Bombardement sur les civils à Gaza : le droit international doit être notre seule boussole

Une tribune de Jean-Pierre Delomier

Le 21 février dernier, je me suis rendu à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza. Dans cette ville palestinienne, à la frontière commune avec l’Egypte, près d’un million cinq cent mille personnes ont fui les bombardements et se retrouvent piégées. Si la possibilité d’une trêve est ici et là évoquée, les bombes, larguées quotidiennement dans la zone, additionnées au manque d’accès à une aide humanitaire, plongent les civils dans une situation de dénuement absolu.

 

Une tragédie humanitaire en cours  

La population de Rafah est désormais multipliée par six. Des tentes sont dressées à chaque coin de rue. En ville, les centres d’hébergement collectifs débordent. Il n’y a pas un mètre carré, pas un trottoir, pas un balcon ou une cour d’école qui ne soient occupés également par des familles déplacées, réfugiées partout où la place est disponible. Dans chaque regard, on décèle aisément le poids des souffrances endurées. Toutes et tous sont épuisés, désespérés, traumatisés. Ils ont besoin de tout : de nourriture, d’eau, d’abris, alors que les camions d’aide humanitaire sont bloqués à la frontière pourtant si proche. La tension est palpable dans cette ville où règne une atmosphère de chaos.

Il n’y a aucun endroit sûr, et l’aide humanitaire arrive au compte-gouttes. Les largages aériens ou le corridor maritime ne sont pas suffisants. Les blocages dans l’acheminement de l’aide humanitaire qui se situe juste là, de l’autre côté de la frontière sont inacceptables et doivent être levés.

Le schéma de dommages entrainé par la violence des armes explosives

Pourtant engagé de longue date sur des terrains d’action d’urgence, je suis ébranlé par ce que j’ai vu. Gaza est l’une des zones les plus densément peuplées au monde et les bombes pleuvent sans discontinuer depuis 5 mois. Quand les armes explosives sont utilisées en zones peuplées, 90 % des victimes sont des civils : la population est tuée, mutilée, traumatisée. Des infrastructures essentielles, telles que les hôpitaux ou les écoles sont détruites, ce qui a d’ores et déjà un impact durable, car ces services sont désormais indisponibles et le resteront pendant longtemps. Même après la fin des combats, les bombardements et les pilonnages laisseront derrière eux des zones fortement contaminées par les restes explosifs, représentant une grave menace sur le long terme. Des opérations de dépollution déminage longues et complexes seront nécessaires afin de permettre toute reconstruction. Les conséquences de l’usage des engins explosifs sont encore visibles dans de nombreux pays dans le monde. A titre d’exemple, près de 30 ans après la fin du conflit en Bosnie, le pays est toujours contaminé par les mines et les restes explosifs de guerre. 50 ans après la fin de la guerre du Vietnam, les opérations de déminage sont toujours en cours au Cambodge et au Laos.

Ce que nous observons à Gaza correspond au schéma habituel des dévastations causées par les bombardements urbains, schéma que Handicap International (HI) a observé et documenté depuis des années : des déplacements massifs de population, des destructions des infrastructures civiles essentielles et des logements, des neutralisations des surfaces agricoles et moyens de subsistance, et bien sûr les morts et les blessés.

Ici, les conséquences sont sans comparaison. L’impact humanitaire de ces cinq derniers mois est sans précédent, car les bombardements, très intenses, pleuvent sans s’arrêter sur une bande de 40 km de long, peuplée par près de 2 millions d’habitants.

Le Droit International Humanitaire comme seule boussole

Si ce schéma de dommages est tristement prévisible, un nouvel extrême a été atteint à Gaza. Cinq mois après l’attaque du 7 Octobre perpétrée par le Hamas, au cours de laquelle 1 200 israéliens ont été tués et 240 personnes prises en otages, le bilan dans la bande de Gaza s’élève à 30 000 morts et près de 70 000 blessés. La moitié des bâtiments des cinq provinces gazaouies sont détruits ou endommagés, après que 45,000 bombes ont été larguées jusqu’à la mi-janvier. Tout le territoire est rendu extrêmement dangereux par les bombardements et attaques constantes et par la contamination par les restes explosifs de guerre. Les villes sont en ruine et 1,7 millions de personnes sont déplacées.

