectoires africaines assez différente de celle de nombreux acteurs du monde du développement en France. Je connais aussi l’activité de Sévérino qui a ensuite créé le fonds Investisseurs et Partenaires qui accompagne la croissance de nombreuses entreprises sur le continent. Dans le cadre des nombreuses discussions que nous organisons à Wathi, nous avons organisé récemment, à l’occasion de la semaine mondiale de l’entrepreneuriat, le fondateur de Jokkolabs, un des pionniers de l’entrepreneuriat social qui met en avant l’esprit de coopération dans l’écosystème de l’entrepreneuriat. La création d’entreprises est un axe fondamental de croissance économique dans les pays africains, mais au-delà de la croissance, c’est un moteur de la transformation économique, sociale et même politique.

Ecole à Nankorola. ©UNICEF/UNI367892/Keita

Je pense qu’on n’a pas seulement besoin de croissance économique, dans le sens de ce qu’on mesure traditionnellement en sciences économiques. Maintenant qu’on a pris conscience des effets de l’activité économique humaine intensive sur l’état de la planète, on ne devrait pas avoir comme objectif primordial la maximisation de la croissance économique à court terme mais plutôt l’amélioration des conditions de vie des populations actuelles et futures en tenant compte de la préservation de notre planète, en respectant davantage la fabuleuse nature qui est à la source de toute notre activité.

Le soutien à la création et au développement d’entreprises est important mais une contrainte fondamentale est celle de la disponibilité de ressources humaines bien formées, et cela nous amène à la question des systèmes d’éducation et de formation. On retrouve le besoin de maintenir l’attention sur des enjeux qui ne relèvent pas seulement du court terme. Nous considérons à Wathi le sujet de l’éducation dans le sens le plus large du terme comme une priorité parmi les priorités. Nous allons y consacrer beaucoup de débats au cours de l’année 2024.

Alain Boinet : Comment souhaitez-vous conclure sur l’ensemble de ces projections ?

Gilles Yabi : J’aimerais rappeler l’importance du débat public sérieux, modéré, constructif sur les questions nombreuses d’intérêt général, en Afrique comme ailleurs dans le monde. Personne ne détient une intelligence supérieure permettant de trouver les solutions et les approches les plus appropriées dans le monde complexe et interconnecté qui est le nôtre. Dans ma partie du monde, en Afrique de l’Ouest particulièrement, on ne peut pas se permettre de céder à la tentation de la résignation en observant les développements sécuritaires et politiques inquiétants. Nous n’oublions pas que nous ne sommes pas les seuls à faire face à des situations difficiles, à la violence, à la guerre, à la pauvreté, à la montée des inégalités, à des signes d’effritement des liens sociaux. C’est peut-être de l’Afrique que peut venir une autre vision de l’économie, du progrès d’une société. Dans un contexte de conflits qui se multiplient, de violences qui se banalisent, il est extrêmement important de garder confiance en l’avenir et en notre capacité collective à le façonner.

Alain Boinet : Merci Gilles pour ce grand tour d’horizon qui se termine par une note positive que nous partageons !

 

3 questions et 3 réponses avec Gilles Yabi : 

 

 

Gilles Yabi

Fondateur et Président du think tank citoyen de l’Afrique de l’Ouest (WATHI) Ancien Directeur du projet Afrique de l’Ouest de l’International Crisis Group.

Gilles Olakounlé Yabi est le fondateur et le président du think tank citoyen de l’Afrique de l’Ouest (WATHI). Gilles Yabi a travaillé comme analyste politique principal puis comme directeur du Bureau Afrique de l’Ouest de l’International Crisis Group, une organisation internationale non gouvernementale qui œuvre pour la prévention et la résolution des conflits armés. Il a dirigé et coordonné la recherche, la formulation des recommandations, le plaidoyer et la communication de Crisis Group dans la région et particulièrement sur la Côte d’Ivoire, la Guinée, la Guinée Bissau, le Nigeria et le Mali. Titulaire d’un doctorat en économie du développement de l’université de Clermont-Ferrand (France), Gilles a également été journaliste à l’hebdomadaire Jeune Afrique. Dr Yabi est l’auteur de plusieurs publications sur les questions politiques et économiques africaines. Il anime la chronique hebdomadaire « Ça fait débat avec WATHI » diffusée sur Radio France Internationale (RFI). Gilles Yabi est aussi chercheur non résident au Programme Afrique de Carnegie Endowment for International Peace, think tank basé à Washington DC aux États-Unis.

 

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