Humanitaire : de l’Arménie au Sahel, du nord-est Syrien à Gaza et de l’aide en Ukraine.

Un éditorial d’Alain Boinet

Des Palestiniens fuyant le nord de la bande de Gaza © UNRWA Ashraf Amra

Nous arrivons dans le village de montagne de Schurnuk en Arménie. Il a été coupé en deux par la guerre. A gauche de la petite route, c’est dorénavant l’Azerbaïdjan et à droite l’Arménie qui se sent menacée. Une quinzaine de maisons sont en construction pour héberger les familles arméniennes chassées de leur ferme et une adduction d’eau de 3 km avec un réservoir sont en construction pour les alimenter en eau potable avec le soutien du Fonds Arménien de France. Plus loin, un fortin militaire Russe surveille une position de l’armée arménienne qui fait face à un poste Azéri.

Le lendemain, grâce à Carmen du Centre culturel francophone du SPFA de Goris, je rencontre des Arméniens chassés de l’Artsakh par l’Azerbaïdjan fin septembre. Kariné BalaÏan a 59 ans, elle a 3 enfants et 13 petits enfants, dont son fils Albert. Kariné essuie des larmes en évoquant la guerre. Elle a tout perdu avec sa famille en s’échappant de Stepanakert sous les bombes. Albert rêve d’une maison pour s’installer avec sa femme et ses 4 enfants dont le plus jeune né durant l’exode ! Albert a 34 ans et veut vivre à nouveau de son travail.

A Goris comme à Kapan, nous rencontrons une équipe d’experts de la Chambre d’Agriculture Auvergne Rhône-Alpes et de l’Isère qui évalue besoins et projets dans le cadre de la Convention de partenariat signée en mars entre la région du Syunik et Laurent Wauquiez pour la Région Auvergne Rhône-Alpes.

C’est aujourd’hui tout l’enjeu pour les 100.000 Arméniens chassés de l’Artsakh en quelques jours et traumatisés. On en trouve dans toutes les régions en Arménie. La moitié est hébergée dans des hôtels, des écoles, des bâtiments de l’Etat et les autres chez des parents ou dans des locations précaires en attendant de trouver un travail sachant que la moitié sont des ruraux, qu’il y a 30.000 enfants à scolariser et que beaucoup ont été perturbé par l’exode forcé sous les bombes.

En Arménie dans la région du Tavouch avec le vice-gouverneur Narek Ghushchyan, l’ambassadeur de France Olivier Decottignies, l’association des maires ruraux de France et son président Michel Founier, le président de la Côte d’Or, Bruno Bethenod Courtage et Hélène Brégier-Brochet, le Fonds Arméniens de France avec son vice-président Michel Pazoumian et Défis Humanitaires avec Alain Boinet.

Comme dans la région du Syunik, celle du Tavouch accueille des réfugiés que nous avons eu l’occasion de rencontrer en visitant des projets scolaires et universitaires, de formation agricole et d’élevage avec l’ambassadeur de France en Arménie Olivier Decottignies, l’Association des Maires Ruraux de France, le Fonds Arménien de France avec le soutien du Conseil départemental des Hauts de Seine.

Je suis venu en Arménie pour réaliser un reportage pour Défis Humanitaires ainsi que pour identifier des besoins humanitaires et des acteurs de l’aide tels que des ONG, des fondations, des collectivités locales en France et ailleurs qui pourraient venir appuyer et renforcer, notamment dans les provinces frontalières du Syunik et du Tavouch qui sont sous la menace armée de l’Azerbaïdjan soutenue par la Turquie et Israël.

Tout l’enjeu c’est bien sûr la paix avec un traité de reconnaissance mutuelle entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan qui s’y refuse pour l’instant, ainsi qu’une régularisation des relations avec la Turquie. En attendant, soutenir les réfugiés et l’Arménie est sans doute une des meilleures solutions pour parvenir à un équilibre favorisant une paix juste dans cette région troublée du Caucase du sud.

Du Sahel au nord-est Syrien, de Gaza à l’Ukraine, un long chemin pour la solidarité.

Cette édition de Défis Humanitaire, la 12ème cette année, dresse un état des lieux de crises qui mobilisent l’action humanitaire comme celle des diplomates, des armées et des groupes djihadistes ou terroristes.

Où va le Sahel ?

