Villes bombardées

Conjuguer plaidoyer et réponse opérationnelle humanitaire pour mieux protéger les civils

@Mossoul, Irak. Bâtiments détruits autour de la vieille ville de Mossoul, du côté ouest de la ville. © T. Nicholson / HI

Dans le domaine de la protection des civils, dans un contexte de montée en puissance d’acteurs qui défient ouvertement le droit international, obtenir de nouveaux engagements de la part des Etats représente un vrai défi de plaidoyer pour les ONG. Concentrer les efforts sur une problématique spécifique en s’appuyant sur un petit groupe d’Etats convaincus : telle est la stratégie qui a abouti à ce que 83 Etats adoptent une nouvelle Déclaration Politique sur les armes explosives en zones peuplées. Certes, le nouveau texte est non contraignant, mais il engage les signataires, et il traite de la principale menace pour les civils dans les conflits contemporains. Au-delà des changements qu’il appelle dans les pratiques militaires, cet instrument représente aussi un levier pour améliorer la réponse humanitaire dans ce type de contexte. Pour peu que les acteurs humanitaires s’en saisissent…

Bombardements urbains : la menace numéro 1 pour les civils

Les bombardements et pilonnages dans les villes constituent aujourd’hui la principale menace pour les civils dans les conflits armés. L’organisation Action on Armed Violence recueille depuis plus de 10 ans des données sur les victimes civiles de la violence armée, et une tendance constante se dégage : lorsque des armes explosives sont utilisées en contexte urbain ou zones peuplées, 90% des victimes sont des civils.

Cette réalité est pointée de façon croissante par le Secrétaire Général des Nations Unies ces dernières années. Une coalition d’acteurs de la société civile [1] s’est formée pour documenter la question et faire pression sur les Etats. Le CICR a également mené un travail de fond et tenu sa position face à des Etats qui, tout en étant engagés dans le processus, prônaient surtout le statu quo, arguant de l’exemplarité de leur propres pratiques et politiques militaires.

Chaque année, des dizaines de milliers de civils sont ainsi tués ou blessés. En 2022, 2 399 incidents liés aux armes explosives dans des zones peuplées ont fait 18 163 victimes, dont 94% étaient des civils. 17 pays sont concernés mais la majorité des victimes ont été recensées en Ukraine, en Afghanistan, en Somalie ou en Syrie [2].

Fatehia a dix ans. En février 2019, son école a été frappée par une attaque aérienne. Sa meilleure amie est morte à côté d’elle et Fatehia a perdu sa jambe. Les équipes HI l’ont accompagnée à travers un soutien psychosocial, un appareillage et des séances de réadaptation. © ISNA Agency / HI

Changer les pratiques et politiques militaires pour mieux respecter le Droit International

Bien évidemment, une partie de ces frappes sont clairement illégales au regard du Droit International Humanitaire (DIH) puisqu’elles sont intentionnellement dirigées contre des personnes ou bien civils. La zone grise se situe dans les cas où les cibles sont bien militaires, mais situées dans des environnements urbains densément peuplés. Dans ces contextes, le respect de principes de précaution et de proportionnalité nécessite une révision des politiques et pratiques militaires, y compris pour les Etats qui se considèrent comme « vertueux » au regard du DIH. Cela concerne le choix des armes, les méthodes de ciblage, les chaines de commandement. Cela implique aussi de prendre en compte l’ensemble des dommages causés aux civils lors de la collecte d’informations et de données, en particulier, les effets indirects, ou effets dominos. La destruction d’infrastructures civiles essentielles, comme les réseaux d’eau, les centrales électriques, les stations d’essence, les écoles, les centres de santé… ont des effets pour les civils qui s’étendent bien au-delà du moment et du lieu de l’attaque.

En novembre dernier, une nouvelle Déclaration Politique internationale a été adoptée par 83 Etats, dont certaines des grandes puissances militaires (Etats-Unis, Royaume-Uni, France…) pour limiter et encadrer l’usage des armes explosives en zones peuplées et donc revoir les politiques et pratiques militaires en ce sens.

La Déclaration contient aussi un certain nombre d’engagements sur les volets de l’accès humanitaire et l’assistance aux victimes, tous deux essentiels pour la protection des populations civiles. La dynamique initiée ouvre une fenêtre d’opportunités pour identifier les meilleures pratiques, les promouvoir auprès des bailleurs et sensibiliser l’ensemble de la communauté humanitaire.

En effet, ce type de contexte représente des défis particuliers pour la réponse humanitaire, d’une part en raison de l’ampleur des dévastations causées, et d’autre part en raison des difficultés spécifiques d’accès et de sécurité pour les organisations.

