Identité, culture et biodiversité : le combat des peuples autochtones

Entre résilience et espoir, l’importance de la lutte pour la sauvegarde des peuples autochtones aux regards des enjeux actuels.

L’importance des liens entre les autochtones et la terre. @OHCR

Groupes sociaux et culturels distincts, les peuples autochtones entretiennent des liens ancestraux forts avec les ressources naturelles et les terres sur lesquelles ils vivent et dont ils dépendent. Celles-ci participent à forger leur identité, leur culture, mais également leur subsistance économique et leur mode de vie aussi bien matériel que spirituel.  Grâce à un mode d’organisation propre à chacun, les autochtones vivent de manière distincte de la société dominante, avec leurs propres us, coutumes et toujours en harmonie avec les terres sur lesquels ils se trouvent.

Les populations autochtones ne répondent pas à une définition précise, puisque selon la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones, l’auto-identification est considérée comme un critère fondamental, celle-ci faisant référence à leur droit de déterminer leur propre identité ainsi que leur appartenance à un groupe conformément à leurs coutumes et traditions.

À ce jour, les populations autochtones représentent 476 millions de personnes réparties dans plus de 90 pays et 5000 groupes distincts, au sein desquels plus de 6700 langues sont parlées ou signées. Il s’agit d’une véritable diversité de populations, cultures et savoirs-vivres.

Pourtant, la situation des autochtones est alarmante : ils ne forment que 6,2% de la population mondiale, mais représentent 15% du nombre d’individus qui vivent dans l’extrême pauvreté mondiale. Les peuples autochtones, souvent invisibilisés, occultés, dépeignent une réalité dont il est nécessaire de se saisir, au regard des enjeux qu’ils représentent et des défis auxquels ils sont confrontés.

Des populations marginalisées, en proie à une pauvreté accrue

Selon un rapport publié à l’occasion du 30ème anniversaire de la Convention relative aux peuples indigènes et tribaux de 1989, les populations autochtones ont trois fois plus de risques de vivre dans une situation d’extrême pauvreté que le reste de la population.

Bien que les moyens de subsistance et les activités économique des autochtones évoluent – désormais environ 45% des autochtones ont un emploi en dehors du secteur agricole primaire – et qu’ils ont un taux d’activité supérieur à celui du reste de la population (63,3% contre 59,1%), ces données s’accompagnent de déséquilibres et inégalités importantes en termes d’emplois, de conditions de travail et de rémunération.

Photo ONU/F. Charton Une famille Cakchiquel dans le village de Patzutzun, au Guatemala.

Ce rapport met en exergue que 86% des populations autochtones œuvrent dans l’économie informelle, avec bien souvent de mauvaises conditions de travail et d’absence de protection sociale, contre 66% pour le reste de la population. Plus particulièrement et sans surprise, les femmes autochtones sont davantage touchées par ces difficultés d’emploi, puisqu’elles représentent 86,5%  dans le secteur de l’activité informelle.

S’agissant de l’éducation, le rapport indique que plus de la moitié (53,3%) des femmes autochtones qui travaillent n’ont reçu aucune éducation, les femmes autochtones vivant en Afrique sont les plus désavantagées – toutes régions et catégories de revenues confondues – avec un taux de 89,9% d’analphabétisation contre 62,2% de leurs homologues autochtones.

Les femmes autochtones sont également les plus représentés dans le travail familial (environ 34%) et, seulement un quart d’entre elles occupent un travail salarié, face à 51,1% des femmes non autochtones et 30,1% des hommes autochtone.

Enfin, et pour terminer sur les inégalités salariales, les individus autochtones gagnent en moyenne 18% de moins que le reste de la population au même poste.

Ces données analysées traduisent la nécessité, induite par la pauvreté, pour les populations autochtones d’occuper un emploi, même mal rémunéré et exercé dans de mauvaises conditions de travail, dans le but de générer un revenu pour tenter de subvenir à leurs besoins.