HI est engagée de longue date pour protéger les civils contre les armes explosives, qu’il s’agisse de mines, de sous-munitions ou de bombardements urbains. L’association appelle ainsi à l’arrêt des bombardements à Gaza, l’effet indiscriminé des armes explosives étant systématique sur les civils quand celles-ci sont utilisées dans des zones peuplées. Ces effets dévastateurs ont été reconnus par 84 Etats qui ont adopté, en novembre 2022, une Déclaration Politique contre les bombardements en zones peuplées. Cette déclaration s’inscrit dans le cadre du Droit International Humanitaire. Il est en cohérence avec le soutien de HI à l’appel au cessez-le-feu et à la libération de tous les otages et personnes détenues illégalement. Seul un cessez-le-feu peut permettre de répondre à l’immensité et l’urgence des besoins avec un accès rapide et sans entrave sur l’ensemble de la bande de Gaza.

 

Jean-Pierre Delomier

Directeur adjoint des opérations pour Handicap International

 

Tribune publiée dans Le Monde le 21 mars 2024.

Arménie : Interview exclusive avec Olivier Decottignies

Ambassadeur de France.

Alain Boinet : Monsieur l’ambassadeur, merci de répondre à nos questions pour la revue en ligne Défis Humanitaires. Vous êtes ambassadeur de France à Erevan en Arménie. Ma première question porte sur Missak et Mélinée Manouchian qui sont entrés au Panthéon le 21 février. C’est un symbole fort pour saluer la mémoire d’un résistant qui s’est battu avec ses camarades pour notre pays durant la guerre et qui l’ont payé de leur vie. Quelle est la signification de cet événement ?

Olivier Decottignies : Merci beaucoup. C’est d’abord un événement français, un événement républicain, une commémoration nationale. Mais c’est aussi un événement franco-arménien dans la mesure où le chef de ce groupe de résistants étrangers, qui sont honorés au Panthéon, était un Arménien. Missak Manouchian était un survivant du génocide de 1915, il a connu enfant les orphelinats du Liban, puis il est arrivé en France à l’âge adulte. C’est donc une personnalité aux multiples facettes, à la fois Arménien, militant communiste, bénévole dans les organisations caritatives arméniennes, résistant, poète, ouvrier. A travers lui et son épouse Mélinée, qui était membre également de son réseau et qui repose à ses côtés au Panthéon, c’est tout le groupe Manouchian dans son ensemble qui est honoré. Un groupe dans lequel il n’y avait pas que des Arméniens – il comptait des Italiens, des Hongrois, des Polonais, des Espagnols… Nombre d’entre eux étaient juifs. C’est la contribution à la Résistance de tous ces étrangers morts pour la France qui se voit reconnue.

Alain Boinet : Le premier ministre arménien, Nikol Pachinian, a proposé à la fin du mois de janvier à l’Azerbaïdjan de signer un pacte de non-agression qui anticiperait un traité de paix global. Le 13 février, 4 soldats arméniens ont été tués par des tirs azéris dans la province du Syunik. Le Président Ilham Aliyev fait régulièrement des déclarations belliqueuses. Comment comprendre cette attitude et que faire pour préserver la paix dans le Caucase du Sud ?

Olivier Decottignies : La situation qui prévaut entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan est toujours une situation de conflit armé, puisque l’on parle de négocier un traité de paix. Ce conflit donne lieu régulièrement à des incidents le long des lignes de contact militaire. Du reste, ces lignes de contact ne correspondent pas partout au tracé de la frontière proprement dite, puisque l’Azerbaïdjan occupe militairement, depuis ses offensives de mai 2021 et septembre 2022, des pans entiers du territoire souverain de l’Arménie. Il y a des négociations qui ont été engagées dans différents formats. Ces négociations aujourd’hui ne connaissent plus de progrès substantiels et c’est ce qui explique les préoccupations, non seulement des autorités arméniennes, de la France, mais de tous ceux qui travaillent pour la paix. Les déclarations du Président Aliyev auxquelles vous faites référence contribuent évidemment à cette inquiétude.

