TRIBUNE. Guerre et philanthropie par Francis Charhon

Guerre et philanthropie. Voici bien deux mots si opposés dans notre esprit et pourtant…

Destruction dans le quartier de Kiev, Photo par Aris Messinis / AFP

C’est un choc immense que de revivre pour les générations adultes ou séniors les sombres heures de l’Europe qui paraissaient rangées au rang des mauvais souvenirs et que nos jeunes ne connaissent plus qu’en livres ou en film. Un dictateur solitaire décide d’envahir son voisin pour supprimer tout ce qui en a fait un pays avec son histoire, sa culture, de l’anéantir sous les bombes, les tirs d’obus les plus divers dont semble-t-il certains à sous-munitions.  Cette méthode barbare n’est pas nouvelle pour ceux, comme les ONG ou les journalistes, qui ont eu à travailler sur les terrains d’interventions d’autres régions du globe. Le droit humanitaire est bafoué avec un cynisme qui passe par la création de faux couloirs humanitaires qui seront bombardés ou minés. En Tchétchénie, en Syrie, des villes entières furent ainsi rasées par l’armée russe, les populations civiles prises pour cibles ; les centres de santé, les écoles bombardés. Cette inhumanité choque le monde entier. Mais comment s’opposer à un projet si fou sinon entrer en guerre et déclencher un conflit majeur ? Personne ne le souhaite. Certes, l’armée ukrainienne tente de résister face à un rouleau compresseur qui avance inexorablement en écrasant tout sur son passage. On peut souhaiter, malheureusement sans trop d’espoir, que les sanctions feront réfléchir le président Poutine et que le coût de cette guerre deviendra trop lourd.

Honorer la résistance Ukrainienne et la soutenir n’empêcheront pas les souffrances abominables d’un peuple, les milliers de morts et de blessés, l’exil de dizaine de millions d’hommes et surtout de femmes avec leurs enfants, et in fine l’occupation de ce pays qui sera rasé. Déjà, des régions frontalières comme la Crimée, l’Ossétie, le Donbass ont déjà été occupées ; le rêve de la grande Russie du temps de l’URSS amènera-t-il à d‘autres interventions en Moldavie en Géorgie ? Qui s’y opposera ?

En attendant il faut faire face aux effets de la guerre et la philanthropie y a son rôle.

Rappelons que la philanthropie est un écosystème constitué d’acteurs (associations et fondations), de bénévoles et de donateurs ; ils se sont tous mis en mouvement. La réaction mondiale est à la hauteur du choc face à la violence des images et des témoignages. Des collectes immenses affluent provenant de particuliers et d’entreprises, des volontaires se pressent pour aider, pour soulager la population ukrainienne directement dans leurs pays ou dans les pays voisins. Si la Pologne et la Hongrie peuvent momentanément faire face, la Moldavie et la Slovénie sont des petits pays qui risquent la déstabilisation due à l’afflux de réfugiés. IIs ont besoin de soutiens importants et urgents de la communauté internationale. Toutes les organisations humanitaires se sont mobilisées et mises en ordre d’intervention pour répondre aux besoins des blessés, des réfugiés, pour apporter soins médicaux, aide alimentaire, abris, et soutenir les associations locales qui ont été les premières à faire face. Certaines ONG étaient déjà sur place, d’autres ouvrent des missions en Ukraine et dans les pays limitrophes. Les fondations se sont aussi mobilisées pour apporter leur soutien, non seulement en France, mais aussi au niveau européen grâce à une coordination réalisée à Bruxelles par leur représentation « Philae ». La Croix-Rouge internationale, le Haut Commissariat aux Réfugiés (HCR) et autres agences de l’ONU sont aussi en mouvement.

Dans le même temps, des ONG comme Amnesty international documentent par des témoignages, des photos et des vidéos les crimes de guerre pour pouvoir un jour amener les responsables de toutes ces atrocités devant le tribunal pénal international.

En France les opérations sont menées en coordination avec le centre de crise et de soutien du ministère des Affaires étrangères qui apporte aussi un soutien financier. Cette relation est un modèle de la relation État-associations et fondations et pourrait servir d’exemple pour la mise en place d’une stratégie ambitieuse de relation entre l’État et la société civile.

Toute ces capacités de réaction ont pu se développer en partie grâce à la générosité du public. Ces fonds privés ont donné à ces ONG la capacité de se développer. Elles ont acquis des modes d’interventions de plus en plus professionnels par des années de travail sur les terrains les plus divers (guerres, catastrophes naturelles, épidémies, famine…). Parmi les progrès réalisés, il faut noter l’internationalisation des ONG françaises : elles ont ouvert des branches dans de nombreux pays, augmentant ainsi leur capacité d’intervention et l’inclusion de personnels issus des pays dans lesquels elles agissent. D’autres efforts ont porté sur la coordination entre les ONG au niveau national sous l’égide de coordination SUD, mais aussi international par le réseau VOICE, lieux d’échanges et de partage de pratiques pour faire face aux crises à une échelle suffisante. Un forum humanitaire européen se tiendra en mars organisé par la commission européenne, financeur important de l’action humanitaire par sa division Echo . Il doit permettre de faire un état de l’action humanitaire internationale et d’en faciliter l’action. Ironie du sort, il était prévu bien avant l’intervention russe un débat sur le droit humanitaire problématique dans bien des endroits du monde.

