Se donner les moyens de lutter contre l’impunité des agresseurs de travailleurs humanitaires.

Une tribune de Philippe Ryfman, parue dans Alternatives Humanitaires, le 26 novembre 2020.

 

 

 

 


Philippe Ryfman Spécialiste des questions non gouvernementales et humanitaires

Un été meurtrier. Les nombreux assassinats de travailleurs humanitaires survenus ces derniers mois ont relancé le débat dans le milieu de l’aide. À l’acceptation des risques et au renforcement des protocoles de sécurité, faut-il ajouter des mesures de protection juridique ? Philippe Ryfman expose son point de vue, en s’interrogeant sur une qualification spécifique et en mettant l’accent sur le scandale de l’impunité.

Sept travailleurs humanitaires (six français et un nigérien) en poste au Niger pour l’organisation non gouvernementale (ONG) ACTED et leur guide ont été assassinés à Kouré, à proximité de Niamey, le 9 août 2020. Ils voulaient simplement profiter d’un temps de détente, avant de reprendre un travail harassant et à haute intensité au service de populations vulnérables. Il s’agit d’un massacre, terme adéquat pour une exécution délibérée, de sang-froid et dans des conditions atroces. Ne pas nommer exactement la scène de crime relève d’une litote malsaine et critiquable.

Un sujet chassant l’autre, cette tuerie ne fait déjà plus l’actualité, même si elle y a opéré un bref retour avec sa revendication par l’État islamique le 17 septembre. Pourtant, si de dignes et justes hommages ont été rendus aux victimes, ce crime absolu ne saurait aucunement relever d’une fatalité inéluctable, autre manière de l’euphémiser. Au contraire, son extrême gravité doit inciter à y revenir et à engager une réflexion de fond sur sa véritable nature et partant les mesures à adopter pour prévenir sa répétition. Car il est loin de représenter un acte isolé.

Une statistique publiée quelques jours plus tard à l’occasion de la Journée mondiale de l’aide humanitaire le 19 août (date commémorative d’un autre massacre(1)) le confirme. Elle fait en effet état d’une augmentation sur l’année écoulée de 18 % du nombre de victimes (tuées, blessées ou enlevées) chez les humanitaires : 2019 a été ainsi la plus violente depuis la création de cet outil de mesure(2). En dépit d’analyses parfois ambiguës, les attaques contre le personnel humanitaire – quels que soient sa nationalité, religion, genre, couleur de peau – ne sont donc le plus souvent ni le fruit du hasard ni des phénomènes exceptionnels. Au contraire, elles témoignent de la volonté délibérée de commanditaires et de donneurs d’ordre, qu’il s’agisse d’États ou de groupes armés, de cibler celui-ci.

D’autres agressions ont eu lieu peu avant comme depuis le massacre de Kouré. En juillet, au Nigeria, cinq humanitaires – dont un salarié d’Action contre la Faim – enlevés en juin par un groupe affilié à l’État islamique en Afrique de l’Ouest étaient tués par leurs ravisseurs. Le 10 août, le directeur de l’ONG Agronomes et Vétérinaires Sans Frontières au Guatemala, mourrait dans un guet-apens tendu dans le nord-est du pays. Le 16 septembre, l’attaque par un groupe armé d’un convoi humanitaire de l’ONG World Vision au Nord-Kivu (République démocratique du Congo [RDC]) a causé la mort d’un travailleur humanitaire, un autre étant grièvement blessé. Deux jours plus tard, trois employés de Caritas étaient kidnappés, toujours dans l’Est de la RDC. Cette litanie d’agressions, enlèvements, assassinats et de massacres n’est pas acceptable. Elle n’est pas réductible à la seule problématique du risque sécuritaire.

Certes, ce macabre dénombrement recoupe une dimension mathématique intrinsèque : la progression constante du volume de l’aide humanitaire annuellement délivrée sur la planète (il a décuplé en dix ans) influe mécaniquement sur les ressources humaines en charge de sa délivrance. Toutefois, cet aspect est hiérarchiquement mineur par rapport à la cause principale de l’insécurisation croissante de leur cadre de travail. C’est-à-dire la dégradation accélérée tant de l’acceptabilité que de l’acceptance – soit l’assentiment à la présence, et leur réception – d’acteurs impartiaux, neutres et indépendants par les différents protagonistes de conflits armés. Ce recul – s’il n’est pas une première historiquement – prend aujourd’hui des formes de radicalité extrême, alors qu’auparavant on observait essentiellement des refus d’accès, des expulsions ou encore des emprisonnements ou des séquestrations à durée limitée.

