Plus dure sera la chute

 

Couverture de « l’Atlas stratégique : de l’hégémonie au déclin de l’occident » par Gérard Chaliand, Roc Chaliand et Nicolas Rageau. @autrement

Ou la géopolitique des cycles, disséquée par Gérard Chaliand, Nicolas Rageau et Roc Chaliand

 En géopolitique, les évènements importants, les bascules, ne commencent pas et ne finissent pas forcément aux dates que l’on nous a apprises, celles que l’on cite par réflexe, sans réfléchir… Et de même, ceux-ci ne se cristallisent pas toujours là où les médias d’actualité nous le font croire… Tels sont les prolégomènes de l’analyse ayant abouti, 40 ans après la publication de L’atlas stratégique – géopolitique des rapports de force dans le monde par Gérard Chaliand et JP Rageau, à l’édition d’un nouvel opus Atlas stratégique – De l’hégémonie au déclin de l’Occident (éditions Autrement), par  Gérard Chaliand, Nicolas Rageau et Roc Chaliand, décortiquant les bouleversements d’un monde devenu multipolaire…

Si Nicolas Rageau et Roc Chaliand sont cartographe pour le premier, et ancien directeur du magazine Ever pour le second, Gérard Chaliand, lui, est un « géostratège de terrain » ayant parcouru, au long de son chemin, beaucoup des zones de conflits et de guérilla du 20ème siècle… et maintenant du 21ème… Cette expérience reconnue, devenue une expertise, l’a amené à enseigner à l’ENA, à l’école de guerre, ou encore, en tant que professeur invité, dans de nombreuses universités internationales, outre la publication d’une cinquantaine de livres…

Mappemonde 2001. @Flickr

Cette discipline consistant à apprendre d’abord de la réalité, puis à placer celle-ci dans un perspective historique longue – une démarche que beaucoup « d’experts en relations internationales » oublient parfois – est le fondement de « l’intelligence des rapports de force » de Gérard Chaliand. Par ailleurs, pour ne jamais penser dans l’étroitesse convenue et confortable « du point de vue de chez soi », celui-ci s’efforce de regarder, analyser, penser les dynamiques géopolitiques « du point de vue de l’autre », c’est-à dire en regardant le monde – et donc en NOUS regardant, nous Occidentaux – avec les yeux et l’esprit de ceux qui souvent ne sont pour nous que des préjugés, des étiquettes, des altérités que nous comprenons peu et mal, entravés par nos présupposés confortables. Or, le monde comme l’histoire, du point de vue d’un Chinois, d’un Africain, d’un Russe, d’un Iranien, ce sont des perceptions, et des réalités, souvent bien différentes des nôtres… Pour ne pas être dépassé (ou vaincu…) par ce qui nous arrive parfois de cette lointaine altérité, il faut changer son regard et ses certitudes…

Ainsi, ce nouvel Atlas choisit de mettre en perspective, sur trois siècles, la perception de l’hégémonie occidentale sur le monde par cet « Autre », le « dominé »… qui est souvent devenu, ouvertement ou insensiblement, au cours du temps ou à l’occasion de brusques tectoniques de puissances, le « dominant ». Dans cette optique neuve et « nettoyée » d’idées reçues, nous découvrons (ou redécouvrons) quelques vérités inattendues. Prenons trois exemples mis en lumière, parmi beaucoup d’autres, dans l’ouvrage :

Le choc des civilisations ; nous avons tous en tête, depuis la parution de l’ouvrage éponyme de Samuel Huntington en 1996, cette idée d’une confrontation entre la civilisation-culture occidentale moderne et « les autres » (Huntington en compte huit, dont la civilisation-culture asiatique, musulmane, etc.). Si l’analyse de Huntington n’est pas fausse, son succès a fait oublier un fait historique que cet atlas nous rappelle : ce choc des civilisations s’était en réalité déjà produit au 19ème siècle « avec la brutale irruption des impérialismes européens à l’échelle globale »… Eh oui, pour « les autres », le « choc des civilisations », ce fut nous, les Occidentaux…

Xi Jiping, président actuel de la Chine à la conférence de presse de Kigali, le 23 juillet 2018. @Flickr
Portrait de Mao Zedong, fondateur et dirigeant de la République populaire de Chine (1949-1976). @pycril

 

 

 

 

 

 

 