Telle est la question que nous avons posé à Gilles Yabi, directeur général du Think Tank Wathi basé à Dakar au Sénégal. A l’écouter, on voit bien la conjonction entre les difficultés internes et les initiatives ou ingérences externes. Au Mali, au Burkina Faso ou au Niger, il note les faiblesses de la gouvernance, le poids historique de la présence française, l’ingérence des Russes et du groupe Wagner, la dimension régionale aux trois frontières dans le Liptako Gourma, les motivations diverses qui animent les recrues des groupes armés et le risque d’extension aux pays du Golfe de Guinée. A la question sur la démographie exponentielle en Afrique, il souligne l’absence de réponse à un phénomène majeur qui, s’il est un atout à long terme constitue un sérieux problème à court et moyen terme. Malgré une situation difficile, Gilles Yabi nous invite à garder confiance en l’avenir de l’Afrique qui a de nombreux atouts. Un entretien tout en nuances précises et pertinentes, que je vous recommande.

Dr Gilles Yabi lors d’une conférence au Think Tank citoyen de l’Afrique de l’Ouest Wathi

Nord-est Syrien danger !

Patrice Franceschi, écrivain, bon connaisseur engagé rentre du Kurdistan syrien où Jean-Michel Blanquer, ancien ministre français de l’éducation, l’accompagnait porteur d’une lettre de soutien du Président de la République Française, Emmanuel Macron, pour les Forces Démocratiques Syriennes qui regroupent kurdes, chrétiens et tribus arabes. En effet, les Turcs déstabilisent la région qu’ils soumettent à des bombardements quotidiens, y compris la nuit, tout en rationnant l’eau du fleuve Euphrate pour affaiblir les capacités d’autosuffisance agricole de la population. Les Iraniens sont entrés en action avec leurs drones contre les FDS et les cellules dormantes de Daech sont toujours là, prêtes à repasser à l’action. Si l’action humanitaire est indispensable dans cette région, la solution se joue essentiellement sur les plans politiques et militaires. Pour bien comprendre cet imbroglio, la lecture de cet entretien est éclairante.

Jean-Michel Banquer, ancien ministre de l’Éducation nationale, avec Patrice Franceschi, Khaled Issa et des commandants des unités chrétiennes des Forces Démocratiques Syriennes en Syrie du nord-est.

Le droit International Humanitaire (DIH) à la peine entre Israël et le Hamas à Gaza.

Pierre Brunet qui pratique et réfléchit l’humanitaire depuis longtemps nous rappelle que c’est l’attaque terroriste du Hamas le 7 octobre en Israël et ses 1200 victimes tuées dans des conditions atroces qui a provoqué délibérément la guerre en cours. Il invite les humanitaires à ne pas ignorer l’emploi par le Hamas du bouclier humain de la population de Gaza condamnée d’ailleurs par l’Union Européenne. Simultanément, il condamne l’action violente et prédatrice des colons en Cisjordanie et la nécessité d’une solution à deux Etats, Israélien et Palestinien, vivant en paix. Pour Pierre Brunet, il s’agit de tenir la balance du Droit Humanitaire International équilibrée en évitant l’angle mort des responsabilités du Hamas et du « syndrome de Stockholm » tout en ravitaillant la population de Gaza en plaçant de facto Israël devant ses responsabilités. Comme nous le constatons tous, le respect du DIH est une exigence menacée dans ce conflit existentiel qui requiert un plaidoyer juste et déterminé.

La question de l’aide en Ukraine.

François Dupaquier, fondateur de U-Saved en Ukraine.

François Dupaquier est connu dans le milieu humanitaire et il a notamment créé une ONG Ukrainienne U-SAVED. Avec sa franchise directe et son expérience, il plaide ici avec conviction et arguments du transfert de risques des organisations internationales sur les partenaires locaux. Les exemples qu’il a vécus et documentés sont nombreux en matière de risques sécurité, financiers et administratifs.  En conclusion, il propose des pistes pour en sortir ! Un mot personnel à ce sujet : le transfert de risques n’est certainement pas humanitaire ! Je crois que la solution réside au contraire non dans la substitution mais dans la complémentarité des acteurs internationaux et nationaux sur le plan des principes et valeurs, au niveau opérationnel, administratif et financier. Cela reste encore à inventer, donc action.

Faire face aux risques physiques et mentaux dans l’action humanitaire avec CoCreate Humanity.