Ce rejet de l’aide humanitaire a des causes variées : juridiques (ignorance ou remise en cause du droit international humanitaire), sociologiques, anthropologiques, culturelles, religieuses. Pour y faire face et protéger leurs employés, les acteurs humanitaires – ONG, composantes du Mouvement Croix-Rouge/Croissant-Rouge, agences spécialisées des Nations unies – ont progressivement mis en place un assortiment de mesures individuelles et collectives combinant normes de sécurité drastiques, sélection de nationalités, interculturalité, dialogue au plus près du terrain avec les communautés, groupes sociaux, sociétés civiles, leaders, religieux, belligérants. La tragédie de Kouré va certainement conduire à un nouveau renforcement de ce dispositif technique(3) et à la reformulation, déjà récurrente, d’une demande de protection juridique accrue(4). Toutefois, face à cette montée des risques extrêmes, dans laquelle le facteur politico-idéologique devient prégnant – ce serait se voiler la face que de l’occulter –, cela ne constituera qu’une réponse partielle à l’impunité quasi générale des auteurs et commanditaires de tels crimes.

Dès lors, combattre celle-ci en s’en donnant les moyens devient crucial. À la fois pour que justice soit rendue, mais aussi en tant qu’instrument de dissuasion ou du moins de limitation de tels actes. Lutter contre cette impunité, c’est d’abord faire preuve de clarté dans la qualification exacte sur le plan pénal, pareillement sans euphémisation. À cet égard, le fait d’avoir confié, en France, l’enquête judiciaire au Parquet national antiterroriste (PNAT) appelle de sérieuses réserves. Certes, ce massacre de masse présente des similitudes avec divers actes de terrorisme de ces dernières années, mais l’y réduire revient à assimiler cette catégorie de criminels à des auteurs d’attentats parmi d’autres.

Plutôt que l’incrimination de « terrorisme », n’aurait-il pas fallu retenir celle de « crime contre l’humanité » ? Ce qui aurait alors conduit à confier les investigations au pôle « Crimes contre l’humanité, crimes et délits de guerre », lui-même rattaché au PNAT. Si l’extension de la notion de crime contre l’humanité aux attaques contre les humanitaires fait certes débat – y compris au sein et entre organisations –, elle mériterait néanmoins d’être considérée. Après tout, il s’agit de civils, objets de meurtres ou d’autres actes inhumains dans nombre de cas pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire des tiers impartiaux. En outre, l’incrimination de « crimes de guerre » est, elle, déjà admise (dans le cadre de leur définition) pour les agressions visant les personnes dites « protégées », dont le personnel humanitaire fait précisément partie (voir Protocole additionnel I de 1977 aux Conventions de Genève). Enfin, certaines infractions criminelles requièrent une désignation particulière, afin de les combattre plus efficacement. Le débat ouvert ces dernières années autour de la notion de « féminicide », en France comme dans d’autres pays, en est une illustration.

L’absence de caractérisation distinctive de l’homicide d’un humanitaire vient, en tout cas, de montrer ses redoutables retombées avec la remise en liberté le 3 septembre 2020 – dans le contexte des exigences formulées par les talibans en Afghanistan – des deux auteurs de l’assassinat de Bettina Goislard, une ressortissante française qui était la représentante du Haut Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés à Ghazni, en 2003. En dépit des efforts de la diplomatie française, cette libération n’a pu être empêchée. Il aurait pu en aller différemment avec une spécification ad hoc.

Les ONG ne devraient pas s’en remettre uniquement aux États, aux organisations internationales ou aux juridictions, mais au contraire prendre elles-mêmes les choses en main.

Au-delà – et en vue de faire cesser le scandale de l’impunité – les ONG ne devraient pas s’en remettre uniquement aux États, aux organisations internationales ou aux juridictions, mais au contraire prendre elles-mêmes les choses en main. D’abord en construisant une coalition – avec l’appui de chercheurs, d’experts et de citoyens – pour faire reconnaître la spécificité des exactions contre les humanitaires en situation de conflit armé, de manière qu’une politique pénale appropriée en découle. Ensuite en documentant, en échangeant et en mutualisant les informations que chacune recueille sur leurs potentiels auteurs, commanditaires et complices, afin de constituer des bases de données fiables et enrichies en permanence.