Ville de Meghri, dans la province du Syunik, au sud de l’Arménie aux frontières de l’Iran, de l’Azerbaïdjan et du Nakhitchevan. © Alain Boinet

Alain Boinet : Un des motifs évoqués par l’Azerbaïdjan, c’est le passage entre son territoire, à l’est, et le Nakhitchevan, à l’ouest, qui est azéri et qui est séparé en quelque sorte par l’Arménie et sa province du Syunik. Pour les Arméniens, quelle est la solution pour permettre le passage entre ces deux parties de l’Azerbaïdjan ? Et pourquoi cela ne se fait-il pas ?

Olivier Decottignies : La proposition que font les Arméniens, non seulement à l’Azerbaïdjan mais à l’ensemble des États de la région, c’est de trouver un régime de circulation, que les Arméniens ont baptisé les « carrefours de paix. » C’est une initiative qui a été lancée au mois d’octobre dernier par le Premier ministre arménien, depuis la Géorgie. Elle ne concerne pas que l’Azerbaïdjan et l’Arménie, mais vise à intégrer l’ensemble des États voisins, en facilitant les circulations dans la région sous certaines conditions : la liberté, la réciprocité, l’égalité de ces États et le respect de leur souveraineté. C’est une formule qui a le mérite de pouvoir réunir l’ensemble des États de la région autour d’intérêts communs et de principes clairs. Cette formule a le soutien de la France.

Alain Boinet : Alors, pourquoi cela ne se fait-il pas ?

Olivier Decottignies : Les discussions comportent plusieurs volets. Dont un volet qui est essentiel, quand on veut être en paix avec son voisin, qui consiste à déterminer où commence un pays et où finit l’autre. La délimitation de la frontière ne fait pas l’objet d’un accord entre les deux États, non seulement sur le tracé, mais sur la méthode, et en particulier sur les références qui seraient utilisées. Le principe clé, c’est celui de la déclaration d’Alma-Ata, qui prévoit que les frontières des États issus de l’Union soviétique correspondent aux limites administratives des anciennes républiques soviétiques. C’est un principe qui engage à la fois l’Arménie et l’Azerbaïdjan, que les deux Etats ont réitéré à Prague en octobre 2022, grâce à la médiation du Président Emmanuel Macron. Ensuite, pour procéder au tracé, il faut un référentiel. Ce référentiel est fourni par les cartes de l’époque soviétique. Il n’y a pas aujourd’hui d’accord complet entre les parties sur le jeu de cartes sur lequel il faudrait se fonder.

Alain Boinet : Est-ce que l’Arménie est d’accord avec ce jeu de cartes ? Avec les frontières telles qu’elles ont été définies à l’époque ?

Olivier Decottignies : L’Arménie adhère aux principes d’Alma-Ata. Mais ces principes ne s’imposent pas qu’à l’Arménie, ils s’imposent aussi à l’Azerbaïdjan comme à l’ensemble des états post soviétiques qui ont souscrit à cette règle au moment de l’éclatement de l’Union soviétique. On parle d’une époque où les limites administratives existaient, mais n’avaient pas plus de manifestation physique que les limites entre départements ou régions françaises.

Alain Boinet : Les pays voisins de l’Arménie sont donc la Russie, l’Azerbaïdjan, la Turquie, l’Iran, la Géorgie. Quelle est l’attitude de ces pays dans cette situation du Caucase du Sud, dans cette tension que vous évoquiez à l’instant ? Quelle est leur position par rapport à l’Arménie ? Que peuvent faire des pays plus lointains comme la France, les pays membres et l’Union européenne, l’Inde, la Grèce, les États-Unis, l’Inde qui se sentent aussi concernés par les enjeux dans cette région ?

Olivier Decottignies : Il m’est difficile de m’exprimer au nom de ces pays que je ne représente pas. En revanche, j’ai un dialogue régulier avec les autorités arméniennes et je peux essayer de vous expliquer la situation qui est la leur.