L’immense travail réalisé par les ONG françaises n’est qu’un versant de l’action des associations et fondations.  Elles sont maintenant visibles et reconnues comme une évidence dans le paysage international.

En France, ce même secteur non lucratif mène aussi des actions importantes et nécessaires dans tous les domaines qui touchent les besoins de la société : culture, environnement, action sociale… Pourtant, il n’est pas reconnu comme un acteur à part entière.

Ce serait un projet politique fort, pour un prochain gouvernement, que de donner une reconnaissance formelle à ce secteur. Il faudrait que l‘État accepte de reconnaître le secteur non lucratif comme un secteur économique à part entière, comme le sont l’agriculture, l’industrie, les entreprises, l’artisanat…, sans vouloir en permanence réduire ses capacités d’intervention. Il ne s’agit pas d’opposer deux systèmes, mais de prendre acte que ce secteur apporte des réponses adaptées en complémentarité avec les acteurs étatiques. Par son action, aussi bien au niveau national que local, il est un rempart puissant face au délitement du lien social qui mine notre nation et un élément majeur du « vivre ensemble » indispensable à notre démocratie.

Avoir une politique philanthropique ambitieuse et assumée, avec des objectifs clairs permettrait de comprendre le sens des mesures qui sont régulièrement prises. Il deviendrait possible d’anticiper un coût en amont, plutôt que de prendre des mesures fiscales morcelées sans en peser les conséquences pour les récipiendaires et éviter d‘avancer ou reculer au gré des influences politiques. Ceci serait une véritable révolution culturelle qui demandera beaucoup de travail, du renoncement à des prérogatives, un lâcher prise de l’administration. Elle serait facilitée par une prise de position au sommet de l’État. Des assises sous le patronage du Président permettraient notamment de définir collectivement une vision de l’intérêt général, de l’engagement et de la générosité, de revisiter la gouvernance publique du secteur.

Chroniques philanthropiques, par Francis Charhon. https://www.carenews.com/chroniques-philanthropiques-par-francis-charhon/news/tribune-guerre-et-philanthropie 

Holodomor, l’Ukraine d’hier à aujourd’hui.

Paysans affamés dans une rue de Kharkiv, 1933. @Alexander Wienerberger

Samedi 26 novembre, l’Ukraine a commémoré le 90ème anniversaire de l’Holodomor, l’extermination par la faim de 4 à 5 millions d’Ukrainiens sur ordre de Staline (« loi des épis ») en 1932 et 1933. A l’époque, les instances du PCUS (parti communiste de l’Union Soviétique) et de l’Etat, ont mené une campagne de réquisition des denrées alimentaires et de limitation des déplacements pour affamer la population. Alors que les Ukrainiens mourraient en grand nombre, l’URSS exportait 3,3 millions de tonnes de céréales en 1933. Détruire l’Ukraine et collectiviser les terres des paysans, tel était l’objectif de Staline dont on connait la sinistre maxime : « La mort d’un homme est une tragédie. La mort d’un million d’hommes est une statistique ».

Aujourd’hui, en Ukraine, la destruction systématique des infrastructures électriques, de gaz et d’eau s’attaque à la population ukrainienne au moment des premières chutes de neige et d’un froid glacial. Guerre qui a déjà chassé de leurs foyers 7,8 millions d’Ukrainiens réfugiés hors de leur pays et 6,5 millions de déplacés à l’intérieur sur une population de 44 millions d’habitants ! La guerre est une réalité, mais la guerre a des lois qui sont celles des conventions de Genève, du Droit International Humanitaire (DIH). Le 18 novembre à Dublin, 83 Etats ont adopté un accord international visant à mieux protéger les civils contre l’utilisation des armes explosives en zones peuplées à l’initiative de l’ONG Humanité et Inclusion (HI) dans le cadre du Réseau international sur les armes explosives (INEW).

Aujourd’hui, alors que nous commémorons les millions de morts de faim de l’Holodomor, soyons solidaires de leurs descendants qui vivent sous les bombes dans le froid et la neige. Mais, comme il ne faut pas tout confondre, il n’est pas interdit d’aimer la littérature, la musique, le cinéma, la peinture russe, Dostoïevsky, Kandinsky, Tolstoï, Eisenstein, Boulgakov, Soljenitsyne, Andreï Roublev, Rimsky Korsakov, Bondartchouk, Tchaikovsky parmi tellement d’autres.

Borodianka, Kyiv Oblast. Photo: Oleksandr Ratushniak / UNDP Ukraine

D’hier à aujourd’hui.