Ces dernières années, plusieurs organisations humanitaires ont commencé à y travailler(5). Toutefois, elles l’ont fait à leurs niveaux respectifs, sans échanges véritables, ni mutualisation, ni partage des mêmes codes. L’aggravation du risque et l’exigence de justice devraient les amener à passer à un stade supérieur et à prendre des initiatives fortes. Cette mobilisation devant s’inscrire dans la durée pour être efficace, elle pourrait passer par la création d’une structure collective, dotée de moyens suffisants, sous forme d’un centre spécialisé. Il appuierait à la fois le plaidoyer en la matière et documenterait, centraliserait, partagerait les données recueillies sur les exactions subies et leurs auteurs ainsi que commanditaires présumés, avant de les communiquer (le cas échéant) à des juridictions nationales ou internationales. Divers précédents historiques attestent de la pertinence d’une telle méthode, du Centre Simon Wiesenthal ou de l’action de Beate et Serge Klarsfeld pour l’identification et la poursuite d’acteurs civils ou militaires de la Shoah, au Collectif des parties civiles pour le Rwanda des époux Gauthier. En montrant le chemin, les ONG françaises – comme souvent – joueraient un rôle pionnier.

1. L’attentat à la bombe perpétré contre le Bureau des Nations unies à Bagdad (Irak), le 19 août 2003. Parmi les vingt-deux victimes se trouvaient plusieurs travailleurs humanitaires. Symboliquement, depuis 2008, cette date a été retenue par les Nations unies pour l’hommage annuel à l’engagement et au dévouement des personnels des organismes d’aide.
2. Organisation mondiale de la Santé, « Journée mondiale de l’aide humanitaire 2020 : hommage aux travailleurs humanitaires en première ligne », 19 août 2020, https://www.who.int/fr/news/item/19-08-2020-world-humanitarian-day-2020-a-tribute-to-aid-workers-on-the-front-lines
3. C’est-à-dire, probablement, une accentuation du recours aux technologies de distanciation (drones, véhicules autonomes, robots…), au traçage et à la géolocalisation en temps réel de tous les déplacements, ainsi qu’à leur éclatement en microgroupes circulant dans des véhicules séparés. La conséquence indirecte, mais inévitable, en serait de réduire la dimension de solidarité humaine, d’échange, de dialogue et de partage des travailleurs de l’aide avec les populations vulnérables destinataires de celle-ci.
4. Il a beaucoup été question en septembre 2020 d’un projet de résolution de l’Assemblée générale des Nations unies (AGNU) ou du Conseil de Sécurité (CSNU) rappelant diverses normes du droit international humanitaire à ce propos, voire les redéfinissant. La tenue purement virtuelle – du fait de la pandémie de la Covid-19 – de l’AGNU, la paralysie du CSNU du fait des rivalités entre puissances et surtout les désaccords sur le contenu d’une telle résolution – y compris à l’intérieur de la communauté humanitaire – n’ont débouché à ce jour sur aucune initiative concrète.
5. Par exemple, Action contre la Faim-France à la suite du massacre de dix-sept de ses employés en 2006 à Muttur, une ville de l’Est du Sri Lanka. Durant des années, l’ONG a accumulé et recoupé une série d’informations sur les possibles commanditaires et auteurs présumés de cet autre crime de masse. Voir sur le sujet le remarquable documentaire d’Anne Poiret, fort symboliquement intitulé « Muttur : crime contre l’humanitaire » (Prix Albert Londres 2007). Pareillement, l’ONG ACTED a beaucoup documenté l’assassinat par décapitation revendiqué par l’État islamique de l’un de ses employés, britannique, en Syrie le 14 septembre 2014.

 

Biographie • Philippe Ryfman

Philippe Ryfman est spécialiste des questions non gouvernementales et humanitaires sur la scène internationale. Avocat au Barreau de Paris, il est aussi professeur et chercheur associé honoraire à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne. Dernier ouvrage paru, en codirection avec Sandra Szurek et Marina Eudes : Droit et Pratique de l’action humanitaire, LGDJ, 2019. Il est également membre du conseil d’orientation de la revue Alternatives Humanitaires. 

Philippe Ryfman sur Défis Humanitaires :

“Entretien avec Philippe Ryfman, co-directeur du Traité de droit et pratique de l’action humanitaire”.

Géopolitique de l’action humanitaire.

L’humanitaire sanctionné ?

Une interview avec Thierry Mauricet, directeur général de Première Urgence internationale, sur les conséquences des régimes de sanctions et de mesures anti-terroristes sur les transferts bancaires des organisations humanitaires.


Alain Boinet : Thierry, peux-tu nous préciser quelles sont les conséquences concrètes des régimes de sanctions et des mesures anti-terroristes sur les transferts bancaires des organisations humanitaires pour financer leurs projets d’aide aux populations victimes des crises et quelles en sont les conséquences ?

