Où va le Sahel ?

Entretien avec Gilles Yabi du Think Tank Wathi

©United Nations Chad

Alain Boinet : Bonjour Gilles, pourriez-vous vous présenter ainsi que le Think Tank Wathi dont vous êtes le fondateur ?

Gilles Yabi : Bonjour et merci pour l’invitation. Je dirige Wathi, Think Tank citoyen de l’Afrique de l’Ouest, qui met à la disposition d’une partie du continent africain (les 15 pays de la Communauté Economique des Etats d’Afrique de l’Ouest – CEDEAO – et son voisinage qui le lie aux autres régions du continent) une plateforme de réflexion collective sur les enjeux du présent et du futur.

Wathi est né de la conviction que toutes les sociétés ont besoin d’une masse critique d’hommes et de femmes qui, au-delà de leurs propres domaines de compétence et d’activité, s’intéressent aux questions d’intérêt général. Depuis sa création en 2014 (le site internet a été ouvert au public en septembre 2015), Wathi est un think tank assez atypique, par son engagement citoyen et par le fait qu’il n’est pas spécialisé sur un ou des thèmes particuliers, sur des questions économiques, sécuritaires, éducatives, sanitaires ou politiques par exemple. Nous considérons que nos sociétés ont besoin d’être informées sur toutes ces questions en même temps. Elles sont toutes liées et l’avenir de notre région dépendra à la fois de l’engagement et du niveau de connaissances intégrés dans chacune et chacun d’entre nous. C’est la mission que Wathi s’est donnée.

D’où est venue l’idée de la création de Wathi ? La motivation principale est celle d’apporter une contribution spécifique et utile à tous les efforts, toutes les initiatives qui visent à créer les conditions d’une amélioration du bien-être collectif dans ma partie du monde. Se posent très vite, lorsqu’on est du continent africain et qu’on s’installe ailleurs pour des études notamment, une série de questions sur la perception des autres sur le continent, sur la compréhension des dynamiques politiques, géopolitiques et économiques qui façonnent le monde, sur la responsabilité particulière que l’on a lorsqu’on fait partie en réalité de la minorité qui a la chance de pouvoir voyager, d’apprendre, d’observer différentes régions du monde. Cela oblige à apporter une contribution au-delà de son propre accomplissement personnel et professionnel.

Je suis économiste de formation, j’ai travaillé pendant 7 ans en deux temps pour International Crisis Group (ICG), une organisation d’analyse de conflits dans le monde. J’étais spécialisé sur les conflits et les crises politiques et sécuritaires en Afrique de l’Ouest. L’idée de Wathi n’est pas née de mon expérience à Crisis Group mais elle a été fortement informée par cette expérience qui m’a notamment conforté dans ma conviction que toutes les régions du continent africain avaient besoin d’espaces de production et de diffusion de connaissances, et d’une plateforme de débat public.

Dr Gilles Yabi lors d’une conférence au Think Tank citoyen de l’Afrique de l’Ouest Wathi

Alain Boinet : Dans cette région du Sahel, le Mali, le Burkina Faso et le Niger sont confrontés à une dégradation générale et durable de la sécurité, selon vous quelles sont les raisons « macro » qui peuvent expliquer cette dégradation, dans trois pays proches ? Pourrait-elle aller en s’élargissant ? On assiste aujourd’hui à une fragmentation, une recomposition du monde sur le plan géopolitique, est-ce que vous pensez que ce qui se passe au Sahel est l’expression d’un processus mondial ou d’une situation spécifique unique ?

Gilles Yabi : C’est évidemment une question difficile. Il faut situer la crise sécuritaire au Sahel dans le temps et résister à la tentation de ne regarder que les évènements récents et de ne se focaliser que sur les dimensions géopolitiques (qui sont réelles et sur lesquelles je reviendrai). Je pense que dans les situations de ce type, il y a toujours une combinaison de facteurs qui expliquent la dégradation de la situation sécuritaire. Ce qu’il s’est passé, c’est une rencontre entre des pays qui connaissent des fragilités structurelles ancrées dans leur histoire (en particulier depuis leur création comme États indépendants dans leurs frontières actuelles) et la mondialisation dans tous ses aspects : à la fois comme porteuse d’opportunités que de menaces très importantes. La mondialisation, c’est notamment une circulation rapide des idées, des idéologies, des biens licites et illicites, y compris des armes et des moyens de la violence, des ressources financières. Il s’agit d’une rencontre entre des Etats et des sociétés engagés dans un processus de construction délicate et des facteurs extérieurs qui ont mis en lumière leur vulnérabilité.