L’Arménie a constaté à plusieurs reprises, en particulier en mai 2021 et en septembre 2022, que la garantie de sécurité que lui apportait historiquement la Russie, et qui engage en principe la Russie dans le cadre de l’Organisation du traité de sécurité collective (ndlr OTSC), n’avait pas joué. Elle s’est rendu compte aussi en 2023 que les forces de paix russes qui avaient été déployées au Haut-Karabakh dans le cadre de l’accord de cessez-le-feu de 2020, conclu sous l’égide de la Russie, étaient restées l’arme au pied quand l’offensive azerbaïdjanaise s’est déclenchée contre le Haut-Karabagh.

De fait, les soldats russes ne sont sortis de leur caserne que quand il s’est agi de désarmer les forces du Haut-Karabakh, comme le prévoyait l’accord de cessez-le-feu que les autorités de fait avaient conclu avec le gouvernement azerbaïdjanais. Il y a donc eu une offensive azerbaïdjanaise contre le Haut-Karabakh, conduite avec le soutien de la Turquie, mais aussi avec la complicité de la Russie, et qui a abouti au départ massif et forcé de la quasi-totalité des Arméniens de ce territoire – plus de 100 000 personnes – qui sont réfugiés en Arménie.

Signature d’accords de défense les 22 et 23 février à Erevan entre les ministres de la défense, Sébastien Lecornu et Souren Papikian. © Olivier Decottignies

Dès lors, l’Arménie cherche à diversifier ses partenariats dans le domaine de la sécurité. Elle se tourne pour cela vers des États plus lointains, comme la France, avec qui se développe une relation de défense, que nous assumons, en matière d’équipements, de formation et de conseil. Et la France, en faisant le choix de cette relation de défense avec l’Arménie, a brisé un tabou, puisqu’elle est le premier pays de l’OTAN à fournir des équipements de défense à l’Arménie, qui reste membre de l’Organisation du traité de sécurité collective. Dans le même esprit, les Arméniens se tournent aussi vers l’Inde. Et après le ministre français des Armées le 23 février, le ministre grec de la Défense s’est rendu en Arménie le 4 mars.

Dans un autre registre, il ne faut pas oublier l’Iran, qui est un voisin important pour l’Arménie, dans la mesure où Téhéran a réaffirmé, à de nombreuses reprises, sa préoccupation que la frontière arméno-iranienne au sud de l’Arménie ne soit pas contrôlée par un autre État que l’Arménie.

Alain Boinet : Le président de la République, Emmanuel Macron, a récemment déclaré que la France avait une relation d’amitié avec l’Arménie. Les observateurs ont compris qu’il y avait là une évolution, l’affirmation d’une relation particulière. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Olivier Decottignies : La proximité n’est pas nouvelle, elle est le fait d’une longue histoire partagée, entre les deux États, mais aussi entre les deux peuples. Aujourd’hui, il y a surtout une ligne très claire, qui est celle du Président de la République : c’est que le soutien de la France à l’Arménie, est inconditionnel, entier et constant. C’est cette ligne qu’avec mon équipe à Erevan, sous l’autorité du ministre de l’Europe et des affaires étrangères et avec le soutien de l’ensemble des services de l’Etat concernés, nous mettons en œuvre.

Alain Boinet : Cela ne crée-t-il pas des obligations dans la situation actuelle ?

Olivier Decottignies : Cette position de la France n’est pas déclaratoire : elle se traduit en actes. Dans le domaine humanitaire, la France a été au rendez-vous de l’exil massif de 100 000 Arméniens du Haut-Karabakh avec une aide humanitaire qui a été portée à 29 millions d’euros pour l’année 2023, c’est-à-dire plus que n’importe quel autre bailleur bilatéral. La France a été la première à envoyer une aide médicale d’urgence en Arménie, la première à évacuer vers les hôpitaux français des blessés lourds et des grands brûlés du Haut-Karabakh. La France a été au rendez-vous au plan politique également. Elle a saisi à trois reprises le Conseil de sécurité de la situation au Haut-Karabakh. Au niveau européen elle a poussé des mesures qui ont été adoptées par le Conseil des Affaires étrangères du mois de novembre dernier : d’une part, le renforcement de la mission d’observation européenne, dont les effectifs vont doubler ; et d’autre part, l’ouverture de discussions pour que l’Arménie puisse avoir accès à la Facilité européenne de paix. Enfin, la France a été au rendez-vous sur le plan bilatéral, y compris, on l’a dit, s’agissant de la relation de défense.