Thierry Mauricet : L’aide humanitaire apportée par les ONG ne peut se faire sans moyens financiers. Au-delà de la collecte de fonds issue de la générosité publique (et qui témoigne de la confiance des citoyens dans l’humanitaire non gouvernemental), la plupart des ONG bénéficient de financements issus de bailleurs institutionnels, telle la Commission Européenne, ou différentes agences onusiennes comme UNHCR, UNICEF, PAM, pour ne citer qu’elles. De même de nombreux états allouent des fonds aux agences d’aide comme les États-Unis par l’entremise de The United States Agency for International Development (USAID) ou The Office of U.S. Foreign Disaster Assistance (OFDA) ou encore la Grande-Bretagne par celui du DFID (Department for International Development), sans oublier par le biais du Centre de Crise et de Soutien (CDCS) du Ministère des Affaires Étrangères ou de l’Agence Française de Développement (AFD).

Il est fréquent que ces financements concernent des programmes d’assistance à des populations vivant dans des pays sous embargos et/ou sous sanctions financières mises en place par l’ONU, l’Union européenne, The Office of Foreign Assets Control (OFAC) of the US Department of the Treasury, sans oublier les états, dont la France. Les bailleurs publics de l’aide humanitaire ne l’ignorent évidemment pas. En accordant des fonds aux ONG, ils reconnaissent que les organisations humanitaires dans leur travail de terrain ne sont pas concernées par ces régulations.

Cependant, à partir de janvier 2015, suite à la lourde sanction financière imposée à BNP Paribas par le Ministère de la Justice américaine pour avoir violé l’embargo américain sur certains pays, les banques françaises ont toutes progressivement durci leurs règles de conformités bancaires. Si cette démarche est compréhensible (car elles relèvent de la Loi de Régulation Bancaire et Financière et du Code monétaire et financier), elle aboutit à rendre aujourd’hui extrêmement complexe voire parfois impossible de transférer les fonds nécessaires à la mise en œuvre des projets d’aide humanitaire vers les pays sous embargos et/ou sous sanctions financières, alors que des crises humanitaires s’y déroulent. Il arrive même que ces normes de conformité s’étendent à des états tiers non concernés par un régime de sanctions internationales, mais situés dans des zones considérées comme « à risque ».

Les pays concernés par les régimes géographiques et/ou thématiques (pour lutter contre le financement du terrorisme) de sanctions en vigueur sont actuellement les suivants :

Afghanistan, Biélorussie, Burundi, République démocratique du Congo, Corée du Nord, Guinée-Bissau, Guinée, Iran, Irak, Liban, Libye, Mali, Myanmar, Nicaragua, Niger, République Centrafricaine, Somalie, Soudan, Soudan du Sud, Syrie, Ukraine, Venezuela, Yémen, Zimbabwe. Les ONG y sont partout présentes.

Une infirmière examine un enfant lors d’une consultation dans un centre de santé soutenu par l’ONG d’aide humanitaire Première Urgence Internationale, à Bangui, capitale de la République Centrafricaine, le 18 janvier 2018 / ©Gwenn Dubourthoumieu

Les banques françaises demandent ainsi systématiquement que chaque transfert soit documenté (contrat de travail et fiche de paie pour les salaires des expatriés lorsque leur nom ou leur nationalité est suspectée, contrat du/des bailleurs de fonds institutionnels pour l’envoi de trésorerie ou paiements des fournisseurs sur les pays d’intervention, etc.). Cette lourdeur administrative de plus en plus accentuée est pourtant aujourd’hui pour une ONG presque le cas « idéal », car nombreuses sont les banques qui désormais refusent totalement l’exécution des ordres de transfert à destination de ces pays en dépit de toutes les autorisations et dérogations obtenues et produites par les ONG de la part de la DG Trésor, des Nations unies et de l’Office of Foreign Assets Control (OFAC).

Les transferts de fonds sont indispensables à la mise en œuvre de l’aide humanitaire sur le terrain, et pour cela, les ONG basées en France ont besoin de recourir au système bancaire français. Mais compte tenu des blocages liés à une interprétation excessive des règles de conformité par la quasi-totalité des banques, elles sont de plus en plus souvent dans l’obligation de demander à leurs personnels de procéder à l’acheminement physique et en numéraire des fonds nécessaires à la poursuite des projets d’aide ou de recourir à des systèmes parallèles de transfert de fonds via des agents de transfert monétaires. Ces modalités alternatives de transfert de fonds limitent les capacités d’action des ONG et font encourir des risques sécuritaires à leurs personnels. En effet, au-delà des risques encourus par les transferts physiques, les retards de paiements des fournisseurs locaux peuvent également entraîner de graves problèmes sécuritaires sur les personnels des ONG.