On peut voir dans chaque pays cette combinaison de facteurs extérieurs et intérieurs et constater que des pays comme le Mali et le Niger ont connu des rébellions armées et des coups d’État militaires depuis des décennies. Dans le cas du Mali, la première rébellion touareg dans le nord du pays a commencé en 1963, trois ans seulement après l’indépendance. Il ne faut pas oublier que quand la crise actuelle commence en 2012 au Mali, elle ne commence pas avec des groupes qui se revendiquent du djihadisme armé mais avec le MNLA, le Mouvement national de libération de l’Azawad, qui revendique plutôt l’indépendance du nord du Mali. On retrouve dans l’agenda politique du MNLA des revendications très anciennes et dans les élites de ce mouvement des héritiers parfois directs des leaders touareg des rébellions précédentes. Il faut se rappeler de l’histoire, de ces quelques décennies post-indépendance, pour ne pas se concentrer seulement sur les évènements plus récents qui sont importants mais qui ne font que s’ajouter à des problèmes qui ne sont pas résolus depuis longtemps.

Alain Boinet : Ces crises, dans ces trois pays et au-delà, témoignent d’une dégradation de leur relation avec la France, comment en est-on arrivés là ?

Gilles Yabi : La question comporte également des éléments historiques et d’autres, plus récents, qui dépendent de l’action des dirigeants actuels français et de ces pays. On ne peut pas faire fi de la colonisation, des conditions de la décolonisation et de l’influence politique, militaire et économique que la France a maintenue dans la majorité de ses anciennes colonies d’Afrique de l’Ouest et du Centre après leurs indépendances respectives. Evidemment il y a énormément de variations entre les relations que la France a pu maintenir avec les différents pays de la région mais il est clair qu’il ne s’agit pas d’une « vieille histoire », d’un passé colonial et post-colonial qui n’aurait plus aucune importance et qui aurait cessé de produire des effets. Il est tout à fait normal qu’il y ait eu une volonté de changement des relations avec la France quand on estime qu’elles sont restées marquées par l’empreinte coloniale et une influence post-coloniale disproportionnée. C’est un premier élément qui est général et lié aux rapports historiques de domination. Il y a un deuxième élément qui concerne spécifiquement les pays du Sahel. La dégradation de la situation sécuritaire, notamment au Mali, a été la porte d’entrée à une nouvelle influence française forte dans un des pays où il n’y avait pas de présence militaire. Historiquement la France voulait maintenir des positions militaires dans un pays comme le Mali mais cela avait été rejeté par les autorités maliennes de l’époque. Il faut rappeler d’ailleurs que le Mali a, depuis son indépendance, entretenu des relations fortes avec l’Union soviétique, notamment sur le plan de la coopération militaire, et n’avait jamais été un des proches alliés de la France dans la région. A partir de la crise malienne en 2012, une demande d’intervention de la France a été formulée par le gouvernement de transition au Mali installé après un coup d’Etat.

La France est alors entrée en jeu, d’abord accueillie positivement par les populations maliennes. Une partie du territoire était en effet entre les mains des groupes rebelles. Si la situation sécuritaire s’était améliorée en une dizaine d’années grâce à la présence militaire française et à l’influence politique qui va avec, je pense qu’aujourd’hui nous serions dans une situation très différente. La France est intervenue militairement et a exercé une influence très importante sur le processus qui devait permettre la résolution de la crise au Mali. Les premiers résultats militaires ont été satisfaisants, mettant fin au contrôle du nord du pays par les groupes armés. On se souvient de la visite de François Hollande, quasiment triomphale. Mais ensuite la dégradation de la sécurité a été très rapide dans le centre du Mali puis progressivement dans les régions frontalières avec le Burkina Faso, le Niger et la Côte d’Ivoire. Le bilan des interventions sécuritaires internationales, portées par la France comme acteur majeur, dix ans après, n’est pas positif, même s’il y a bien sûr une grande part de responsabilité interne aussi. A partir de ce moment-là, on a eu un retournement de l’opinion politique au Mali, des acteurs politiques et militaires, qui ont eux-mêmes changé après deux coups d’Etat successifs. Un changement radical de la situation et de la perception du rôle de la France s’est opéré au Mali. Cela va impacter ensuite les opinions publiques au Niger et au Burkina Faso aussi, où la France a déployé l’opération Barkhane après l’opération Serval qui avait été un succès militaire ponctuel au Mali.