L’importance du droit foncier autochtone dans la lutte des ODD, notamment de l’Eau

Par leurs modes de vie différenciés de celui de la culture dominante du pays dans lequel ils se trouvent, les peuples autochtones sont fréquemment exclus, non pris en compte ou encore mal représentés dans les processus décisionnels sur des questions qui les concernent bien souvent directement, notamment sur des projets affectant leurs terres ou sur l’adoption de normes ou mesures législatives pouvant porter atteintes à leurs ressources et conditions de vie.

Ancrées dans un colonialisme exacerbé, les populations autochtones se sont souvent vues déplacées de leurs terres natales au profit d’entreprises et d’exploitations des ressources naturelles présentes sur leurs territoires.

Pourtant, si le système du droit coutumier conférant propriétés de leurs terres aux autochtones est instauré, il n’est que peu effectif et illusoire tant de nombreux gouvernements empiètent sur leurs terres en ne leur conférant que des parcelles de terrain en guise de propriétés et s’octroyant la quasi-totalité de leurs espaces.

Cette atteinte au droit foncier à des conséquences néfastes. Elle est vectrice de conflit, de précarité pour les populations autochtones vivant initialement de ces ressources, mais est également un danger pour l’environnement, notamment en menaçant les cultures et systèmes de savoirs mis en place par les populations autochtones et qui participent initialement à une meilleure intégrité écologique, à protéger la biodiversité et donc la santé environnementale à plus grande échelle.

En effet, l’Economiste en chef des Nations Unies, Elliot Harris, déclarait : « Garantir les droits collectifs des peuples autochtones sur les terres, les territoires et les ressources ne sert pas seulement à leur bien-être, mais aussi à relever certains des défis mondiaux les plus pressants, comme le changement climatique et la dégradation de l’environnement. »

Au cours de la Conférence des Nations-Unies sur l’Eau (22 au 25 mars 2023), les peuples autochtones, les Etats membres et le système des Nations Unies se sont mis en accord autour d’engagements conjoints pour transformer la gouvernance de l’eau, et s’adapter au climat, à la biodiversité. Depuis toujours, les populations autochtones gèrent et gouvernent les ressources en eau, quel que soit l’environnement dans lequel elles se trouvent, que l’eau soit présente en abondance ou en faible quantité sur des terres semi-arides ou très sèches. Les différentes méthodes, bien souvent ancestrales, des autochtones permettent d’arborer de nouvelles approches, extrêmement pertinentes et utiles dans la lutte contre la crise de l’eau douce. La conférence a permis de mettre en exergue les pratiques actuelles des autochtones dans la gestion de leurs ressources en eau, ainsi que d’établir une feuille de route pour favoriser l’inclusion de ces méthodes dans la gouvernance de l’eau mais également affirmer de nouveaux engagements dans la protection du droit foncier des autochtones, nécessaires au regard de l’implication des peuples autochtones dans la politique de gestion de l’eau qui contribue considérablement à répondre au changement climatique, aux systèmes alimentaires et au maintien de la biodiversité.

À titre d’exemple, une tribu de chasseurs-cueilleurs vieille de 40 000 ans obtient des droits légaux sur ses terres ancestrales en Tanzanie, ce qui lui permet de protéger ses forêts contre les agriculteurs et les éleveurs qui cherchent à les défricher. La déforestation dans le territoire central des Hadzabe a depuis diminué, alors qu’elle a augmenté de manière significative dans la région. Les populations d’éléphants d’Afrique, de chiens sauvages d’Afrique, de lions et de léopards, qui sont menacés d’extinction, ont augmenté et les Hadzabe ont gagné plus de 450 000 USD grâce à l’échange de droits d’émission de carbone. Pour en savoir plus, cliquez ici.