C’est la mission de l’association suisse CoCreate Humanity présentée dans cette édition par Hélène Ros, fondatrice avec Sébastien Couturier et Christophe Hensh, tous les trois issus du CICR et qui soutien les blessés, les kidnappés et les victimes de traumatisme divers. CoCreate Humanity a développé une démarche d’accompagnement humain qui fait ses preuves et qu’il faut remercier et soutenir.  Hélène nous présente cette démarche utile à partager.

La santé élargit son champ.

Madeleine Trentesaux, anthropologue, travaille sur le « One Health », ou en français « une santé durable », qui reconnaît les liens entre santé humaine, santé animale et santé environnementale. Le Forum une santé durable ou « One Sustainable Health Forum » agit pour intégrer son approche y compris dans les situations d’urgence humanitaire. Découvrez cette approche novatrice de la santé dans cette édition.

Qui veut l’humanitaire veut les moyens !

Conférence Nationale Humanitaire de 2021

Ce sera la question au centre de la prochaine Conférence Nationale Humanitaire (CNH) à Paris le 19 décembre au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères (MEAE). Rappelons que la 1ère CNH a eut lieu en 2011 concrétisant les préconisations du Rapport Boinet-Miribel faîte au ministre à l’époque, Bernard Kouchner.

La CNH a été préparée par le Centre de Crise et de Soutien (CDCS) dirigé par Philippe Lalliot avec les ONG humanitaires membres du Groupe de Concertation Humanitaire (GCH).

Cette année, la CNH que l’on pourra suivre en présentiel ou à distance sur YouTube, a trois principales priorités :

  • Comment intégrer les enjeux de l’impact du changement climatique, de protection et de localisation pour agir efficacement sur les crises.
  • Comment protéger l’aide humanitaire et l’accès aux populations alors que le DIH est menacé.
  • Face à l’augmentation des besoins humanitaires dans le monde, quels financements pour une meilleure efficience de l’aide ?

La CNH sera ouverte par la ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, Catherine Colonna, avec un panel de personnalités et d’experts sur la dégradation du contexte de l’action humanitaire et de la multiplication des crises.

Cette CNH sera l’occasion de présenter la Stratégie Humanitaire de la République Française (SHRF) pour la période 2024-2027 qui fait suite aux deux précédentes. Cette Stratégie pour les 4 années à venir définit trois grandes priorités :

  • L’augmentation des moyens et des modalités de mise en œuvre pour plus d’efficacité.
  • Le respect du Droit International Humanitaire (DIH) avec le soutien de la diplomatie Française.
  • L’intégration du climat et de l’environnement, de la sécurité alimentaire, du genre et la simplification des procédures.

Dans une lettre adressée au printemps à la ministre, Catherine Colonna, je rappelais que « Le nombre de conflits a plus que doublé au cours de la décennie 2010-2020, le nombre de catastrophes liées au climat a augmenté chaque année depuis 2018, le nombre de réfugiés et déplacés par les conflits a doublé en 10 ans pour atteindre 100 millions d’êtres humains. L’insécurité alimentaire a augmenté de 35% ces cinq dernières années. Nous avons basculé dans une autre époque en une poignée d’années et surtout changé d’échelle et de rythme face à ces immenses défis. Dans ce monde, l’humanitaire est une assurance vitale pour les victimes des crises ».

Aussi, si l’augmentation des moyens financiers français a été considérable depuis 2018, celle-ci doit se poursuivre face à des besoins humanitaires évalués cette année à 50,5 milliards de dollars et auxquels il risque de manquer comme chaque année environ 50% du montant indispensable.

Financements français accordés à l’aide humanitaire ©CDCS Stratégie humanitaire de la République française 2023-2027

Aussi, si l’annonce d’une augmentation du budget humanitaire de la France à un milliard d’euros en 2025 est une très bonne nouvelle, il convient pour la suite d’aller au-delà et de réfléchir à la part de l’Aide Publique au Développement (APD) qui devrait être affecté à l’humanitaire. En effet, si la France est un des principaux contributeurs à l’APD dans le monde, le 4ème, sa part pour l’humanitaire est l’une des plus basses !

Il y a là une contradiction et une inadéquation par rapport aux réalités du monde actuel. Il serait pertinent et logique que la France affecte au moins 13,9% de son APD à l’humanitaire selon la moyenne des pays membres de l’OCDE, certains allant même jusqu’à 20 à 25%.