Pour illustrer sous un autre angle ces difficultés bancaires, les ONG font également face à des problèmes pour réceptionner les fonds qui leurs sont alloués par les bailleurs institutionnels. En effet, lorsque ces paiements sont adressés aux ONG et qu’ils concernent un projet dont l’action se déroule dans un pays faisant l’objet d’un embargo et/ou de sanctions, il n’est pas rare que ces paiements soient bloqués par la banque récipiendaire au motif que cette transaction est contraire à sa politique de conformité (y compris lorsque ces fonds sont adressés par l’US Department of State, qui est l’équivalent du Ministère de l’Europe et des Affaires Étrangères).

Ces difficultés de transfert et de réception des fonds impactent la trésorerie des ONG et par voie de conséquence leurs équipes sur le terrain, ce qui constitue un frein, pour ne pas dire une entrave, aux opérations de secours et d’assistances qui sont pourtant indispensables aux populations vulnérables auxquelles nous venons en aide.

Face aux risques d’emploi frauduleux des fonds dans des crises où opèrent des groupes qualifiés de terroristes, les ONG humanitaires ont pris de nombreuses mesures de protection et de contrôle, quelles sont-elles et est-ce suffisant ?

La redevabilité et la transparence constituent des élément-clés de la légitimité des ONG humanitaires. Se prémunir de tout risque de détournement de fonds est une préoccupation de tous les instants. Rendre des comptes sur les fonds dont elles disposent, la manière dont elles les utilisent, les programmes qu’elles conduisent font partie intégrante de leur gestion opérationnelle et financière. Divers codes de conduite, auxquels de nombreuses ONG adhèrent, ainsi que des pratiques organisationnelles largement partagées rappellent d’ailleurs la nécessité pour toute association de se considérer comme responsable, tant à l’égard des bénéficiaires de l’aide, que vis-à-vis des donateurs.

Dans la pratique, la réalisation de ces objectifs mobilise diverses parties prenantes au sein et autour de l’ONG : les financeurs privés ou publics de l’aide avec leurs exigences de rigueur, de transparence, de redevabilité, de traçabilité et d’efficacité ; le personnel national et international de l’ONG pour lequel l’engagement, la motivation et la qualité sont des valeurs cardinales ; les populations destinataires des programmes de l’ONG qui, dans leur situation de vulnérabilité, attendent rapidité, efficacité, qualité, pertinence et pérennité.

Robina Awujia, sage-femme pour Première Urgence Internationale, vient d’aider à mettre au monde la petite Adut Mabior, au centre de santé de Majak Kaar, situé au nord-ouest du Soudan du Sud, le 30 avril 2018 / ©Gwenn Dubourthoumieu

En vue de respecter ces exigences diverses, et d’expliquer aux bailleurs, au public et à tout organisme de contrôle, la façon dont les dons et financements sont répartis, à quelles fins ils ont été utilisés et les résultats attendus, les associations ont toujours mis en œuvre des mécanismes concrets visant à mobiliser et responsabiliser ceux qui sont en charge de la réalisation des projets et se soumettre, en parallèle, à des processus externes d’évaluation des résultats et de redevabilité.

Il importe de noter que ces dernières années les ONG ont été confrontées à une augmentation exponentielle des dispositifs de contrôle et d’audit (ex ante et ex post) de la part des bailleurs publics, en dépit de leur caractère parfois redondant ou en décalage avec les réalités opérationnelles. Ces contraintes administratives croissantes entraînent une forte augmentation du nombre des personnels employés par les ONG pour qu’elles restent en capacité de les satisfaire.

Pourtant, le « Grand Bargain », lancé lors du Sommet Humanitaire Mondial en mai 2016, s’était conclu par un accord pris entre les plus grands donateurs et agences humanitaires (24 États dont l’Angleterre, les USA, la France, l’Allemagne, la Suède, la Suisse, et la Commission européenne) les engageant à améliorer l’efficience et l’efficacité de l’action humanitaire sous différents aspects, dont l’harmonisation et la simplification des exigences en matière de rapports.

Cet engagement est en fait resté sans effet et chaque bailleur de fonds a toujours tendance à appréhender de façon unique les éléments de sa relation avec les ONG, lesquelles doivent alors jongler entre diverses politiques, contraintes administratives et opérationnelles, modes et cadres de fonctionnement.

Pour démontrer que les ONG atteignent les objectifs des programmes ayant justifié la levée de fonds, il serait temps que les bailleurs publics s’attachent à trouver, dans leurs demandes légitimes de redevabilité, le juste équilibre entre les processus opérationnels de délivrance de l’aide, et la mise en place des politiques, systèmes et procédures de contrôles.