Combattants du MNLA à Kidal, 2013. © MINUSMA / Blagoje Grujic

Alain Boinet : Au Burkina Faso, aujourd’hui environ 40% du territoire échappe au contrôle de l’Etat. Des villes comme Djibo ou d’autres sont encerclées par des groupes armés qui pratiquent une stratégie d’asphyxie. La France a-t-elle des responsabilités dans la dégradation de cette situation ? Récemment le pouvoir en place a fait alliance avec la Russie sur de nombreux domaines : la sécurité, la culture, l’humanitaire et même le nucléaire. Comment comprendre ce renversement d’alliance ? Sur quoi tout cela peut-il déboucher ? Ces groupes armés qui contrôlent 40% du territoire ne cessent de progresser, quelle est la porte de sortie de cette situation ?

Gilles Yabi : Il est important de ne pas considérer les pays isolément pour comprendre ce qui se joue dans cette région. Le principal problème du Burkina Faso, au moins au début de la dégradation sécuritaire, est qu’il y ait eu des groupes armés à proximité de son territoire, du côté malien. Quand on analyse la dégradation de la situation sécuritaire dans ces pays, il y a des facteurs de fragilité que l’on retrouve dans une bonne partie des pays sahéliens et des pays côtiers. Cela ne débouche pas sur de la violence armée et sur une crise humanitaire s’il n’y a pas d’autres éléments qui viennent faire exploser la situation, en apportant notamment des moyens de violence importants. La proximité avec des groupes armés irréguliers qui peuvent passer d’un territoire national à un autre est un facteur essentiel. Il ne faut pas oublier que le Burkina Faso est un pays qui a connu énormément d’instabilité politique et de coups d’Etat dans son histoire, mais jamais de conflits armés engageant une partie de la population contre une autre ou contre l’État. La dégradation de la situation sécuritaire a été très brutale et est au départ très liée à la situation au Mali voisin. S’il n’y avait pas eu de groupes armés au Mali et d’expansion géographique de ces groupes vers le Niger et le Burkina Faso, je ne pense pas qu’on aurait eu une telle expansion de la violence armée. Cela ne veut pas dire que les facteurs de fragilité interne n’étaient pas importants au Burkina Faso et qu’ils n’ont pas joué un rôle. Blaise Compaoré, au pouvoir pendant presque 30 ans, avait été renversé par une insurrection populaire en 2014 et cela avait conduit à une désorganisation du secteur de la défense et de la sécurité, longtemps au service prioritaire de la protection du régime et pas de la sécurisation du territoire et des frontières. C’est un Burkina Faso désorganisé, divisé et en début de transition politique, qui a été facilement déstabilisé par la poussée des groupes armés installés au Mali avec des connexions avec des acteurs locaux du nord et de l’est du Burkina Faso qui avaient leurs propres raisons de contester l’État central. Je le redis : il ne faut pas isoler ce qu’il se passe dans un pays de ce qui se passe dans les pays voisins et il ne faut pas non plus négliger les facteurs de vulnérabilité internes, en particulier les sentiments de marginalisation politique, économique, sociale et culturelle des populations habitant dans des régions rurales qui ont très peu bénéficié de l’action des États pendant des décennies.