La Conférence Nationale Humanitaire le 19 décembre 2023 constituera l’occasion privilégiée d’en débattre afin de mieux répondre à l’écart croissant entre les besoins et les ressources qui concerne cette année 339 millions d’êtres humains dans le monde.

Conclusion

Face aux défis de la multiplication des crises et des victimes, à l’écart grandissant entre les besoins et les moyens pour secourir les populations en danger, à la mise en cause et à la violation du droit humanitaire international (DIH), l’enjeu humanitaire devient vital dans les relations internationales et doit être respecté et protégé par tous les acteurs car le DIH est moins un concept occidental qu’une valeur humaine partagée par toutes les civilisations, les cultures et les religions.

Je vous souhaite par avance de bonnes fêtes de Noël et de Nouvel An et vous remercie pour votre soutien (faireundon) pour Défis Humanitaires qui compte sur vous.

Alain Boinet

Alain Boinet est le président de la Revue en ligne Défis Humanitaires www.defishumanitaires.com  et le fondateur de l’association humanitaire Solidarités Humanitaires dont il a été directeur général durant 35 ans. Par ailleurs, il est membre du Groupe de Concertation Humanitaire auprès du Centre de Crise et de Soutien du ministère de l’Europe et des affaires étrangères, membre du Conseil d’administration de Solidarités International, du Partenariat Français pour l’eau (PFE), de la Fondation Véolia, du Think Tank (re)sources.

 

 

 

 

Retrouvez l’édition 83 de Défis Humanitaires :

Ukraine : Bureaucratie humanitaire contre survie des populations

Le transfert des risques sur les ONG ukrainiennes

Un article de François Dupaquier

Distribution de pain en Ukraine ©U-Saved

Les acteurs de la société civile ukrainienne se sont mobilisés de façon spectaculaire suite à l’invasion russe de février 2022. La crise humanitaire qui en a découlé aurait pu voir les engagements du Grand Bargain enfin mis en œuvre, pour un humanitaire plus efficace et plus proche des populations. Or au 15 novembre 2023, OCHA recensait 7 milliards de dollars d’aide humanitaire allouée à l’Ukraine par les institutions internationales[1], dont seulement 0,8 % était directement adressé aux ONG locales[2]. Des chiffres très éloignés des engagements d’Istanbul de 2016 avec un objectif de 25% de fonds dédiés aux structures nationales.  Pour mettre en œuvre leurs actions humanitaires au plus proche des zones de guerre, là où peu d’acteurs internationaux sont présents, il fallait donc pour ces organisations ukrainiennes se rapprocher de ces OI/ONGI[3] disposant de 99,2 % des fonds restants. Mais ces ONG locales se sont retrouvées confrontées à des pratiques contraires aux standards humanitaires élémentaires et qui menacent leur survie. Comme vécu dans d’autres contextes, c’est le transfert du risque, physique bien sûr, mais surtout administratif, qui représente le plus grand danger pour ces acteurs locaux, et donc pour la vie des populations qu’elles secourent.

L’opportunité de réformer le secteur humanitaire en Ukraine conformément aux objectifs du Grand Bargain.

Dès les premiers jours du conflit, non seulement les ONG et groupes ukrainiens se sont organisés pour supporter leur population, mais les sociétés civiles du monde entier se sont également mobilisées pour leur acheminer l’aide nécessaire. Car le mouvement des volontaires ukrainiens existait préalablement à l’invasion russe. Il était déjà à l’œuvre depuis 2014 lors de la révolution de Maïdan mais aussi du conflit du Donbass. Dans un pays gangréné par la corruption cet élan fantastique était déjà constitutif de la société ukrainienne.  Grâce à un niveau de développement et d’éducation élevés dans le pays, ces volontaires ont démontré une efficacité hors du commun. Les médecins, les ingénieurs, les logisticiens, les comptables, les informaticiens ont mis en place des processus de gestion de projet parfaitement maîtrisés, souvent issus du secteur privé, et qui auraient eu beaucoup à apprendre à de nombreux professionnels humanitaires.