L’ambassadeur avec une délégation militaire française en Arménie. © Olivier Decottignies

Alain Boinet : Dans cette situation de tension, voire de dérapage possible dont le Premier ministre arménien Nikol Pachinian parlait récemment à la télévision arménienne, que peut-on attendre de l’Union européenne, mais aussi des Nations unies et d’autres pays afin de chercher à éviter le risque d’un conflit possible ?

Olivier Decottignies : Tous les États membres des Nations Unies sont, en principe, engagés en faveur du respect, de la souveraineté et de l’intégrité territoriale des autres membres. C’est donc ce que l’on est en droit d’attendre de tout État. Il y a évidemment des responsabilités spéciales qui sont celles des États membres du Conseil de sécurité, dont la France fait partie.

L’Arménie souhaite se rapprocher de l’Union européenne. Le Premier ministre Nikol Pachinian l’a dit devant le Parlement européen, le 17 octobre dernier : l’Arménie est prête à développer sa relation avec l’Union européenne jusqu’où l’Union européenne est prête à aller. L’Arménie a salué la perspective d’adhésion à l’Union qui a été ouverte pour la Géorgie il y a quelques semaines. Elle a également tenu un conseil de coopération avec l’Union européenne.

La mission d’observation de l’Union européenne est un très bon exemple de ce que l’Union européenne peut faire d’efficace et de concret. Pour m’être rendu sur le terrain, en patrouille avec la mission, j’ai pu constater que les observateurs européens sont accueillis chaleureusement, qu’on les salue amicalement dans les villages et au bord des routes, que leur présence rassure. Ils sont la preuve, pour ces populations vulnérable et isolées qui vivent dans les zones de contact militaire, qu’elles ne sont pas oubliées du monde. Au-delà de ce rôle de réassurance, il y a, du fait de la présence de cette mission d’observation, la possibilité d’une information impartiale de la communauté internationale, ce qui est fondamental dans une crise de cette nature. Elle contribue à dissiper le brouillard de guerre.

Alain Boinet : Peut-on imaginer que dans le contexte actuel, cette mission soit plus particulièrement mobilisée dans la région du Syunik qui semble plus particulièrement menacée ?

Olivier Decottignies : Le mandat de la mission couvre l’ensemble du territoire arménien. Elle a donc la possibilité de se rendre partout. Ses patrouilles concernent de manière prioritaire les zones frontalières et les zones de contact militaire. La montée en puissance de la mission vise à avoir les effectifs suffisants pour multiplier les patrouilles et le Syunik fait évidemment partie des zones prioritaires dans ce cadre-là.

Alain Boinet : Pensez-vous que l’actuelle fragmentation du monde illustrée par la guerre en Ukraine, le Sahel ou le détroit de TaÏwan est un moment favorable que l’Azerbaïdjan pourrait exploiter en tentant un coup de force militaire contre l’Arménie, pays membre de la communauté internationale représenté aux Nations Unies.

Olivier Decottignies : Je ne sais pas ce que sont les intentions des autorités azerbaïdjanaises et je n’ai pas de contact avec elles. Mais ce que je constate, c’est que dans cet environnement international fragmenté, dégradé que vous décrivez, il y a eu au cours des dernières années plusieurs épisodes militaires mettant aux prises l’Azerbaïdjan et l’Arménie, ou l’Azerbaïdjan et la région du Haut-Karabakh, et qu’à chaque fois, l’Azerbaïdjan a pris l’initiative.

Olivier Decottignies lors d’une réunion sur l’aide humanitaire pour l’Arménie avec des membres du Centre de Crise et de Soutien du ministère de l’Europe et des affaires étrangères. © Olivier Decottignies

Alain Boinet : Les 19 et 20 septembre dernier une offensive militaire de l’Azerbaïdjan a chassé 100 000 Arméniens de leur territoire ancestral du Haut-Karabagh ou Artsakh situé en Azerbaïdjan. Comment ont-ils été accueillis en Arménie ? Quelle est actuellement leur situation ? Et quelle aide la France apporte-t-elle à ces réfugiés ?