Les autochtones renvoient à des acteurs indispensables dans la lutte contre la crise de l’eau douce et dans le maintien de la biodiversité. Leurs différentes approches et méthodes de gouvernance des ressources est un atout clé au regard des enjeux climatiques actuels. Pour cela, il est donc primordial d’assurer et de sécuriser leurs droits fonciers, tout en adoptant une gouvernance plus inclusive et en promouvant des investissements publics adaptés aux cultures ancestrales et aux systèmes de gestion des populations autochtones ainsi que dans la lutte contre l’extinction des langues autochtones, élément clé dans la transmission des savoirs.

Des cultures menacées

À ce jour, sur les 6700 langues autochtones signées et parlées, 40% d’entre elles sont menacées, faute de locuteurs. La disparition d’une langue met en péril la transmission du patrimoine immatériel, des coutumes et des savoirs, qui peuvent s’avérer vitaux sur le plan culturel, sociétal mais également écologique au regard des défis actuels que nous devons relever (changement climatique, épuisement des ressources, maintien de la biodiversité). En 2022, le décès de Critina Calderon, dernière personne à parler parfaitement la langue du peuple yagan au Chili illustre la menace d’extinction des langues autochtones. Selon l’UNESCO, une langue disparait toutes les deux semaines et plus de 1500 d’entre elles seraient en voie d’extinction dans un avenir proche. 67% des langues répertoriées le sont dans des zones à forte biodiversité où les individus ont une parfaite connaissance de leur environnement, au sein duquel ils ont accumulé une multiplicité de savoirs écologiques, qui ont une valeur mondiale très importante.

« Des vocabulaires élaborés sont construits autour de sujets avec une importance économique, socioculturelle mais aussi écologique particulière », rapport de l’UNESCO.

UNICEF/Des fillettes d’une communauté autochtone lisent dans la cour de l’école primaire Ban Pho, dans la province de Lao Cai, au Viet Nam.

Les causes de disparitions des langues sont liées à la fois à la pratique, à la reconnaissance complexe de ces langues, à l’absence de diversité des langues utilisées mais également aux conséquences directes de l’oppression subie par les peuples. En effet, au Canada, on recense 1,7 millions d’autochtones et pourtant, c’est moins de 16% qui pratiquent une langue autochtone. L’ethnologue de la nation huronne-wendate Isabelle Picard, interrogée par Radio Canada estime que les gouvernements  « ont des responsabilités morales et politiques dans la transmission et conservation de ces langues », en rapport à la sombre affaire des pensionnats autochtones, mis en lumière récemment.

Ainsi donc, il est indispensable de mettre en œuvre des outils pour pouvoir perpétuer et faciliter l’enseignement de ces langues et empêcher cet héritage linguistique de disparaitre, dans un dessein impérieux pour la préservation de la diversité, l’identité et l’intégrité des peuples autochtones mais également des connaissances vitales servant aux enjeux climatiques actuels.

Vers une reconnaissance plus effective des peuples autochtones et de leurs droits

Au cours des vingt dernières années, la reconnaissance des droits des peuples autochtones a fortement progressé, comme en témoigne la mise en place de plusieurs instruments et mécanismes internationaux : la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones adoptée en 2007 et la Déclaration américaine sur les droits des peuples autochtones  en 2016, mais aussi la ratification par 23 pays depuis 1991 de la Convention relative aux peuples indigènes et tribaux, l’instauration de l’Instance permanente des Nations Unies sur les questions autochtones, la création du Mécanisme d’experts sur les droits des peuples autochtones et la mise en place d’un Rapporteur spécial sur les droits des peuples autochtones.

En Juin 2019, le Canada a adopté une loi reconnaissant que « les langues autochtones font partie intégrante des cultures et des identités des peuples autochtones de la société canadienne » et créa un bureau du commissaire aux langues autochtones, efforts appréciés par le chef de l’Assemblée des Premières Nations du Canada, Perry Bellegarde.

Photo : ONU/Mark Garten Tadodaho Sid Hill, chef de la nation Onondaga, prononce un discours à la Conférence mondiale des peuples autochtones.