Pendant ce temps, les ONG Internationales et les agences des Nations Unies ont répondu aux appels à projets des principaux bailleurs. Ils ont collecté les milliards d’euros donnés par la communauté internationale, sur des projets souvent hypothétiques, en consortium, et rarement en coordination avec les acteurs locaux. Ainsi, certaines ONG parmi les plus importantes n’avaient pas passé la frontière ukrainienne qu’elles avaient déjà déposé leurs propositions de projets aux financeurs eux-mêmes pressés de montrer leur soutien à l’Ukraine. Quand il a fallu mettre en œuvre leurs actions, non seulement il leur était interdit de s’approcher des zones de guerre en raison de leurs procédures de sécurité, mais il n’y avait finalement pas de place pour eux. En effet, ces milliers d’Ukrainiens apportaient déjà leur soutien à leur population, souvent au péril de leur vie, sans attendre personne, en utilisant leurs moyens personnels, et avec le support de la diaspora et des sociétés civiles étrangères.

Si cette situation était une opportunité unique de localiser l’aide, le système humanitaire international ne l’a pas toujours saisie.  Et quand des partenariats ont été développés, les OI/ONGI ont souvent transféré leur infinie bureaucratie sur les ONG nationales. Ainsi ils ont imposé aux acteurs locaux des règles encore plus sévères et contraignantes que celles dictées par leurs propres bailleurs, tout en ponctionnant au passage des moyens financiers qui auraient été nécessaires aux ONG nationales. La politique du risque zéro de ces acteurs humanitaires internationaux, qu’elle soit physique ou financière, les a poussés à lever encore plus haut la barre des contraintes des organisations locales. Cette démarche fait peser un risque constant d’effondrement des organisations locales les mettant en situation de défaut de paiement.

L’ONG Internationale U-Saved oeuvrant en Ukraine ©U-Saved

Le transfert du risque par les OI/ONGI sur le partenaire local : la politique du risque 0

Absence de prise en compte de la sécurité du partenaire local

S’il est dans toutes les discussions, le principe du transfert de risque physique n’est pas le problème en soi. Il est indispensable pour pallier à l’absence de possibilité pour les OI/ONGI d’accéder au terrain à cause de leurs règles de sécurité, mais aussi par un manque certain de volonté. En Ukraine, les bénévoles locaux ont traversé les lignes de front avec ou sans l’aide des OI/ONGI. Et cela était nécessaire pour secourir les populations.

Mais les moyens dont disposaient les OI/ONGI n’ont pas été mobilisés pour améliorer la sécurité des acteurs locaux. Ils ont même parfois mis en danger ces derniers. Les engagements internationaux en faveur d’une amélioration des conditions de sécurité des partenaires locaux n’ont été que trop peu respectés.

Ainsi les OSC ont pu vivre :

  • Un refus de prise en charge du matériel de sécurité (gilets balistiques, casques, moyens de communication, etc.), des assurances du personnel, ou des moyens logistiques adaptés, comme des véhicules, permettant d’affronter les conditions du terrain.
  • Une prise en compte secondaire de la gestion de la sécurité par les OI/ONGI lors des audits préalables et souvent une absence d’accompagnement dans le domaine.
  • L’imposition de processus mettant la vie des volontaires en danger comme l’obligation de collecter des informations superflues sur des terrains dangereux, ou avec des méthodes non adaptées, ralentissant le travail sur les zones de guerre.

Le transfert du risque financier et administratif sur le partenaire local

L’inéligibilité des dépenses

La politique du risque 0 des OI/ONGI entraîne une recherche systématique de dépenses inéligibles auprès du partenaire local, c’est à dire de factures dont le payement ou le remboursement est refusé. Pour se faire, les processus administratifs imposés par les OI/ONGI sur les OSC sont plus strictes que ceux de n’importe quel bailleur international. L’objectif est en effet de mettre « la barre plus haut » pour l’organisation locale et ainsi pour les OI/ONGI, d’affronter leurs propres audits avec un risque 0 d’inéligibilité des dépenses.

Cette stratégie entraîne des échanges ininterrompus sur des rapports financiers où chaque document est scruté et laissé à l’appréciation des employés administratifs de l’OI/ONGI. Pour ne pas être mis à défaut, la tendance est donc de remettre en cause toute information ou document présenté, et à déclarer inéligible une dépense sans raison valable. Cette situation dominante, donnant prérogative unilatérale de la décision financière, est contraire au droit et à la pratique.

En effet :

  • Les contrats de financement ne leur donnent pas de telles prérogatives.
  • Le personnel de l’OI/ONGI se place en auditeur financier. Or seul un expert-comptable, profession réglementée travaillant selon des normes internationales, dispose de la prérogative de considérer l’inéligibilité des dépenses.
  • Les OI/ONGI refusent souvent l’organisation d’audits financiers pour trancher les litiges.