L’empire du milieu ; cette formule devenue un cliché que l’on retrouve, au-delà de l’histoire, dans bien des domaines (arts, journalisme, etc.), et qui évoque des images de métropoles chinoises surpeuplées, d’empereurs enfermés dans leur cité interdite puis de dictateurs rouges, a écrasé une vérité effacée des récits : le véritable empire du milieu, sur le globe, fut longtemps l’Iran, car « avant que la Grande-Bretagne n’impose sa domination en Asie, on parlait le persan de Samarcande à Delhi »…

La seconde guerre mondiale ; nous connaissons par cœur les chiffres 39-45, dates enseignées du début et de la fin de ce conflit qui engendra de multiples bascules du monde. Mais l’atlas nous enseigne que « la seconde guerre mondiale, qui commence pour les Européens en 1939-1940, et pour les Etats-Unis, en 1941, débute en Asie orientale en 1931 ». En effet, à ce moment, le Japon, pour sortir du marasme, s’attaque à la Mandchourie, puis en 1937 aux régions côtières de la Chine (massacre de Nankin…). Et « ces circonstances vont permettre aux communistes chinois de se présenter à la fois comme un mouvement patriotique et comme un parti révolutionnaire soucieux de réformes » et à Mao Zedong d’aboutir à une victoire inattendue en 1949…  Quant à la date de fin de ce conflit global, l’ouvrage la situe… en 1954, lors de la bataille de Dien Bien Phu, « défaite française qui clôt, en Asie orientale, un conflit commencé en 1931 avec le Japon »…

Des cycles, donc. Ascension des puissances… et déclin… Pour l’Occident, ce déclin est, du point de vue des faits, spectaculaire : « … Entre 1878 et 1914, une demi-douzaine d’états, à peine, se partagent une partie considérable du monde. La Grande-Bretagne accroît, au cours de cette période, son empire déjà très vaste de plus de dix millions de kilomètres carrés. La France de neuf millions de kilomètres carrés. La Russie de plus de 5 millions de kilomètres carrés »… Ce tour de force, la « plus vaste expansion militaire de l’histoire » est « dû en très grande partie à la révolution industrielle ». En 1900, « L’Europe a 430 millions d’habitants, et fournit 60 % de la production industrielle mondiale ». Déjà, en 1890, « Les Etats-Unis sont le pays le plus productif du monde, devant la Grande-Bretagne. La première guerre mondiale consacre le poids financier industriel du pays »…. Mais, en 2020, l’Asie représente 65% des brevets déposés dans le monde, tandis que « La Chine seule dispose de près de la moitié des brevets mondiaux »… Celle-ci, qui, « En 1978 représentait moins de 1% du commerce international, est devenue, quarante ans plus tard, l’usine du monde ». D’autres pays naguère « sous-développés » ou colonie de grands empires, comme l’Inde, ont accédé à l’affirmation : « L’Inde est devenue le 5ème exportateur de services à l’échelle mondiale, grâce a ses performances technologiques. Le Fonds Monétaire International estime que l’Inde, en 2027, fera partie des cinq premières puissances ».

( de g. à d.) Jair Bolsonaro, Vladmir Poutine, Xi Jinping, Cyril Ramaphosa et Ram Nath Kovind, dirigeants des BRICS lors du G20 de 2019 à Osaka. @Flickr

La démographie explique bien sûr, en partie, ce changement de point de gravité du monde. Aux abords de 1900, les Européens « représentent à eux seuls 25% de la population mondiale, tandis que près de 60 millions d’entre eux émigrent vers d’autres continents ».  Les Etats-Unis « passent, durant cette période, de 4 à près de 90 millions d’habitants, et la population de l’ensemble du continent américain dépasse 150 millions »…. Aujourd’hui, l’Afrique, au sud du Sahara, « est, de loin, le continent où la croissance démographique est la plus vigoureuse, En 1950, l’Afrique comptait 7% de la population mondiale. En 2020, 18%, – soit 1,3 milliard de personnes – et devrait, en 2050, dépasser les 25% ». En 2030, le Nigéria « avec 410 millions d’habitants, dépassera les Etats-Unis comme le troisième état le plus peuplé du monde ». Et ce n’est pas un hasard si l’Inde compte 47 missions diplomatiques sur ce continent, alors que la Chine « est, depuis 2009, le premier partenaire commercial de l’Afrique ».

Graphique portant sur l’évolution de la population africaine de 1820 à 2100.