Plus récemment, l’UNESCO se mobilise pour la sauvegarde du patrimoine culturel des autochtones. En 2022, dans le but de prolonger le travail de « l’année internationale des langues autochtones », l’ONU a décidé de lance une Décennie internationale des langues autochtones (2022-2032). Parmi les différentes actions mises en place, la publication de l’Atlas mondial des langues autochtones destiné à rassembler et diffuser les données relatives aux langues dans le monde et dans chaque pays, a été salué par le Rapporteur spécial des nations unies sur les droits des peuples autochtones, «  les langues autochtones jouent un rôle essentiel dans la définition de la relation autochtone avec la Terre mère, la préservation du territoire autochtone, la transmission de la vision du monde, de la science, de l’histoire et de la culture autochtones et l’éradication de la faim en maintenant l’intégrité des systèmes alimentaires autochtones ».

Dans ce même esprit, d’autres moyens voient le jour, comme le lancement d’un cours en ligne – un MOOC – portant sur l’initiation au Dongba, l’écriture de la minorité ethnique Naxi du Yunnan, en Chine. Celui-ci, disponible en quatre langues a pour but de toucher des milliers d’individus à travers le monde et de permettre de contribuer à la sauvegarde de ce patrimoine culturel. A l’instar, à la suite d’un débat multipartite à l’ONU sur le développement des médias communautaires autochtones, il a été décidé que de nombreux efforts seront fait pour promouvoir l’accès au contenu et aux services des médias dans les langues indigènes, notamment pour diffuser plus largement l’information pour les communautés locales et renforcer la voix des autochtones dans la couverture médiatique.

Toutes ces tendances sont induites par le Plan d’action global qui guide la mise en œuvre de la lutte pour la préservation de la culture des peuples autochtones, dans le cadre de cette Décennie. Le Plan aborde tous les aspects de la vie quotidienne des locuteurs. Il plaide pour un meilleur accès à l’alimentation, à la justice et aux services de santé, à la cohésion sociale, à l’autonomisation numérique, à la culture, à la biodiversité, à l’accès à l’emploi dans le contexte de la revitalisation, de la culture et de la durabilité des langues autochtones.

A l’orée de cette Décennie, le chemin est encore long et les efforts doivent se poursuivre. Il s’agit là d’une nécessité à la fois individuelle au regard de la protection identitaire et culturelle des individus mais également globale dans l’importance des éléments de réponses permises par les cultures autochtones dans la protection de la biodiversité et la gestion des ressources face aux enjeux climatiques actuels auxquels nous faisons face.

Inès Legendre 
Finissante en Master 2 Droit et Relations internationales à l’Université de Montréal.

Sauve qui peut mondial !

Réfugiés de la RDC attendant dans le centre de transit de Nyakabande Transit Center dans la ville de Kisoro, Uganda. BADRU KATUMBA / AFP (7 juin 2022)

Réfugiés, conflits, RDC, Ukraine, OTAN, blé, BRICS, humanitaire !

130 jours de guerre en Ukraine ont déjà provoqué 5,5 millions de réfugiés et 6,28 millions de déplacés à l’intérieur du pays sur une population totale de 44 millions d’habitants. Et les combats font rage dans le Donbass chassant les habitants des zones de front.

Le 20 juin, à l’occasion de la « Journée Mondiale des Réfugiés », le HCR (Haut-Commissariat des Réfugiés des Nations-Unies) annonçait que le monde comptait 89,3 millions de personnes déracinées de force à la fin 2021, mais ce nombre est passé à 100 millions en mai 2022. Dans le même temps, signalons une information positive, 5,7 millions de personnes déracinées sont retournées dans leur pays d’origine en 2021.

Notons que plus des deux tiers de l’ensemble des réfugiés, sans compter les déplacés internes, proviennent de cinq pays seulement : Syrie (6,8 millions), Venezuela (4,6 millions), Afghanistan (2,7 millions), Soudan du Sud (2,4 millions) et Myanmar (1,2 million). Pays connaissant des guerres civiles ou des troubles graves.