Rapport financier versus audit mensuel

Alors que la plupart des bailleurs de fonds demandent la production de rapports financiers intermédiaires ou trimestriels, les OI/ONGI imposent des rapports financiers mensuels à leurs partenaires locaux. Ce travail est donc en flux tendu au sein de l’OSC. Il empêche les services administratifs d’exécuter d’autres tâches essentielles, et entraîne irrémédiablement des problèmes en cascades avec l’OI/ONGI.

Effectuer un état des dépenses mensuel, bien que lourd, reste pourtant possible. Mais sous couvert de rapport financier c’est bien une logique d’audit du partenaire local qui prévaut dans une politique, non seulement du risque 0, mais aussi de transfert de toute la charge de travail sur l’OSC.

Pour cela l’OI/ONGI réclame mensuellement l’ensemble de la chaîne documentaire de toute la comptabilité du partenaire local. Ceci représente tous les mois la classification de dizaines voire de centaines de documents pour chaque facture.

Il est en effet attendu que soient notamment fournis, organisés, classés, scannés, selon les règles et formats différents de chaque OI/ONGI :

  • Le rapport financier.
  • L’ensemble des factures.
  • Un voucher rédigé pour chacune des factures.
  • Les preuves de paiement de chaque facture.
  • Les documents administratifs et comptables liés à chaque facture : contrats de fournisseur ou du personnel, fiches de paye, profils de poste, publications d’annonces, bons de commande, pro-forma, devis fournisseurs, procédures d’achat, évaluations des fournisseurs (dont sanctions internationales, listes anti-terroristes etc.), etc.
  • Les preuves de réception de l’aide par les bénéficiaires.

Alors que les OI/ONGI se plaignent des contrôles permanents dont elles font l’objet, il ne s’agit que d’un seul audit par projet sur un échantillon de quelques dizaines factures. Pour le partenaire local il s’agit d’un audit en continu de 100% de la comptabilité sur plusieurs milliers de factures.

Aucune OI/ONGI, avec toute l’expérience possible, ne saurait résister à une telle contrainte, mais surtout aucune ne l’accepterait pour elle-même.

Ces processus sont donc établis pour faciliter l’ensemble du travail des OI/ONGI en contradiction avec l’intérêt du partenaire local. En effet, disposant de 100% de la chaîne documentaire prête, traduite et classée, ces organisations n’ont donc plus rien à faire pour leurs propres audits. Ils peuvent fournir tout document d’un simple clic, peu importe l’échantillon sélectionné.

Le risque 0 est ainsi atteint tout comme de substantielles économies. En effet, ces OI/ONGI intermédiaires prélèvent souvent le plus gros des frais de fonctionnement et l’ensemble des frais administratifs disponibles.

Travaux de réhabilitation sur des maisons Ukrainiennes ©U-Saved

Ensuite ce système a deux conséquences majeures dont pâtissent les bénéficiaires bien sûr, mais aussi les ONG locales :

  • Les OI/ONGI ne délivrent pas les versements des contrats au partenaire local tant que ce travail n’est pas validé par leurs services. Or explorer la chaîne documentaire peut être un processus interminable. Dans les faits, chaque rapport financier donne lieu à des demandes complémentaires incessantes et à des mois de discussions. Cela met l’OSC en possible situation de défaut de paiement et en très grand péril financier, et finalement, empêche l’aide d’être délivrée aux bénéficiaires.
  • Dans cette recherche effrénée de l’inéligible, les OI/ONGI mettent immédiatement l’OSC en situation de fautif, voire de coupable, imposant ainsi une pression inappropriée sur le personnel et une violence dans les relations de travail.

Délai de paiement

Les délais de paiement existent même en dehors de l’attente de validation des rapports financiers. Les premiers versements peuvent prendre des semaines, voire des mois après la signature des contrats. Le partenaire local se retrouve soit dans l’obligation d’attendre pour mettre en œuvre ses activités, et donc à son tour de ne pas respecter les conditions de son contrat, soit de prendre le risque d’engager de la trésorerie.

Imposition de mesures dangereuses et/ou illégales

Certaines OI/ONGI tentent d’imposer des mesures au partenaire local qui lui font perdre le contrôle de son action, toujours dans une volonté de se protéger en cas de contrôle ou d’audit.