Plus dure sera la chute, pourrions-nous tirer comme conclusion de la lecture de cet atlas… qui part de la domination occidentale sans partage sur le monde, pour aboutir au constat qu’aujourd’hui, c’est la région indopacifique qui « est le centre de gravité du conflit majeur du 21ème siècle entre la Chine et les Etats-Unis, et leurs alliés »… Même si « les Etats-Unis restent, de toute évidence, la puissance numéro un dans le monde et sont décidés à conserver et conforter cette place. Entretemps, l’implacable régime chinois poursuite son ascension ».

Au final, le déclin le plus net « est donc bien celui d’une Europe qui domine le monde de la fin du 18ème siècle à 1914. Aujourd’hui, elle n’est plus même l’enjeu majeur qu’elle fut du lendemain de la seconde guerre mondiale à 1989 »… Au passage, s’agissant de l’actualité tragique de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, l’atlas rappelle, sans excuser ni dédouaner en rien Moscou de son écrasante responsabilité (ni de son immense erreur stratégique), que « le spectre de l’inclusion de l’Ukraine dans l’Otan n’est pas une invention russe. G.W. Bush avait invité l’Ukraine, en 2008, à rejoindre l’Otan, perspective rejetée, à l’époque, par la France et l’Allemagne ». Et de souligner que « à partir de la fin du 20ème siècle, l’Europe subit les initiatives américaines destinées à affaiblir le potentiel russe ». D’ailleurs, le livre évoque à ce sujet Georges Kennan, l’instigateur de la stratégie de l’endiguement auprès du président Truman, qui avait « signalé à Bill Clinton qu’il faisait une grave erreur en étendant l’Otan vers l’Est ». Nous y sommes…

Le président de l’Ukraine, Volodymyr Zelenskyy, a visité un centre d’aide humanitaire dans la ville de Bucha (Kiev), où des massacres de civils ont eu lieu pendant l’occupation par les troupes russes. @Flickr (compte du président de l’Ukraine)

Au chapitre des reproches que l’on pourrait faire à ce livre remarquable, j’ai relevé la cartographie, souvent peu claire, manquant parfois de légendes explicatives (dommage pour un « atlas »). Mais heureusement, la grande qualité, et l’originalité du fond, permettent presque de se passer des illustrations. Et puis la maison d’édition Autrement, consciente de cette faiblesse, à fait imprimer un erratum comportant un certain nombre de ces cartes retirées, et inséré en livret dans l’ouvrage.

 Pierre Brunet

Ecrivain et humanitaire

Né en 1961 à Paris d’un père français et d’une mère espagnole, Pierre Brunet a trouvé sa première vocation comme journaliste free-lance. En 1994, il croise sur sa route l’humanitaire, et s’engage comme volontaire au Rwanda, dévasté par un génocide. Il repart début 1995 en mission humanitaire en Bosnie-Herzégovine, alors déchirée par la guerre civile. Il y assumera les responsabilités de coordinateur de programme à Sarajevo, puis de chef de mission.

A son retour en France fin 1996, il intègre le siège de l’ONG française SOLIDARITES INTERNATIONAL, pour laquelle il était parti en mission. Il y sera responsable de la communication et du fundraising, tout en retournant sur le terrain, comme en Afghanistan en 2003, et en commençant à écrire… En 2011, tout en restant impliqué dans l’humanitaire, il s’engage totalement dans l’écriture, et consacre une part essentielle de son temps à sa vocation d’écrivain.

Pierre Brunet est Vice-Président de l’association SOLIDARITES INTERNATIONAL. Il s’est rendu sur le terrain dans le Nord-Est de la Syrie, dans la « jungle » de Calais en novembre 2015, ou encore en Grèce et Macédoine auprès des migrants en avril 2016.

Les romans de Pierre Brunet sont publiés chez Calmann-Lévy :

  • Janvier 2006 : parution de son premier roman « Barnum » chez Calmann-Lévy, récit né de son expérience humanitaire.
  • Septembre 2008 : parution de son second roman « JAB », l’histoire d’une petite orpheline espagnole grandie au Maroc qui deviendra, adulte, une boxeuse professionnelle.
  • Mars 2014 : sortie de son troisième roman « Fenicia », inspiré de la vie de sa mère, petite orpheline espagnole pendant la guerre civile, réfugiée en France, plus tard militante anarchiste, séductrice, qui mourut dans un institut psychiatrique à 31 ans.
  • Fin août 2017 : sortie de son quatrième roman « Le triangle d’incertitude », dans lequel l’auteur « revient » encore, comme dans « Barnum » au Rwanda de 1994, pour évoquer le traumatisme d’un officier français à l’occasion de l’opération Turquoise.