En souvenir de l’Holodomor, le président Volodymyr Zelensky a lancé l’opération « Grain from Ukraine » qui prévoit l’envoi d’ici l’été de 60 bateaux ukrainiens chargés de céréales destinés à des pays comme le Yémen le Soudan ou la Somalie. Cela sera possible grâce au prolongement pour 120 jours de l’initiative de la Mer Noire, avec l’accord de la Russie. Accord qui a déjà permis d’exporter 15 millions de tonnes de céréales ukrainiennes, soit 70% des stocks. Initiative d’autant plus bienvenue que nous constatons dans de nombreux pays une dégradation dangereuse de l’alimentation des populations.

En ce début d’hiver rigoureux en Ukraine, face aux destructions qui s’amoncellent et alors qu’environ un quart de la population est actuellement sans électricité, plus que jamais l’aide humanitaire doit se déployer partout où elle est urgente et nécessaire. Si les débuts, il y 10 mois, ont été lents et poussifs avec une première phase de désorganisation due aux évacuations de personnels et alors que de grosses organisations m’étaient beaucoup de temps à agir, aujourd’hui le nombre d’acteurs engagés est significatif.

Selon OCHA1, au 10 novembre, il y a 414 ONG ukrainiennes, 111 ONG internationales, 50 gouvernements, 11 agences des Nations-Unies et 9 organisations internationales avec une coordination nationale à Kiev et une coordination opérationnelle à Dnipro à l’est. Et les financements humanitaires sont bien là. Ainsi, Thierry Mauricet, directeur général de PUI pilote un consortium de 68 millions de dollars avec des partenaires comme ACF, HI, TGH, SI.

Quand on prend connaissance du bilan de l’aide de la France2 organisée par le Centre de Crise et de Soutien du ministère de l’Europe et des Affaires Etrangères on prend mieux la mesure des diverses formes de soutien à l’Ukraine. Selon le FTS, (Financial Tracking Service) le budget pour la crise ukrainienne serait de 5 milliards de dollars cette année. C’est beaucoup mais c’est peu si l’on compare avec l’estimation des coûts de reconstruction des infrastructures et de l’habitat détruits.

La nouvelle positive, qui est à confirmer, c’est que la mobilisation des financements humanitaires pour l’Ukraine n’aurait pas diminué les financements pour les autres grandes crises (Yémen, Syrie, Afghanistan, …..). Cette année la Commission Européenne (523 ME) et les pays membres de l’Union Européenne ont mobilisés à eux seuls pour l’aide humanitaire près de 957 millions d’euros pour l’Ukraine (174 ME pour l’Afghanistan, 170 pour le Yémen, 150,7 pour la Syrie) et la Commission Européenne vient de proposer un plan de financement global à hauteur de 18 milliards en 2023.

En revanche, il y a un message fort à adresser aux institutions financières partenaires des organisations humanitaires, c’est comme le souligne François Grünewald dans sa récente évaluation3, l’importance des municipalités dans les secours et la faiblesse si ce n’est l’absence de mécanismes adaptés. C’est ce que préconise Emmanuel Rinck, directeur des missions de Solidarités International. Selon lui il est nécessaire d’adapter les cadres de partenariat des bailleurs pour permettre et faciliter la coopération sur le terrain avec les acteurs ukrainiens comme les municipalités, voire les groupes de volontaires.

Des travailleurs médicaux traitent les blessures de Volodymyr Nikiforov, 40 ans, qui a été blessé par un bombardement près de Barvenkove, dans un hôpital de Kramatorsk, dans l’est de l’Ukraine. (AP Photo/Evgeniy Maloletka)

N’oublions personne !

Alors que l’Ukraine est à la une de l’actualité depuis le 24 février, n’oublions aucune des crises qui menacent tant de populations en danger de par le monde. Cette année encore, dans Défis Humanitaires, nous vous avons informé sur l’Afghanistan, la Syrie, le Mali, Sahel, le Burkina Faso et bien sûr l’Ukraine tout en analysant des problématiques comme la sécurité alimentaire, l’accès à l’eau potable et à l’assainissement, la gestion des déchets de l’aide humanitaire, le nexus environnement-développement-humanitaire, le lien entre le dérèglement climatique et l’eau, la mutualisation des capacités logistiques.

Cette année, nous aurons publié douze éditions et 48 articles ou entretiens réalisés par autant d’auteurs que nous remercions pour leur implication et l’intérêt de leur analyse. Articles que vous pouvez retrouver archivés dans nos rubriques permanentes en page d’accueil.

Je souhaite ici à remercier les lectrices et lecteurs qui nous font confiance en suivant chaque mois nos publications et en les diffusant auprès de leurs collègues et amis. Je tiens aussi à remercier personnellement les donatrices et donateurs qui soutiennent généreusement (HelloAsso) l’existence et l’activité de Défis Humanitaires qui fêtera bientôt ces 5 ans d’activité et ces 71 éditions. Un grand merci à vous et bonnes fêtes de fin d’année.

Alain Boinet.

1Ukraine: présence opérationnelle. 

2Guerre en Ukraine : opérations humanitaires de la France

3Rapport de l’évaluation en Ukraine par le groupe URD