Tu as initié, il y a déjà plusieurs années, cette question au sein de la CHD puis de Coordination Sud et dans le cadre du Groupe de Concertation Humanitaire avec le Centre de Crise et de Soutien du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères. Qu’est-ce-qui a été fait jusqu’à présent et où en êtes-vous aujourd’hui ?

En février 2017, un groupe de travail intitulé « Accès humanitaire & Système bancaire » s’est constitué au sein de la Coordination Humanitaire & Développement (CHD), collectif regroupant 52 ONG. Dès sa création, ce groupe a rassemblé plus d’une vingtaine d’ONG adhérentes ou invitées. Toutes les ONG ayant participé à cette première rencontre ont fait état des mêmes difficultés en matière de transferts bancaires et de leurs inquiétudes croissantes de ne plus pouvoir poursuivre leurs opérations de secours si ces blocages persistaient et/ou s’amplifiaient.

En conclusion de cette première rencontre, il a été décidé d’organiser au plus vite une rencontre entre les ONG et les différents Ministères et administrations de l’État impliqués dans cette problématique (le Ministère de l’Europe et des Affaires Étrangères, le Ministère des Armées, le Ministère de l’Intérieur et le Ministère de l’Economie et des Finances, afin que puisse être arrêtée une position commune sur ce sujet, dans une optique tripartite (État/ONG/Banques) de transparence et de sécurisation mutuellement agréées et garanties, pour que les banques exécutent à nouveau, et en toute confiance, les ordres de transferts bancaires à destination des pays sous sanctions ainsi que des États voisins.

Après explication de la problématique et sollicitation adressée au Directeur du Centre de Crise et de Soutien de l’époque, une réunion fut organisée fin 2017. Autour d’une même table se sont réunis quelques ONG adhérentes de la CHD, les représentants de la DG Trésor, de l’Autorité de Contrôle Prudentiel et de Résolution (ACPR), de l’organisme de Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins (TRACFIN), du Ministère de la Défense, du Ministère de l’Intérieur ainsi que plusieurs responsables des services de la conformité d’établissements bancaires français. Pour la plupart de ces administrations et services, la problématique exposée et ses conséquences fut quasi une découverte.

S’en sont suivies de nombreuses rencontres entre les ONG, le CDCS, la DG Trésor et certains services de conformité des banques (qui pour ces deux derniers n’avaient à l’origine aucune connaissance des processus pourtant courants de redevabilité, de contrôle et de conformité déjà pratiqués par les ONG).

Parallèlement à ces discussions, certaines recommandations et déclarations ont été faites sur cette problématique afin que soit pris en considération le positionnement spécifique des ONG telles que la Commission Nationale Consultative de Droits de l’Homme dans son avis d’octobre 2018, le Conseil de sécurité des Nations Unies dans sa résolution 2462 de mars 2019 ou le Groupe d’Action Financière (GAFI) au travers de sa recommandation N° 8.

Première Urgence Internationale en Irak / ©Thibault Savary

En 2019, les blocages bancaires se sont poursuivis et renforcés. L’approche maximaliste de la gestion du risque a conduit certaines banques françaises à clôturer les comptes d’ONG au motif que leurs activités avaient lieu dans des pays faisant l’objet d’embargos et de sanctions, ou demandant la signature de lettre d’affirmation stipulant que l’ONG concernée s’interdisait d’intervenir dans certains pays faisant l’objet de ces mêmes sanctions. Coordination SUD (regroupant 175 ONG) s’est à son tour impliquée activement dans ce plaidoyer, et le nouveau Directeur du CDCS s’est à son tour emparé du sujet. Mandaté par le Directeur adjoint de cabinet du Ministre, les initiatives sous l’égide du CDCS se sont multipliées (réunions interministérielles, réunions de concertation à Bruxelles) et les rencontres ONG/DG Trésor/banques se sont poursuivies.

Début janvier 2020, quelques représentants d’ONG ont été invités à rencontrer le Président de la République pour évoquer la situation humanitaire en Syrie. C’est à cette occasion que j’ai pu évoquer les difficultés que nous rencontrions en matière de transferts bancaires. Le Président a découvert l’ampleur des problèmes induits par ces blocages du système bancaire et a demandé à la Cellule diplomatique de l’Élysée de se saisir du sujet. Malheureusement, la pandémie de la Covid-19 a touché la France à son tour quelques semaines après cette rencontre stoppant ainsi la dynamique engagée.