La prise de contrôle par des groupes armés de parties du territoire a eu lieu sous un pouvoir politique civil élu, à priori jouissant d’une légitimité démocratique, mais incapable de répondre à cette situation sécuritaire. Elle a été à la fois le prétexte mais aussi l’une des raisons fondamentales du premier coup d’Etat intervenu au Burkina Faso. On voit bien comment la situation sécuritaire créé de l’instabilité politique et dans le cas du Burkina Faso, amène au pouvoir un régime militaire. Ce régime estime être là pour confronter ces défis et être à même d’apporter une réponse sécuritaire efficace. Après le deuxième coup d’État, le message du régime du capitaine Ibrahim Traoré est clair : la priorité est la lutte contre le terrorisme, les moyens de l’État vont y être consacrés en priorité. La question est de savoir si cette stratégie produira des résultats. Je ne fais pas partie de ceux qui estiment que ces Etats n’ont pas besoin de renforcer leurs armées et leurs systèmes de sécurité de manière plus générale. Je pense que les Etats ont besoin d’avoir des capacités qui dissuadent quelque peu les groupes armés irréguliers, quels qu’ils soient. Le fait qu’il y ait eu un renforcement des effectifs et des achats d’armes ne pose pas de problème sur le principe. La question est de savoir s’il y a une stratégie au-delà des actions militaires contre les groupes armés. Et une approche militaire offensive qui ne distingue pas entre les éléments terroristes et les populations civiles des régions où opèrent les groupes pose un problème grave car ce n’est ni efficace, ni respectueux des droits humains et cela crée les conditions d’une fragilisation durable et profonde d’un pays comme le Burkina Faso. Je suis donc prudent et très réservé sur les choix qui sont faits par les autorités actuelles au Burkina Faso d’autant plus que ceux qui émettent des doutes et des critiques sont vite considérés comme étant des traîtres à la patrie. Au Burkina Faso comme ailleurs, je pense qu’il ne faut pas se priver d’une réflexion collective ouverte pour trouver les meilleures approches pour sortir progressivement d’une crise sécuritaire, politique, sociale et même morale profonde. La réponse militaire en fait partie mais elle ne saurait être « la solution ».

Kidal, 29 juillet 2013 – Vue aérienne de Kidal un jour après les élections. © MINUSMA, Blagoje Grujic

Alain Boinet : Dans le cadre du Mali, le pouvoir en place a demandé le départ de la force française Barkane puis celui de la mission des Nations Unies, ce qui n’est pas négligeable. Il vient de reprendre la ville de Kidal dont le contrôle lui avait échappé depuis une dizaine d’années, avec le concours du groupe russe Wagner. Est-ce un coup isolé ou un renversement de tendance ? Le colonel Assimi Goïta a dit « notre mission n’est pas achevée » et de son point de vue c’est une victoire d’avoir pris Kidal mais que va-t-il se passer après ? Les accords d’Alger existent-ils encore ?

Gilles Yabi : Même au Mali tout le monde se demande à quoi ressemblera l’après reconquête de Kidal. Il y a beaucoup d’annonces du gouvernement malien qui dit avoir pensé à l’après. On parle de déploiement de policiers, des représentations sécuritaires de l’Etat mais pas seulement, pour favoriser un retour à la normalité pour les populations. On est pour le moment encore dans l’action militaire et il serait étonnant qu’il n’y ait pas de réaction des groupes armés qui n’ont pas été neutralisés malgré les combats ponctuels avec les forces maliennes. On est dans une zone qui est très proche de la frontière avec l’Algérie et ces groupes ont une bonne connaissance de ces territoires, ils peuvent tenir un moment et revenir plus tard. C’est le scénario le plus probable, peut-être pas celui d’une reconquête face à l’armée malienne mais celui d’un harcèlement de ses positions. La question de Kidal nous ramène aussi au début de la crise au Mali et des rapports avec la France. Cette question s’est posée très vite lors de la reconquête des trois villes principales : Tombouctou, Gao et Kidal. Il y a eu un malentendu majeur entre la France et les autorités malienne car Kidal est restée sous le contrôle des groupes armés, puis des Nations Unies, mais les autorités maliennes n’avaient pu y accéder par décision de la France, ce qui n’a jamais été compris par les autorités et l’opinion publique au Mali.

C’est pour ces raisons que dans la relation avec la France, des éléments précis témoignent de malentendus initiaux quant aux objectifs des uns et des autres. Aujourd’hui, Kidal est une prise symbolique pour le gouvernement malien et repose la question de la dimension politique. Le renforcement militaire de l’armée malienne avec le soutien de forces russes lui a permis de reprendre Kidal. On peut critiquer le recours à des combattants étrangers apparentés à des mercenaires mais on ne peut pas critiquer le fait que l’Etat malien veuille reprendre le contrôle de l’intégralité de son territoire. Mais les autorités de Bamako doivent montrer qu’elles ont le souci de permettre une pacification durable de la région dans le respect de toutes les identités culturelles qui y sont représentées.