Le fait le plus marquant est celui d’imposer à l’OSC de ne pas utiliser ses propres outils de suivi de projet, mais ceux de l’OI/ONGI. Ainsi cette dernière capte directement sur son serveur numérique les données récoltées par l’OSC pendant la mise en œuvre des activités. Elle peut les exploiter plus rapidement dans ses rapports, sa communication, ses collectes de fond et ses audits. Ceci prive à l’inverse le partenaire local de contrôle et d’accès à l’information, mais aussi de la capacité de surveiller ses actions et de les corriger.

Cette pratique est contraire à ses obligations professionnelles et légales, ce qui met l’organisation locale en péril.

En effet :

  • En tant qu’organisation humanitaire, l’OSC doit respecter les principes et les normes humanitaires, y compris les normes de qualité. Cela va de pair avec le fait de posséder son propre système de suivi-évaluation pour contrôler et justifier ses actions.
  • En tant qu’organisation chargée de la mise en œuvre dans le cadre de son partenariat, l’OSC s’engage professionnellement à suivre, contrôler et rendre compte de ce qu’elle fait.
  • Conformément à la plupart des contrats de financement, l’OSC est responsable de la chaîne documentaire et de contrôle, depuis le moment où elle reçoit les fournitures ou les fonds, jusqu’à ce qu’elle délivre l’aide. C’est une nécessité en termes d’audit.
  • En tant qu’organisation légalement enregistrée dans le pays, l’OSC s’engage à répondre à toute demande et à tout contrôle des autorités, y compris en matière de lutte contre la fraude et la corruption. Il serait juridiquement inacceptable que l’OSC ne dispose pas d’une capacité de suivi de ses activités.
  • En outre, si l’OSC accepte de contrôler ses activités et de fournir les informations nécessaires pour alimenter le système de rapport des Nations Unies (bénéficiaires ventilés par âge et par sexe, lieu, etc.), les questionnaires des OI/ONGI sont beaucoup plus larges et constituent des évaluations quantitatives sans lien avec le monitoring. Ce processus pose de nombreux problèmes car il ralentit trop le processus de travail, qui se fait parfois de porte à porte. Les conséquences logistiques et financières sont considérables. Il pose aussi des problèmes de sécurité dans de nombreuses régions où l’OSC opère à proximité des zones de conflit. En effet tout temps supplémentaire passé sur le terrain met en danger le personnel et les bénéficiaires.
Stock de pain pour la distribution aux habitants Ukrainiens dans le besoin ©U-Saved

L’absence de frais administratifs ou frais indirects

Les frais administratifs sont une question de survie pour une organisation locale comme pour une OI/ONGI.  Ils permettent au projet associatif de l’OSC de survivre mais aussi de couvrir tous les frais non pris en compte dans les coûts directs, ainsi que de faire face aux problèmes.

Cette situation est reconnue internationalement. Elle a été rappelée dans la dernière note de cadrage de la DG-ECHO de mars 2023 intitulée « promouvoir un partenariat équitable avec les intervenants locaux dans les situations humanitaires ». Les bailleurs de fonds internationaux demandent explicitement aux OI/ONGI de verser ces frais à leurs partenaires locaux. Pourtant elles sont nombreuses à refuser de le faire.

Alors que ces mêmes OI/ONGI sont à la recherche systématique de coûts inéligibles à imputer aux OSC, en les privant de frais administratifs, c’est la dernière bouée qu’ils retirent à leurs partenaires avant la noyade.

Audits préalables incohérents

Avant de lancer des partenariats, les OI/ONGI mettent en œuvre de longs et éprouvants processus d’audit préalable pour tester les compétences des ONG locales. Il peut durer des mois et mobiliser des dizaines d’employés de l’OI/ONGI, chacun ayant un secteur à évaluer : la finance, la logistique, le management, les RH, le suivi-évaluation etc. L’OI/ONGI vérifie ainsi que le partenaire dispose des procédures adéquates pour être redevable sur les financements qui lui sont accordés.

Finalement, une fois ce processus passé avec succès, et arrivé au moment de signer le contrat, il est souvent imposé au partenaire local de renier ses méthodes pour appliquer l’ensemble des procédures internes de l’OI/ONGI sans qu’aucune condition du contrat ne soit négociable. Non seulement ces procédures sont adaptées à la taille de l’OI/ONGI qui peut avoir un budget annuel de plusieurs milliards de dollars. Mais chaque OI/ONGI dispose aussi de ses propres procédures. Le partenaire local travaillant avec plusieurs OI/ONGI se retrouve rapidement dans une position intenable.