Parallèlement à son travail d’écrivain, Pierre Brunet travaille comme co-scénariste de synopsis de séries télévisées ou de longs-métrages, en partenariat avec diverses sociétés de production. Il collabore également avec divers magazines en publiant des tribunes ou des articles, notamment sur des sujets d’actualité internationale.

 

Tribune libre de Pierre Brunet – La construction du désastre ?

Une femme se recueille lors d’une cérémonie en l’honneur des soldats ukrainiens morts au combat au cimetière de Lychakiv, dans la ville de Lviv, le 24 août 2022. © YURIY DYACHYSHYN / AFP

On dit parfois que, pour comprendre certains évènements, il faut les observer « du point de vue de Sirius »… S’efforcer au plus grand recul, loin des émotions légitimes mais souvent trompeuses, cultiver une vision d’ensemble, objective, lucide, dénuée de parti-pris ou préjugés, et relier sans idéologie l’ensemble des causes aux conséquences…

S’agissant de la crise ukrainienne, que penserait un habitant de Sirius des décisions prises par les Occidentaux, les USA, l’Europe ? Quelles conclusions en tirerait-il ? Ne constaterait-il pas, perplexe, la construction méthodique d’un désastre de portée mondiale ? La question que se poserait cet habitant de Sirius serait : « Mais ont-ils construit ce désastre planétaire en conscience, ou par une forme d’aveuglement ? ». Il ne pourrait y répondre… Mais nous, nous pouvons tenter de le faire.

Avant d’aller plus loin, je tiens à réaffirmer, comme je l’avais déjà fait dans un article précédent, qu’il ne s’agit en aucun cas de dédouaner le pouvoir russe de son écrasante responsabilité dans le déclenchement de cette crise de 2022, c’est-à dire cette agression militaire à grande échelle, cette invasion d’un pays souverain violant toutes les lois internationales, comme le continent européen n’en avait pas connue depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Cela est clair et indiscutable, même si les racines de cette décision irresponsable ne laissent pas les Occidentaux indemnes de toute forme de coresponsabilité, pour avoir considéré et traité les Russes, depuis une trentaine d’années, comme les perdants de l’histoire aux impératifs sécuritaires négligeables.

De même, la question de savoir s’il faut aider l’Ukraine à se défendre, ce qu’elle fait avec un patriotisme, une détermination et un héroïsme qui forcent le respect et l’admiration, ne se pose pas non plus à mes yeux. Bien sûr, il le faut, c’est-à-dire aider les Ukrainiens à stopper les Russes, pour le dire clairement. Mais de façon responsable, et en s’efforçant de ne pas se laisser entraîner dans autre chose, et d’éviter de construire un désastre.

Quand je parle de désastre (possiblement planétaire), à quoi fais-je référence ? D’abord, bien sûr, aux conséquences humanitaires directes de la guerre en Ukraine : 6,6 millions de déplacés internes, et 6,7 millions de réfugiés, des besoins, dans les zones touchées par les combats, couvrant tous les domaines de l’assistance humanitaire, alors que près de 17,7 millions d’Ukrainiens ont besoin d’aide, et un titanesque chantier de reconstruction à venir, à la hauteur des destructions massives que cette guerre de haute intensité provoque chaque jour. Mais au-delà de l’Ukraine, d’autres désastres en cascade se sont enclenchés : on observe une diminution ou une réaffectation de certains financements humanitaires destinés à des pays en grande vulnérabilité, au profit de l’Ukraine. Ors les crises aigues ne se remplacent pas, elles s’additionnent… et se combinent parfois pour le pire. La guerre en Ukraine, par ses conséquences sur l’accès à l’énergie et l’alimentation, et la montée planétaire de l’inflation dans une économie globale déjà impactée par la pandémie de COVID 19, frappe dramatiquement les pays déjà vulnérables. Il faudrait donc des financements en plus, et non en moins… L’effet de ciseaux va étrangler, si rien n’est fait, ces populations fragiles.