Alain Boinet : Après l’expérience de l’Etat Islamique en Irak et en Syrie, si on prend le cas du groupe de soutien à l’Islam aux musulmans et celui de l’Etat Islamique au Sahara, comment comprendre l’attrait que ces groupes peuvent avoir auprès de ceux qui s’y engagent, malgré les pertes qu’ils ont essuyées ? Qu’est-ce qui motive ces jeunes à risquer leur vie ?

Gilles Yabi : Le recrutement des combattants par les groupes armés est un sujet important qui n’est pas toujours abordé en se mettant à la place de ces personnes dans le contexte qui est celui de zones rurales. On oublie souvent de se demander ce qu’on ferait soi-même si les groupes armés débarquent un beau jour dans son village ou dans sa bourgade, en faisant bien comprendre qu’ils n’hésiteront pas à faire usage de leurs moyens d’infliger la mort avec leurs armes. Lorsqu’il n’y a pas dans la localité concernée de forces de sécurité étatiques qui peuvent protéger les populations en s’opposant aux groupes armés, les options sont très limitées pour ces populations. Elles peuvent essayer de fuir à leurs risques et périls. Ou elles ne peuvent que rester et s’adapter à la nouvelle situation, en se pliant aux conditions imposées par les groupes armés, qui deviennent les autorités de facto. Avant de se lancer dans des analyses complexes sur les raisons de l’engagement des jeunes et des moins jeunes dans les groupes armés djihadistes ou pas, je crois qu’il faut commencer par imaginer la situation concrète dans laquelle se retrouvent des populations qui vivaient à peu près tranquillement d’agriculture, d’élevage, de petites activités commerciales, avec une présence très limitée de l’État et un accès quasi inexistant à des services publics, y compris celui de la fourniture de sécurité. On peut trop facilement considérer des populations comme des complices des groupes armés alors qu’elles sont contraintes de composer avec la réalité qui s’impose à elles, et de composer avec ces groupes en s’intégrant dans leur système économique et logistique.

Des personnes déplacées au Burkina Faso ont trouvé refuge dans un camp de la ville de Pissila au Nord Est du pays. © PAM/Marwa Awad

D’autres facteurs explicatifs du recrutement des groupes armés au Sahel ont été clairement mis en évidence par des études de terrain très intéressantes. L’Institut d’études de sécurité (Institute for Security Studies), par exemple, a interrogé beaucoup d’anciens combattants qui ont été arrêtés et détenus dans des prisons des pays du Sahel. Écouter leurs récits permet de comprendre la diversité des raisons pour lesquelles ces jeunes se retrouvent dans ces groupes. Il y a notamment des logiques de protection. Des personnes adhèrent à un groupe armé pas par conviction idéologique mais parce qu’elles trouvent dans cette adhésion et dans l’accès à des armes et à une formation à leur usage le moyen de se protéger, de protéger leurs familles et leurs biens, ce qui est particulièrement frai pour des éleveurs victimes de vol de bétail par des bandits. Les groupes armés savent se poser en protecteurs de communautés marginalisées et menacées par d’autres communautés ou par les représentants locaux de l’État souvent accusés aussi de prédation. Les travaux de recherche confirment aussi que les conditions économiques très précaires dans les zones rurales dans ces régions rendent les jeunes disponibles pour le recrutement par des groupes qui leur offrent une occupation, un emploi, de l’argent, des motos, la possibilité d’avoir un statut social, de donner un sens à sa vie en faisant partie d’un groupe qui dit proposer une rupture radicale de l’ordre social et politique existant. Dans des contextes locaux où il y a eu trop peu de signes d’une action bienveillante des États centraux pendant des décennies, où les enfants devenus des jeunes adultes ont bénéficié de peu ou de pas d’années d’éducation et d’encadrement social leur donnant des perspectives de connaître une vie meilleure à celle de leurs parents, où les populations se sont essentiellement toujours débrouillées elles-mêmes pour leur survie, ce n’est pas très surprenant que les groupes armés n’aient pas beaucoup de mal à recruter.