Cérémonie officielle du Monument au Civil inconnu dans les jardins du château de Dublin le 18 novembre 2022. Ce Monument au Civil inconnu est érige en hommage aux victimes civils des conflits contemporains et pour dénoncer une pratique intolérable : les bombardements en zones peuplées. Ici Nujeen refugiée syrienne. A l’arrière plan les membres du Parlement européen et de Parlements nationaux. © A. Bachès / HI

Des dévastations à grande échelle pour les civils dans les villes…

L’utilisation en zones urbaines d’armes explosives souvent conçues pour être utilisées dans des champs de bataille ouverts, entraîne des dommages de grande ampleur et sur le long terme.

L’environnement urbain accroît encore la vulnérabilité des êtres humains. Les ondes de choc sont surmultipliées dans les espaces clos ou semi clos typiques des villes. Nous sommes aussi très fragiles face aux projections de débris multiples. Les blessures psychiques profondes et durables, concernent des communautés entières traumatisées par la vie sous les bombes, et viennent s’ajouter aux blessures physiques.

En outre, l’emploi de telles armes entraîne des déplacements massifs et laisse des régions entières contaminées par les restes explosifs de guerre. Ceux-ci représentent alors un danger à court et long terme pour les civils, démultiplié par la configuration en contexte urbain.  L’un de nos experts en déminage a décrit la ville de Kobané comme un millefeuille d’explosifs. On parle d’une contamination en 3D, où les dangers sont sous les gravats, à la surface, et accrochés dans les étages. Le risque est extrême pour toute personne restée sur les lieux ou y retournant : habitants regagnant leur maison pour déblayer les ruines, agriculteurs désirant cultiver leur terre, techniciens chargés de la réparation d’infrastructures détruites…

…qui représentent un défi pour la réponse humanitaire

L’ensemble de ces facteurs rendent particulièrement complexes l’organisation de la réponse humanitaire.

Il s’agit d’assurer les soins médicaux d’urgence adaptés pour un afflux massif de blessés, dans un contexte où les infrastructures de santé peuvent être impactées. Le suivi nécessaire des patients pour des soins de réadaptation est compliqué et limité par les déplacements multiples. La profondeur et la gravité des traumatismes psychiques nécessitent un accompagnement par des professionnels de la santé mentale, à une échelle et sur une durée qui vont bien au-delà des capacités des organisations humanitaires et des systèmes de santé nationaux.

Les difficultés d’accès, inhérentes à tout contexte de conflit sont parfois insurmontables dans des contextes de bombardements urbains massifs. La nécessaire évacuation des civils se heurte à des écueils de taille et la mise en place de corridors humanitaires peut se révéler une fausse bonne idée, entre autres parce qu’invariablement, une partie de la population n’aura pas la possibilité ou la volonté d’évacuer. Le plus souvent ce sont des personnes âgées ou handicapées, qui se retrouvent alors dans une situation dramatique, dans une zone soumise à des attaques encore plus intenses et avec une possibilité encore plus réduite d’accéder à l’aide et la protection humanitaires.

L’ensemble de la réponse humanitaire se trouve entravée, retardée, compliquée par la nécessité de garantir un niveau minimum de sécurité pour les équipes et pour les bénéficiaires eux-mêmes face aux risques des bombardements et à la contamination qui en résulte. En Ukraine, la réponse humanitaire se vit aux rythme des nuits entrecoupées par les alertes, des déplacements et plannings suspendus, modifiés, retardés par la menace qui pèse sur telle ou telle zone, de la contrainte de devoir repérer les abris potentiels.

Ces contextes impliquent que les bailleurs intègrent pleinement les coûts additionnels et fassent preuve de flexibilité face à l’incertitude et au risque. Par ailleurs les enjeux de ce qu’on appelle « l’action contre les mines » devraient être pleinement compris et intégrés dans les instances de coordination humanitaire.

 

Anne Héry

Après plusieurs années à l’OCDE, elle intègre l’ONG Handicap International en tant que déléguée à Paris, en charge du lien avec les réseaux associatifs et les pouvoirs publics. Entre 2010 et 2013, elle est Directrice des relations extérieures et du plaidoyer chez Secours Islamique France. Elle est aujourd’hui directrice du plaidoyer et des relations institutionnelles pour la Fédération Handicap International – Humanité & Inclusion. Dans le cadre de son travail, elle a voyagé sur le terrain en Afrique, en Asie et au Moyen-Orient pour collecter des données et produire du matériel de plaidoyer. Elle a été impliquée dans différents réseaux et coalitions pour plaider pour le désarmement et la protection des civils, l’action humanitaire ou les politiques de développement inclusives du handicap.

 

[1] INEW (International Network on Explosive Weapons)

[2] Rapport du Secrétaire Général des Nations Unies sur la Protection des Civils dans les conflits armés, mai 2023.