Aide alimentaire d’urgence au Soudant du Sud avec l’UNICEF et le PAM. Photo ONU/Tim McKulka. (CC BY-NC-ND 2.0)

Car « l’ouragan de famines » que craint le secrétaire général de l’ONU Antonio Gutteres n’a rien de virtuel. L’Ukraine et la Russie produisent près d’un tiers du blé et de l’orge du monde et la moitié de l’huile de tournesol. La Russie et le Belarus sont les deuxième et troisième producteurs mondiaux de potasse, ingrédient clé des engrais. Le prix du blé a augmenté d’environ 40 à 45% depuis le début de l’année. Au total, 27 pays dépendent à plus de 50 % de la Russie et de l’Ukraine pour leurs besoins en blé, dont de nombreux pays africains. En mai dernier, l’ONU déclarait que le nombre de personnes souffrant d’insécurité alimentaire grave avait doublé en seulement deux ans, passant de 135 millions avant la pandémie à 276 millions aujourd’hui, avec plus d’un demi-million de personnes connaissant des conditions de famine – une augmentation de plus de 500 % depuis 2016. … L’année 2023 s’annonce plus noire encore…

La crise alimentaire qui se forme est intimement liée à la crise énergétique-économique-inflationniste, conséquence en grande partie de la crise ukrainienne. En Europe (UE) par exemple, au moment du déclenchement de l’invasion de l’Ukraine, nous dépendions en moyenne à 48,4 % du gaz russe, et à 25,4% du pétrole russe. Que va-t’il se passer si les Russes ferment le robinet du gaz, en mesure de rétorsion contre les sanctions prises contre eux, après avoir déjà, le 25 juillet dernier, réduit l’exportation de gaz vers l’Europe à 20 % du volume normal ? Une crise énergétique sans précédent en Europe, comme dans le monde… Explosion du coût de l’énergie quotidienne, des transports, des coûts industriels et agro-alimentaires… Par ailleurs, n’oublions pas la dépendance au gaz (et à la potasse russe…) des usines d’engrais pour produire ces intrants indispensables aux agricultures… A l’heure où les famines menacent dans le monde, était-il raisonnable d’aller vers une « coupure » volontaire ou subie, du gaz russe ? Sans parler de l’empêchement fait aux Russes de vendre simplement leur blé et leurs engrais sur le marché mondial via le système SWIFT (plateforme interbancaire mondiale utilisée pour échanges commerciaux internationaux). Enfin, la raréfaction et la hausse du prix du gaz dans le monde va pousser des pays en développement très peuplés, comme l’Inde par exemple, à revenir à des productions d’électricité carbonée, comme le charbon… Donc à accélérer le réchauffement de la planète et son impact dramatique sur le changement climatique et les agricultures fragiles… Cercle vicieux parfait, crise assurée.

Parallèlement à cette politique de sanctions aux conséquences incalculables, les pays occidentaux, avec les Etats-Unis à l’initiative, poussent toujours plus à l’intensification de la guerre. Au point que l’on peut se demander, comme l’a fait Maurice Gourdault-Montagne, ancien Secrétaire Général du Quai d’Orsay, si nous ne sommes pas passés d’une aide, légitime, à un pays souverain envahi par la Russie – afin de signifier à celle-ci que tout n’est pas acceptable, et de permettre à l’Ukraine de s’asseoir à une table de négociation autrement que comme un vaincu – à une guerre entre Américains et Russes. Avec le sang ukrainien, et une Europe alignée sur les objectifs américains.

Le 24 août à Kiev, jour de l’indépendance ukrainienne, chars russes détruits ou capturés présentés sur l’avenue Khreschatyk. @UNDP (CC BY-ND 2.0)

N’était-il pas, à cet égard, troublant d’entendre les dirigeants américains expliquer ouvertement que leur but était de rendre inopérante l’armée russe pour les trente ans à venir (en clair la détruire, si possible), et de mettre à genoux l’économie russe ? Ce pourrait-il que ce fût là une faute et une erreur presque aussi grandes que l’erreur stratégique de Poutine, lequel fait face au résultat contraire à celui qu’il cherchait : l’élargissement et le renforcement de l’OTAN à ses frontières ? Les Russes, qu’ils soient ou non pro-Poutine, sont, comme les Ukrainiens, patriotes, et ne veulent pas voir leur armée ni leur économie détruites. Ne fabriquerait-on pas ainsi le resserrement du patriotisme russe « contre l’Occident qui lui fait la guerre et veut l’anéantir » ?