Ainsi, en République Démocratique du Congo (RDC), depuis le début de l’année, plus de 700 000 personnes ont dû fuir leurs habitations et le pays compte 5,9 millions de personnes déplacées internes. Mais ces chiffres bruts nécessitent d’être complétés pour mieux en comprendre les drames humains.

Le Coordinateur Humanitaire des Nations-Unies en RDC, Philippe Lemarquis, dénonce les 11 sites de déplacés attaqués en Ituri par des groupes armés, au Nord-Kivu et au Sud-Kivu, les 15 structures de santé et écoles prises pour cible depuis le début de l’année. Rien que dans l’Ituri, 128 structures de santé ont été mises hors d’usage. Et que dire des 116 incidents de sécurité qui ont visés les humanitaires et leurs matériels !

En RDC comme ailleurs, si nous savons que l’humanitaire ne va jamais sans risque, il est essentiel de rappeler sans cesse avec force et conviction que les civils doivent être protégés et que les humanitaires ne sont pas des cibles !

Pour mettre les chiffres en perspective, comme Défis Humanitaires le propose à ses lecteurs, afin d’ anticiper les crises à venir comme les capacités humanitaires nécessaires pour y faire face, soulignons que le nombre de réfugiés et déplacés a plus que doublé en dix ans (2010-2020) et que les conflits et la démographie en Afrique vont encore augmenter le nombre de personnes à secourir dans les années à venir si la prévention des crises et les solutions politiques sont absentes ou impuissantes !

Courrier International n° 1650 du 16 au 22 juin

Connaitrons-nous « l’ouragan de famines » que craint Antonio Guterres, secrétaire général des Nations-Unies ?

C’est Annia Ciezadio qui écrit dans The Washington Post (1) que 28% des exportations mondiales de blé proviennent d’Ukraine et de Russie, mais qu’au total, les exportations ne représentent que 30 % de la production mondiale ! En attendant, 22 millions de tonnes de céréales sont toujours bloquées en Ukraine. Et si le blé Russe ne fait pas l’objet de sanctions, celles-ci s’appliquent par ailleurs aux chaînes logistiques et financières nécessaires pour le vendre et l’acheminer.

Quand on sait qu’un tiers du blé importé par le Moyen-Orient et l’Afrique venait de Russie et que la moitié du blé du PAM (Programme Alimentaire Mondial des Nations-Unies) provenait en 2021 de l’Ukraine et de Russie, il y a de quoi s’alarmer. Depuis notre dernière édition de Défis Humanitaires, concernant l’idée de « couloirs humanitaires » ou de « corridor du blé », rien ne s’est encore vraiment concrétisé début juillet. Si Martin Griffiths, secrétaire général adjoint des Nations-Unies chargé des questions humanitaires, et Rebecca Grynspan, secrétaire générale de la CNUCED (Conférence des Nations-Unies sur le commerce et le développement) préparent un accord global incluant « l’exportation sécurisée des céréales ukrainiennes par la mer et l’accès aux produits alimentaires et aux engrais russes sur les marchés mondiaux, particulièrement pour les pays en voie de développement », le compte à rebours de la faim est déjà bien engagé en ce mois de juillet.

Déjà la pandémie de la Covid-19 avait provoqué une grave perturbation des chaînes logistiques et une augmentation des prix. Pour mémoire, rappelons que la faim menaçait 811 millions d’êtres humains en 2005, 607 millions en 2014 et 811 millions en 2020. Combien seront-ils cette année ?

Déjà en Egypte, premier pays importateur de céréales dans le monde couvrant 80% de ses besoins, le Maréchal Al-Sissi appelle au dialogue national afin d’anticiper les conséquences dangereuses d’une inflation galopante et du manque de pain.