Olivier Decottignies : 100 000 personnes forcées de quitter leur foyer en moins d’une semaine, ça n’est pas rien. Compte tenu de l’ampleur de ce mouvement de population, la réponse arménienne, avec l’appui de la communauté internationale et notamment l’appui de la France, a été satisfaisante. On n’a pas, en particulier, vu se former des camps de réfugiés. Des solutions d’hébergement ont pu être trouvées, chez des particuliers volontaires, chez des proches, mais aussi dans des hébergements réquisitionnés par l’État, qu’il s’agisse d’hôtels, de gymnases ou d’écoles. La réponse immédiate a été, je pense, à la hauteur de l’enjeu. L’élan de solidarité était très fort en Arménie et la communauté internationale a été au rendez-vous. La France a joué un rôle clé dans cette réponse, puisque nous avons été le premier bailleur d’aide humanitaire bilatéral en faveur de l’Arménie, avec 29 millions d’euros en 2023, grâce à la mobilisation du Gouvernement et du Parlement.

Maintenant qu’est passée cette phase d’urgence, se pose la question de l’intégration des réfugiés. Cette intégration pose des questions juridiques, comme le choix d’opter, ou non, pour la nationalité arménienne. Elle suppose aussi de répondre à des défis très concrets, face auxquels nous nous tenons au côté de l’Arménie :

  • La question du logement, c’est-à-dire pas simplement l’hébergement à titre transitoire mais le logement durable ;
  • La question de l’emploi avec une structure du marché du travail qui était assez différente au Haut-Karabagh de celle de l’Arménie, avec un poids du secteur public et du secteur agricole qui était beaucoup plus important ;
  • La question de l’éducation, on a sur les 100 000 réfugiés, à peu près 23 000 enfants en âge scolaire qui sont intégrés au système scolaire arménien mais tout cela a un coût et suppose un accompagnement ;
  • Enfin, une question qui est loin d’être secondaire, qui celle de l’accompagnement psychosocial. Nous parlons d’une population traumatisée par neuf mois de blocus, une offensive militaire brutale, un exode forcé. D’une population polytraumatisée parce que pour beaucoup, ça n’est pas la première expérience de déplacement forcé. Certains ont été chassés à la fin des années 1980, au début des années 1990, par les pogroms anti-arméniens en Azerbaïdjan. Et pour tout Arménien, du Haut-Karabagh, d’Arménie ou en diaspora, il y a qu’on le veuille ou non la mémoire du génocide. C’est donc un traumatisme qui en ravive d’autres et qui demande un accompagnement psychosocial adapté. C’est un des axes de notre coopération humanitaire avec l’Arménie, d’ores et déjà et pour les mois à venir.
Les déplacés de force de l’Artsakh reçoivent une aide humanitaire à Goris en Arménie. ©Twitter

Alain Boinet : En France, l’aide humanitaire et l’aide au développement, en dehors du Centre de Crise et de Soutien du ministère de l’Europe et des affaires étrangères et de l’Agence française de développement, est essentiellement le fait des associations, des fondations, des collectivités locales Que peuvent faire ces acteurs en Arménie aujourd’hui pour celles et ceux qui n’y sont encore présents et que leur suggérez-vous ?

Olivier Decottignies : Ces acteurs font déjà beaucoup. L’Arménie est une terre de coopération décentralisée. Il n’y a pas une seule région d’Arménie qui n’ait noué, au niveau municipal ou du gouvernorat, des coopérations avec des collectivités territoriales françaises. Et du côté français, les organisations de la société civile, les organisations de la diaspora, les ONG sont mobilisées et sont présentes sur le terrain. Nous avons soutenu, via le CDCS, Acted, Médecins du monde, Action contre la Faim, qui sont à pied d’œuvre en Arménie avec leurs partenaires arméniens. Beaucoup d’organisations de la diaspora sont actives dans le pays depuis l’indépendance, voire avant, puisque le point de départ de l’action humanitaire française Arménie, ce fut le tremblement de terre du 7 décembre 1988.