Et la récente proposition, émise par certains pays d’Europe, de refuser tout visa aux citoyens russes, comme pour « punir » collectivement le peuple russe de la décision prise par Vladimir Poutine, ne peut que renforcer ce sentiment…

Cette guerre contre la Russie en Ukraine, encore une fois, se fait non avec le sang américain, ou européen (pas encore…), mais avec le sang ukrainien : les pertes, aussi bien du côté russe que du côté ukrainien, étaient au plus fort des combats de 200 à 250 soldats tués par jour… N’a-t’on pas « vendu » aux Ukrainiens, un mensonge, celui selon lequel ils seraient, grâce à l’aide occidentale, en mesure de gagner la guerre, et récupérer l’ensemble des territoires sous contrôle de l’armée russe, Crimée y compris ? L’Ukraine, ce faisant, est encouragée à ne pas entrer en négociation avec la Russie. Il est pourtant probable que l’Ukraine ne pourra pas écraser l’armée russe, et devra bien, à un moment, négocier. D’ici-là, des dizaines de milliers de morts n’auraient-ils pas pu être évités ?

Enfin, et c’est le point le plus alarmant, comment oublier que cet encouragement à l’intensification de la guerre en Ukraine se fait dans un pays qui possède 15 réacteurs nucléaires en activité ? Encore une fois, cette guerre est inédite, car elle se joue pour la première fois de l’Histoire sur une terre parsemée de centrales atomiques… Ce ne sont pas les USA qui seront touchés si un accident nucléaire majeur survient… Les Russes n’ont-ils pas posté des unités militaires à l’intérieur de l’enceinte de la centrale de Zaporijia (la plus grande d’Europe), dont des lanceurs de missiles ? L’Ukraine et la Russie échangent des tirs de missiles aux alentours de la centrale (ainsi que de celle de Voznesensk, au Sud-Ouest du pays), s’accusant mutuellement de terrorisme nucléaire… L’ONU, les USA, les grands pays européens appellent à démilitariser la, voire les, centrales nucléaires, et tentent d’arracher un accord pour que l’AIEA inspecte et prenne en charge le fonctionnement et la sécurité des installations. C’est heureux, mais un peu tard… Tout faire pour négocier un arrêt du conflit dès les premières semaines eût empêché, probablement, cette situation terrifiante, plutôt que de réaliser après coup qu’intensifier toujours plus cette guerre-là peut avoir des conséquences apocalyptiques…

Au moment où je boucle cette tribune, la centrale de Zaporijia, suite à un tir sur une centrale à charbon voisine de celle-ci ayant déclenché un incendie, a été déconnectée en urgence du réseau électrique pour être alimentée sur générateurs, (situation ne pouvant perdurer) avant d’être finalement reconnectée, mais on parle maintenant, suite à des frappes sur le site, de risques de fuite d’hydrogène et de pulvérisation de substances radioactives et d’un risque d’incendie élevé…

L’ancien secrétaire d’état américain, Henry Kissinger, n’a pas dit autre chose que cet appel de bon sens à la responsabilité des dirigeants, quels qu’ils soient, en suggérant de substituer à la logique de l’escalade une exigence de diplomatie. Quand Kissinger appelle les dirigeants occidentaux à ne pas « être emportés par leurs sentiments actuels », et à mettre toute leur énergie dans l’obtention d’un cessez-le feu, puis de négociations entre l’Ukraine et la Russie, ne dessine-t’il pas la seule voie sensée, celle qui éloignerait le spectre d’un troisième conflit mondial, qui ne pourrait être que cataclysmique, et qui devient chaque jour moins inimaginable ? Est-il scandaleux de penser que l’obsession de la première puissance mondiale (les USA) devrait être, aujourd’hui, de tout faire pour obtenir le plus rapidement possible un cessez-le feu en Ukraine ?

La simple observation, d’ailleurs, nous montre les USA « gagnants » de cette crise : les USA sont pratiquement autosuffisants sur le plan alimentaire et énergétique, et peuvent même vendre à bon prix. Ils se donnent les moyens, en profitant de la faiblesse inattendue de l’armée russe pour s’efforcer de la détruire pour au moins trente ans, d’avoir les mains libres pour s’occuper de leur enjeu stratégique, la Chine. Enfin, la relégitimation, le renforcement et l’élargissement de l’OTAN leur offre plus de poids politique encore en Occident, et permet à l’industrie américaine de l’armement d’avoir des carnets de commande qui débordent. Mais attention, un ordre mondial politique et économique alternatif se met aussi en place à l’occasion de la crise ukrainienne et des sanctions décidées contre la Russie, et pourrait affaiblir à terme le pouvoir de l’Occident, son influence politique et économique, et ses « valeurs démocratiques ».