Alain Boinet : Certains observateurs parlent d’une propagation de ces groupes armés dans les pays de la région du Golfe de Guinée. Pensez-vous qu’il existe une dynamique réelle de propagation à venir ?

Gilles Yabi : L’inquiétude est légitime. Factuellement il y a déjà une dégradation sécuritaire dans le nord des pays côtiers du Golfe de Guinée qui justifie cette inquiétude. Il y a quelques années il n’y avait pas d’attaques de type terroriste en Côte d’Ivoire, au Togo, au Ghana ou au Bénin. Depuis 2-3 ans, davantage en Côte d’Ivoire, il y a eu des attaques au nord du Bénin et du Togo. Ces faits témoignent d’une augmentation des activités de ces groupes dans ces pays. Oui, cela peut se poursuivre. Les pays concernés et les acteurs internationaux ont déjà réalisé qu’il faut renforcer la résilience de ces pays à l’expansion des attaques des groupes armés. Cela se lie à mon propos précédent : dès lors que des groupes armés irréguliers (d’obédience djihadiste ou non) sont à proximité d’un territoire, il y a un danger d’expansion. C’est ce qu’il se passe.

Cependant, la configuration socio-économique, religieuse, la force relative des institutions politiques et le degré de présence des Etats sont des facteurs importants qui varient d’un pays à l’autre. Je pense que de manière générale, les pays du Golfe de Guinée sont moins exposés que ceux du Sahel. Rien que du fait de la taille de leur territoire. La capacité de l’État à suivre les évènements sur le territoire togolais ou sur celui du Bénin est plus forte que celle du Mali ou du Niger de contrôler ou d’être présent sur leurs territoires respectifs. Un autre élément important est la capacité économique. La Côte d’Ivoire a subi des attaques terroristes à Grand-Bassam, en bord de mer et loin du Sahel et aussi dans le nord de son territoire, mais elle a été capable de déployer plus de forces de sécurité bien équipées et formées et d’initier des programmes de développement socio-économique dans les régions du nord du pays. Tout cela joue sur la capacité des pays du Golfe de Guinée à faire face à l’expansion des groupes armés à leurs frontières.

Alain Boinet : Il y a eu cette succession de coups d’Etat au Mali, au Burkina Faso, au Niger, on peut aussi penser au Tchad… Nous sommes dans des périodes de transition. Allons-nous revenir, comme cela a été promis, à des élections, à une gouvernance démocratique ? Ou partons-nous vers des périodes de transitions sans fin, justifiées par la situation sécuritaire ?

Gilles Yabi : Il va être difficile pour les gouvernements militaro-civils de transition en place de se maintenir pendant de nombreuses années sans élections. Il va certainement y avoir une extension des périodes de transition annoncées initialement, nous sommes déjà dans ce cas. Mais aucun des dirigeants actuels au Sahel ne déclare qu’il n’y aura pas d’élections et ne propose de changer totalement de forme de gouvernement et de renoncer aux élections. Tous parlent de nouvelle Constitution démocratique.

Au Mali, une nouvelle Constitution a déjà été soumise à référendum et adoptée, avec des principes et des valeurs démocratiques. Au Burkina Faso, même si le dirigeant actuel est plus explicite dans son choix de considérer la sécurité comme la priorité bien avant l’organisation d’élections, le projet est aussi d’avoir une nouvelle Constitution. Au Niger, la situation est encore très incertaine car il n’y a pas encore de dispositif de transition accepté par l’organisation régionale. Les situations sont différentes mais il n’y a nulle part un discours articulé qui remette en cause le choix d’avoir un régime démocratique avec des élections. Est-ce que la sortie de cette transition signifie qu’on va arriver à une gouvernance civile démocratique ? Evidemment c’est une autre question, mais nous sommes obligés de rappeler aussi que les conditions favorables aux coups d’État ont été créées par la gouvernance politique et économique sous des pouvoirs civils. On ne peut pas faire comme si les régimes formellement démocratiques qu’on avait dans ces pays produisaient des résultats qui correspondent à ce qu’on attend de régimes démocratiques.