Ces 4 années écoulées se résument à un véritable chemin de croix pour acculturer toutes ces parties prenantes qui ne connaissaient pas le fonctionnement des ONG. Les convaincre des bonnes pratiques mises en place par les ONG (pourtant bien connues du MEAE), et démontrer sans cesse leur professionnalisme et leur grande rigueur, sans pour autant obtenir de réel assouplissement de la part des banques, bien au contraire.

Le 21 janvier 2018, Morgane Faber, logisticienne pour Première Urgence Internationale, réceptionne des médicaments destinés à l’hôpital de Ndele et aux 20 centres de santé soutenus par l’ONG au nord de la Centrafrique / ©Gwenn Dubourthoumieu

Qu’en est-il des pratiques des partenaires institutionnels en France, qu’il s’agisse du CDCS et de l’AFD ? A ce sujet, il semble que l’AFD demande maintenant aux ONG partenaires d’établir des listes des bénéficiaires à leur transmettre. Qu’en est-il et comment réagissent les ONG humanitaires. ?

La hausse des crédits alloués à l’action humanitaire et les lois et réglementations nationales et internationales en matière de Lutte Contre le Blanchiment et Financement du Terrorisme (LCB/FT) conduit les bailleurs institutionnels français à demander aux ONG bénéficiaires de leurs subventions de mettre en place un nombre croissant de processus de redevabilité et de traçabilité des flux financiers.

Depuis le début de cette année, le CDCS et l’Agence Française de Développement (AFD) ont renforcé les clauses de leurs conventions de subvention enjoignant les ONG bénéficiaires à procéder au criblage de toute personne morale et physique pouvant faire l’objet d’une transaction financière ou monétisable. En d’autres termes, tout personnel expatrié et national, tout fournisseur et autre prestataire de service, toute ONG partenaire doit, avant contractualisation et paiement, faire l’objet d’une vérification par le biais de logiciel de criblage permettant de s’assurer que ces personnes morales et physiques ne figurent sur aucune liste de sanctions ou embargos des Nations Unies, de l’Union Européenne et de la France.

De nombreuses ONG partenaires du CDCS et de l’AFD ne disposent pas de logiciel de criblage dont le coût annuel se chiffre à 20 000,00 euros, ni les personnels, en nombre suffisant, nécessaires au traitement de ces innombrables et chronophages opérations de saisies.

Pour le CDCS, considérant la prévalence du Droit International Humanitaire (DIH), le criblage se limite aux transactions partenariales, commerciales et salariales avec toute personne morale et physique. A ce jour, le criblage est demandé pour chaque facture et au 1er euro, et pour tout personnel rémunéré avant embauche puis à période régulière, cette modalité s’appliquant également pour toute personne morale partenaire.

En revanche l’AFD, considérant la prévalence des réglementations bancaires sur ses conventions de subvention, ajoute au périmètre retenu par le CDCS le criblage de toute transaction liée aux programmes basés sur des transferts monétaires et de toute donation monétisable (une simple paire de béquilles est considérée comme bien susceptible d’être revendu et pouvant donc contribuer au financement du terrorisme) en faveur de toute personne physique incluant ainsi les bénéficiaires « ultimes » de l’aide (quel que soit leur âge).

Parmi les clauses LCB/FT de ces conventions il est stipulé que le bénéficiaire (l’ONG signataire) de la subvention déclare que «  il n’a pas fourni directement ou indirectement de soutien matériel ni aucune autre ressource à toute personne ou entité qui commettrait, tenterait de commettre, préconiserait, faciliterait ou participerait à des Actes de Terrorisme, ou a commis, tenté de commettre, préconisé, facilité ou participé à de tels Actes » introduisant ainsi une notion paradoxale de faculté « prédictive » que pourrait avoir une ONG, la rendant responsable juridiquement en cas de manquement.

Des discussions sont en cours avec le CDCS pour préciser les modalités de criblages afin de les rendre effectives sous un angle bénéfice/risque.

En revanche, plus d’une dizaine de conventions de subventions, bien qu’approuvées par l’AFD, ne sont toujours pas signées à ce jour par les ONG bénéficiaires.

Ces ONG argumentent que les clauses LCB/FT des conventions de l’Agence les contraindraient à devoir cribler les bénéficiaires « ultimes » de l’aide et que ce criblage est contraire à leurs valeurs et aux principes du DIH, une ligne rouge qui ne peut pas être franchie. Cribler les bénéficiaires « ultimes » reviendrait à ne plus les sélectionner sur la base de leurs besoins, ce qui ferait perdre aux ONG leur impartialité, une grave entorse aux principes humanitaires, et aurait pour conséquence de les priver de leur capacité d’accès.