Cette situation est souvent due au fait que la décision finale d’un contrat appartient à la direction financière des OI/ONGI. Celle-ci dispose de la validation définitive et n’a souvent pas suivi les longs mois de tractations entre son organisation et l’OSC. Quand arrive le moment de la signature, les financiers appliquent leur politique du risque 0, et imposent les conditions les plus contraignantes du standard.

Obligation d’utilisation de comptes dédiés aux projets

L’obligation d’utiliser un compte bancaire dédié par contrat de subvention est également une menace pour le partenaire local. Il lui retire toute sa capacité de gestion budgétaire, compétence essentielle pourtant évaluée lors des audits préalables. Ainsi le partenaire local se retrouve à gérer des comptes multiples dans des imbroglios administratifs pour l’allocation des coûts.

Mais beaucoup plus menaçant, le partenaire local se retrouve dans l’impossibilité de jouer sur sa trésorerie, entre ses différents contrats, sachant que les versements tardifs par les OI/ONGI, parfois en dehors des dates du projet, poussent rapidement l’OSC dans une situation de défaut de paiement pouvant l’amener à sa dissolution.

Présence d’organisations internationales comme UNHCR aux côtés des ONG ©U-Saved

Conclusion

Nous pouvons retenir que :

  • Les OI/ONGI imposent souvent des processus aux partenaires locaux contre lesquels elles se sont souvent battues par le passé, et qu’elles seraient elles-mêmes incapables de respecter.
  • Les OI/ONGI développent des financements d’OSC sur le modèle, non du partenariat mais de la sous-contraction, dans une relation inégalitaire, parfois de véritable position dominante.
  • Les contraintes contractuelles des OI/ONGI obligent les organisations locales à augmenter leurs masses salariales et leurs charges avec des moyens limités, les délais ou l’arrêt soudain des financements pouvant consécutivement entraîner leur faillite.
  • Elles placent les partenaires locaux dans une situation de pression permanente, chaque retard ou décision des OI/ONGI mettant en péril la survie de l’organisation.

Il faut toutefois considérer que la pression subie par les OI/ONGI se répercute également en cascade sur leur personnel administratif en lien avec les OSC.

Dans ce cadre il paraît essentiel que :

  • Les bailleurs de fond internationaux respectent leurs engagements pris lors du Grand Bargain et reforment leurs fonctionnements pour un financement direct et bien plus important des acteurs locaux.
  • Les OI/ONGI réforment leurs fonctionnements pour permettre une transition vers la localisation de l’aide.
  • Les bailleurs de fond internationaux, qui les premiers ont imposé les normes du risque 0, se saisissent de la question du transfert du risque administratif sur les partenaires locaux. Ce problème des relations contractuelles avec les partenaires locaux doit par ailleurs être considéré au plus vite au niveau des instances dirigeantes des OI/ONGI.
  • L’aide humanitaire internationale doit décider la fin de la politique du risque 0 qui n’est pas applicable en zone difficile, le risque étant finalement assumé par les partenaires locaux. Les bailleurs de fonds internationaux doivent accompagner les OI/ONGI dans cette nouvelle orientation.

 

[1] https://fts.unocha.org/countries/234/summary/2022

[2] Le présent document utilisera indistinctement les expressions et abréviations Organisations Non Gouvernementales Locales (ONGL) et Organisations de la Société Civile (OSC) pour désigner les structures et initiatives humanitaires nationales ukrainiennes.

[3] Organisations Internationales (principalement agences des Nations Unies) et Organisations Non Gouvernementales Internationales.

 

François Dupaquier

François Dupaquier évolue depuis plus de 20 ans dans le secteur humanitaire sur de nombreux terrains de crise. Il est consultant en évaluation et systèmes de redevabilité au sein du cabinet d’expertise FrontView qu’il dirige (www.frontview.fr). En avril 2022, il fonde l’ONG U-Saved, active sur la ligne de front en Ukraine (https://www.instagram.com/usaved_ua). Il cherche ainsi à développer de nouvelles approches pour plus d’efficacité de l’aide. François est également producteur et réalisateur de documentaires, et auteur de romans, publié aux éditions Fayard et Flammarion (La lionne, 2023, https://editions.flammarion.com/la-lionne/9782080423948