Pour en terminer, quant à cette notion de responsabilité face à la guerre en Ukraine et à l’aide occidentale, peut-on garder à l’esprit que l‘Ukraine, quel que soit le courage et la détermination admirables de son peuple et de ses dirigeants, est aussi, comme le soulignait récemment la géopolitologue Anne Pouvreau, spécialiste de la région, victime d’une corruption systémique profitant à une poignée d’oligarques dont les engagements politiques ont varié en fonction de leurs intérêts, et que la mafia ukrainienne est spécialiste du commerce illégal des armes ? N’est-il pas naïf de penser que l’aide financière et militaire colossale déversée dans ce pays (« comme dans un trou noir », s’agissant des armements, selon les aveux d’un responsable américain…) n’est pas en partie détournée, récupérée, et éventuellement vendue à de mauvaises mains à plus ou moins longue échéance ? Le directeur général d’Interpol, Jürgen Stock, a récemment fait part de ses inquiétudes sur ce point. Quand verrons-nous un braquage de fourgon blindé au Javelin, ou un attentat avec un Stinger contre un avion de ligne ?

Des soldats ukrainiens inspectent les restes calcinés d’un convoi militaire russe à Bucha, Avril 2022. @The Nez York Times/Daniel Berehulak (CC BY 2.0)

A l’heure où cet article sera publié, la situation sur le terrain repart à l’offensive aussi bien au Donbass que dans la zone de Kherson, après de longues semaines sans avancées, pendant lesquelles l’Ukraine reposait et préparait ses forces, tandis que la Russie reconstituait les siennes, et chacun des belligérants continuait à frapper l’autre le plus possible dans la profondeur, à l’exemple des audacieuses frappes ukrainiennes en Crimée … La Russie n’hésitant pas à viser, comme le 24 août dernier, jour de l’indépendance de l’Ukraine, des cibles comme la gare ferroviaire de Chaplyne, près de Dnipro, faisant au moins 25 tués et de nombreux blessés… Dans ce contexte, il faut bien sûr continuer à soutenir l’admirable résistance ukrainienne, mais sans céder à l’ambition d’outre-Atlantique de frapper à mort l’armée russe, et sans oublier que la Russie est une grande puissance nucléaire, ce qui ferait de nous des co-belligérants entraînant tout le continent dans une guerre généralisée. Est-il indigne de se fixer comme seul objectif de stopper les Russes, et de créer les conditions de négociations entre l’Ukraine et la Russie ?

Outre la dimension militaire, l’évitement d’un « désastre construit » passe, et c’est une question vitale pour des millions de personnes dans le monde, par un ajustement réfléchi des sanctions imposées à la Russie, plutôt que, là aussi, une logique d’escalade aux conséquences dévastatrices. A cet égard, l’accord sur l’exportation des céréales ukrainiennes et russes (et engrais russes), à partir des ports de la mer Noire, signé à Istanbul par la Russie et l’Ukraine, le 22 juillet dernier, grâce aux bons offices de la Turquie et sous l’égide de l’ONU (également signataires de l’accord), ouvre des perspectives de raison au cœur du conflit…. Jusqu’à maintenant, la volonté de mettre en œuvre cet accord semble réelle et partagée, et les bateaux chargés de fret quittent les ports continument…

En conclusion, si l’on se place toujours du point de vue d’un observateur de Sirius, n’est-il pas manifeste qu’une poursuite, au nom de principes vertueux, de la logique d’escalade (c’est-à dire l’intensification et l’élargissement du conflit et des sanctions aveugles), ne peut que conduire à plus de morts en Ukraine, un « ouragan de famines » dans le monde, une dissémination incontrôlée d’armement, peut-être un accident nucléaire, et qui sait un troisième conflit mondial ? Ce qui est en jeu aujourd’hui autour de la guerre en Ukraine dépasse nos sentiments. C’est bien plus grave. Teilhard de Chardin, qui avait connu le maelström de 14-18, écrivait, dans ses « Ecrits du temps de la guerre » : « Il ne nous servirait à rien de fermer les yeux – mais il nous faut au contraire les ouvrir tout grand pour regarder bien en face cette Ombre d’une Mort collective qui monte à l’Horizon »…

Pierre Brunet

Ecrivain et humanitaire