Une sage-femme de l’ONG d’aide humanitaire Première Urgence Internationale examine une femme enceinte lors d’un accouchement au centre de santé de santé primaires de Majak Kaar, au nord-ouest du Soudan du Sud, le 30 avril 2018. / ©Gwenn Dubourthoumieu

Dans la perspective de la prochaine Conférence Nationale Humanitaire qui aura lieu à Paris le 17 décembre, que proposez-vous avec les ONG humanitaires pour faire face à un risque de diminution, voire parfois de paralysie, de l’aide humanitaires dans certains pays.

Les sujets relatifs à « L’impact des régimes de sanctions et des mesures anti-terroristes sur l’aide humanitaire » et le « Respect du Droit International Humanitaire et accès humanitaire » seront abordés sur deux tables rondes distinctes lors de la CNH. Le choix de ces thématiques par les ONG et la rédaction de ces deux intitulés de tables rondes révèlent à eux seuls le niveau d’inquiétude des acteurs de l’aide humanitaire.

Lors de sa déclaration à l’Assemblée Générales des Nations-Unies du 22 septembre dernier, Emmanuel Macron a rappelé l’importance du respect du droit international humanitaire et des droits fondamentaux de chacun. Il a annoncé la construction d’une initiative pour assurer l’effectivité du droit international, la protection du personnel humanitaire et la lutte contre l’impunité. M. Macron a également souligné le fait que l’Espace humanitaire est un patrimoine commun qu’il faut protéger en garantissant l’accès aux populations civiles comme la protection des personnels qui les soutiennent, et que « La neutralité de l’action humanitaire doit être respectée et sa criminalisation endiguée ».

Le Président doit assister à la prochaine session de la Conférence Nationale Humanitaire. Les ONG attendent de lui qu’à cette occasion, et dans la continuité de ses récentes déclarations à l’Assemblée Générales des Nations-Unies, il annonce la mise en place de mesures concrètes pour mettre un terme à l’impunité de ceux qui attaquent les personnels humanitaires et la mise en œuvre de mesures de sauvegarde de l’espace humanitaire, afin de garantir et respecter l’indépendance et la neutralité des acteurs humanitaires.

Il est également attendu que face à l’accroissement des régimes de sanctions et mesures anti-terroristes qui font porter des risques sécuritaires et juridiques sur les ONG, il annonce les mesures d’exemption spécifique à l’action et aux acteurs humanitaires réaffirmant ainsi la prévalence du DIH sur toute autre considération.

Les attentes des ONG sont à la hauteur des menaces qui pèsent sur l’Espace humanitaire et les acteurs de l’aide : très fortes.

Qui est Thierry Mauricet ?

Après une formation en école de commerce à l’Institut Européen des Affaires, en droit à l’université de Paris X et une activité professionnelle de publicitaire pendant 7 années, Thierry Mauricet a co-fondé l’association Première Urgence en juin 1992 pour venir en aide aux populations assiégées dans Sarajevo en Bosnie-Herzégovine. De 1994 à 2011, il a exercé la fonction de Directeur Général de l’association.

Depuis avril 2011, il est le Directeur Général de Première Urgence Internationale, association issue de la fusion des ONG Première Urgence et d’Aide Médicale Internationale.

Première Urgence Internationale a pour objectif d’apporter une aide intégrée dans les domaines de la santé, la sécurité alimentaire, la nutrition, la réhabilitation et la construction d’infrastructures, l’accès à l’eau, l’hygiène et l’assainissement, la relance économique, l’éducation et la protection, en faveur des populations victimes de crises humanitaires.

Le budget annuel de Première Urgence Internationale est de 120 M€. Il nous permet de mettre en œuvre 150 projets menés dans 26 pays en faveur de plus de 7 millions de personnes vulnérables.

Activités associatives :

– Administrateur de la Fédération de la Voix de l’Enfant du le 14 mars 1995 au 18 novembre 2006 ;

– Membre de la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme du 10 mai 1999 au 25 mars 2009 ;

– Secrétaire de la Coordination Humanitaire et Développement du 6 mai 2013 au 4 juin 2018 ;

– Président de la Coordination Humanitaire et Développement depuis le 4 juin 2018 ;

– Administrateur de Coordination SUD depuis le 13 décembre 2018 ;

– Administrateur référant Commission Humanitaire du Conseil d’Administration de Coordination SUD depuis le 26/09/19 ;

– Membre du Groupe de Concertation Humanitaire du Centre de Crise et de Soutien de MEAE depuis sa création en novembre 2013.