Au Kenya, selon le Mail & Guardian de Johannesburg, le prix d’un sac de 2 kg de blé a augmenté de 25% et le prix de l’huile de cuisson de 42% depuis le mois d’avril 2021.

Plus grave encore, selon The Guardian, le système alimentaire mondial menace de s’effondrer. Système complexe détenu à 90% par 4 grands groupes mondiaux pratiquant une logique de flux constant, ce système alimentaire s’est développé sur le modèle des banques qui prévalait lors de la crise de 2008 et, comme à l’époque, « une perturbation peut faire basculer l’ensemble ».

S’il devient urgent de diversifier la production mondiale et de renforcer «…les facteurs susceptibles d’empêcher un effondrement systémique », il convient aussi d’abord d’alimenter en blé les pays et populations qui en ont un urgent besoin aujourd’hui même.

Sommet de l’OTAN durant lequel la Turquie signe un accord avec la Suède et la Finlande pour leur d’adhésion à l’OTAN. ©OTAN (CC BY-NC-ND 2.0)

Escalade militaire en Ukraine.

Depuis la fin juin, on a l’impression d’être entré dans une nouvelle phase d’escalade de la guerre en Ukraine. La réunion du G7 avec ses sanctions renforcées, le Sommet de l’OTAN avec les demandes d’adhésion de la Finlande et de la Suède, les tensions autour de l’enclave Russe de Kaliningrad, la livraison d’artillerie lourde à longue portée et, bientôt, de missiles sol-air NASAMS américain à moyenne et longue portée le démontre. Sans doute s’agit-il d’un soutien renforcé militaire face aux difficultés de l’armée ukrainienne dans le Donbass.

La riposte de la Russie ne s’est pas fait attendre quand le porte-parole du Kremlin, Dimitri Peskov, déclare que la guerre contre l’Ukraine « pourrait s’achever en un jour, si les forces ukrainiennes déposaient les armes et se pliaient aux conditions de la Russie ». Rien de moins.

Sur le terrain, les Russes se sont emparés de la ville de Severodonesk et de Lyssychansk. Déjà les frappes se portent sur les nouvelles cibles, à Kramatorsk et Sloviansk. Les Ukrainiens renforcent leur puissance de feu, notamment à l’aide des canons français Caesar et des obusiers américains M771 et, prochainement, des lance-roquettes HIMARS d’une portée de 80 km.

Canon français Caesar livré à l’Ukraine.

Autant dire que la priorité de part et d’autre est à la guerre et qu’elle durera au moins jusqu’à l’hiver qui gèle les combats et les positions. Cela représente plus qu’un doublement du temps de la guerre, de 4 à 9 mois et, par conséquence, de destructions pour les populations, les infrastructures. L’armée ukrainienne est en mauvaise passe dans le Donbass mais elle peut espérer une usure de la machine militaire russe alors qu’elle-même se bat chez elle et qu’elle peut mobiliser des soldats nombreux et motivés. La prochaine ligne de front va s’établir durant l’été devant les villes de Sloviansk et Kramatorsk et nous allons vivre de nouveaux déplacements de populations, des blessés, des morts et des villes rasées, sans parler des crimes de guerre. Par conséquent, les humanitaires devraient augmenter leurs secours dans l’urgence comme dans la durée.

Un changement de monde.

La rupture semble maintenant consommée et pour longtemps entre la Russie et ce que l’on peut qualifier de monde occidental avec l’Europe en première ligne. Vu de Paris, Washington, Bruxelles ou Berlin, nous pouvons penser que la Russie est isolée, à quelques exceptions près, et comme le dit le Président de la République, Emmanuel Macron, qu’elle a commis une erreur stratégique majeure que certains voudraient lui faire payer au prix le plus fort par la défaite.