La priorité pour les organisations qui souhaitent venir en aide à l’Arménie et aux Arméniens, c’est bien sûr le soutien aux réfugiés du Haut-Karabagh, sous les quatre aspects principaux que nous évoquions : le logement, l’emploi, l’éducation et l’accompagnement psychosocial.

Dans le même temps, il y a la nécessité, dans la situation où se trouve aujourd’hui l’Arménie, de se concentrer sur les secteurs les plus stratégiques et les régions les plus exposées. Cela signifie les secteurs structurants pour le territoire, l’économie, la résilience de l’Arménie et les régions frontalières, proches des lignes de contact militaire. De ce point de vue-là, il n’y a pas de petit sujet ni de petit projet. Un territoire qui tient, c’est un territoire où la population reste, donc où il y a des emplois, des services qui peuvent – qui doivent – aussi être des services médicaux, scolaires, culturels. Je pense qu’aujourd’hui l’important c’est de se concentrer là où nous avons le plus d’impact et d’agir non pas seulement dans une logique compassionnelle, mais de manière stratégique. Il faut toujours penser à l’Arménie en ayant la carte sous les yeux.

Evidemment, toutes ces organisations, ces initiatives savent qu’elles peuvent trouver des conseils auprès de l’équipe de l’Ambassade : notre porte leur est toujours ouverte.

Olivier Decottignies (au centre) avec Janik Manissian (à gauche) et les membres des Centres francophones SPFA en Arménie. © CA

Alain Boinet : Comment voyez-vous l’avenir de l’Arménie ?

Olivier Decottignies : Je le vois tourné vers l’Europe. C’est le sens de la trajectoire démocratique qu’a choisie le peuple arménien lors de la « révolution de velours » de 2018 et qu’il a maintenue depuis, à travers les épreuves. De ce point de vue, la récente adhésion de l’Arménie à la Cour pénale internationale est aussi un signal très fort. Pour autant, se tourner vers l’Europe, cela ne veut pas dire s’abstraire de son environnement régional. Construire l’avenir de l’Arménie exige de parvenir à un accord de paix avec l’Azerbaïdjan mais aussi, plus largement, à un modus vivendi qui permette à l’ensemble des États de la région de tirer pleinement parti de la position stratégique qu’ils occupent, au carrefour de l’Europe, de l’Asie et du Moyen-Orient. C’est pour cela aussi que la résolution de ce conflit compte pour nous, Européens.

Alain Boinet : Comment souhaitez-vous conclure cet entretien ?

Olivier Decottignies : Je souhaiterais conclure par une expression de gratitude envers toutes celles et ceux qui font notre relation avec l’Arménie et que je rencontre en France et quand ils se rendent en Arménie : la communauté humanitaire, la société civile, la diaspora, les collectivités locales, les élus, les administrations françaises. Toujours, ils m’accueillent très favorablement avec beaucoup d’idées, beaucoup d’enthousiasme et beaucoup d’engagement dans le développement de cette relation avec l’Arménie. Je crois que c’est une très grande chance de bénéficier de cet appui et il y a peu de relations bilatérales qui suscitent une telle adhésion. Du fond du cœur, merci.

Alain Boinet : Merci Monsieur l’ambassadeur.

 

Consultez ici le site de l’ambassade de France en Arménie

 

Olivier Decottignies

Olivier Decottignies est un diplomate de carrière.

Ancien consul général de France à Erbil, au Kurdistan d’Irak (2019-2023), il a travaillé de 2015 à 2016 comme chercheur au Washington Institute for Near East Policy et de 2016 à, 2017 à l’ambassade de France aux Etats-Unis. De 2012 à 2015, il a été deuxième conseiller à l’ambassade de France en Iran, supervisant le portefeuille nucléaire et les questions régionales. Avant cela, il a servi au ministère des Affaires étrangères à Paris, où il a travaillé sur les questions politico-militaires, en particulier les missions et opérations de l’OTAN et de l’UE en Libye, dans les Balkans et dans le Caucase. Il a été déployé en Haïti dans le cadre des premiers secours après le tremblement de terre de 2010.

Ancien élève de l’École normale supérieure de Lyon, il est titulaire d’un master en affaires publiques de Sciences Po Paris, d’un master d’histoire de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et d’une licence d’histoire à la Sorbonne.

 

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