Mais, vu de Pékin, Delhi, Pretoria ou Dakar, c’est assez différent. Pour preuve, au moment même où se réunissait le G 7 et l’OTAN, le Groupe des BRICS se réunissait à Pékin. Celui-ci rassemble donc le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud qui représente 41 % de la population mondiale, 24% du PIB et 13% du commerce international. Parmi les sujets abordés figurait celui de la réforme du système multilatéral. Le président chinois, Xi Jimping, a dénoncé à la tribune « l’élargissement des alliances militaires » en spécifiant que les sanctions étaient une arme à double tranchant qui allait revenir comme un « boomerang ». Ce qui fait dire à certains commentateurs que la Chine a clairement choisi son camp !

14ème Sommet des BRICS à Pékin 24/06/2022. Jairus Mmutle/GCIS (CC BY-ND 2.0)

Le ministre des Affaires étrangères chinois, Wong Yi, a d’ailleurs appelé nombre de pays à rejoindre les BRICS et particulièrement l’Indonésie ou se déroulera le prochain G20 auquel Vladimir Poutine devrait participer au mois de novembre prochain.

Simultanément, la Chine a augmenté ses importations de pétrole brut de 55% entre mai 2021 et mai 2022. Et l’Inde à multiplié par 9 ses importations de pétrole brut, même si elle cherche à diversifier ses achats de matériels militaires majoritairement russes.

La Russie est donc moins isolée que cela et d’autres alliances se nouent qui vont dessiner les relations internationales, si ce n’est les cristalliser en alliances concurrentes. C’est un changement de monde auquel nous assistons avec l’Ukraine comme déclencheur ou plutôt même comme accélérateur !

Et l’humanitaire dans tout cela ?

Le monde s’antagonise, devient plus incertain et plus conflictuel. Les règles hier encore communément admises sont remises en cause. La période qui a suivie la chute du mur de Berlin et la disparition de l’URSS, il y a une trentaine d’années, tourne la page et nous entrons dans l’inconnu des nouveaux rapports de force internationaux.

Ne sommes-nous pas déjà dans une guerre mondiale des hydrocarbures et du gaz, de l’alimentation en céréales, en engrais et entre des modèles politiques antagonistes, une guerre des mémoires et des ambitions ?

La guerre en Ukraine va-t-elle durer, s’amplifier, déborder ou ira-t-elle vers une solution négociée. Une nouvelle guerre froide commence t’elle quand le ministre des Affaires étrangères Russe, Sergueï Labrov, déclare qu’un nouveau rideau de fer s’abat sur l’Europe ? En tout cas, Vladimir Poutine aura réussi à renforcer l’OTAN et l’Union Européenne, à stimuler leur esprit de défense.

C’est dans ce contexte que s’est ouvert début juillet à Lugano en Suisse une conférence réunissant 40 pays et de nombreuses organisations internationales mobilisés pour définir les conditions de la reconstruction de l’Ukraine. Cela pourrait sembler venir à contre-temps, cependant la reconstruction sera longue et couteuse. Alors, autant s’y préparer dès maintenant.

En tout cas, l’action humanitaire aura beaucoup à faire avec un monde moins globalisé, moins de multilatéralisme, avec plus de souveraineté et de volonté d’indépendance et de reconnaissance. Pour que l’humanitaire ne sorte pas éreinté de la grande lessiveuse de l’histoire à un moment ou la nécessité des secours n’aura jamais été aussi urgente, il va falloir appliquer nos principes sans transiger sur le fond tout en s’adaptant beaucoup sur la forme afin de ne pas laisser les victimes seules face à l’adversité, à la cruauté, sauver des vies, reconstruire et promouvoir un avenir à l’espérance et au droit des peuples à être libre et à se développer.

En espérant que cet article vous sera utile, je vous remercie personnellement pour le soutien que vous pouvez nous apporter (faireundon) pour permettre la publication régulière de Défis Humanitaires.

Merci et rendez-vous à la prochaine édition début août.

Alain Boinet.

 

– (1) Dans Courrier International n° 1650 du 16 au 22 juin, vous trouverez un très bon dossier sur “L’arme du blé”.