Alain Boinet : D’après les statistiques en 2022, il y a 1 milliard 427 millions d’habitants en Afrique, 2 milliards 485 millions sont attendus en 2050, en moins de 28 ans le continent va gagner un milliard d’habitants. Si on prend le cas du Niger, il va passer de 26 millions d’habitants à 67, le Mali de 22 à 47, la même augmentation se retrouve aussi au Burkina, au Sénégal, au Tchad, en Côte d’Ivoire, au Ghana… C’est une véritable révolution démographique, que l’humanité n’a jamais connue nulle part dans de telles proportions et sur des temps aussi courts. C’est un défi colossal, la plupart des pays sont-ils en mesure de préparer le choc ? Il faut chaque année plus d’écoles, de structures, d’emplois… Comment la question est-elle appréhendée ? Fait-elle partie du débat public ou les problèmes immédiats prennent-ils toute la place ?

Gilles Yabi : La question démographique est centrale, elle est de plus en plus présente dans le débat public. Est-ce que les dirigeants actuels prennent la mesure des implications du rythme de croissance démographique et des changements que cela doit induire dans les politiques publiques et les investissements ? Je ne pense pas que ce soit vraiment le cas. La principale raison est liée au court-termisme induit par le système politique organisé autour des élections. Ce n’est pas spécifique au contexte des pays africains, mais les conséquences sont plus graves en Afrique compte tenu de l’ampleur des défis qui relèvent d’engagements et d’efforts sur le moyen et le long terme. Les acteurs politiques au plus haut niveau – et leurs entourages – sont obnubilés par leur maintien au pouvoir et donc par les élections à venir. Il n’y a pas d’intérêt politique évident à mettre l’accent sur les questions démographiques et sur les ajustements nécessaires en termes d’allocation de ressources. En tant que think tank citoyen, nous essayons de mettre sur la table ces questions pour forcer les acteurs politiques et l’ensemble de nos sociétés à penser à ce qu’il faut faire maintenant pour avoir des résultats concrets et notables dans dix, vingt et trente ans, et pas seulement avant la prochaine élection. Nous pensons à Wathi qu’il faut innover en matière institutionnelle et concevoir des institutions spécifiquement dédiées aux priorités de long terme à côté des institutions politiques traditionnelles issues des élections à différents niveaux.

Il faut aussi garder à l’esprit que la croissance démographique en Afrique induit un tournant historique favorable au continent.  L’Afrique compte et comptera de plus en plus sur la scène mondiale au cours des prochaines décennies. Et c’est un tournant positif pour un continent qui a été dominé, marginalisé et il faut le dire – particulièrement exploité – depuis deux siècles. La jeunesse de la population du continent par rapport à la tendance au vieillissement presque partout ailleurs implique que la majorité de la croissance de la main d’œuvre mondiale au cours des prochaines décennies viendra du continent. De fait, le continent africain va devenir le principal moteur de la création de valeur. Il ne faut donc pas voir seulement l’immensité des défis résultant de la jeunesse et de la croissance démographique dans les pays africains, sans d’ailleurs perdre de vue les différences au sein même du continent. Les caractéristiques de la population africaine sont aussi un puissant facteur de dynamisme et de créativité pour toute la planète. Il ne faut évidemment pas négliger les effets des changements climatiques et l’ensemble des menaces qui pèsent sur le continent africain. On devrait être capable d’échapper à toute vision simpliste qui consisterait à voir dans la démographie africaine soit une menace de catastrophe majeure pour le continent et pour la planète, soit la garantie d’un avenir radieux pour les populations africaines.

Alain Boinet : Vos propos rejoignent ceux de Jean-Michel Sévérino, ancien directeur de l’Agence Française de Développement. Dans un récent entretien il indique que la croissance démographique est à long terme un facteur de croissance indéniable, mais un problème à court terme surtout dans le cadre post-covid, avec l’impact de la guerre en Ukraine et du choc financier que représente la hausse des taux d’intérêts. Il dit que la croissance de l’Afrique passe par la création d’entreprises en s’appuyant sur des exemples comme ceux du Sénégal et de la Cote d’Ivoire qui ont des rythmes de croissance de 7 à 8%. C’est ce qu’il faudrait selon lui. Il a d’ailleurs créé une société d’investissement et de soutien aux PME en Afrique, pensant que c’est un facteur majeur de la solution à bien des problèmes dont nous avons parlé précédemment. Qu’en pensez-vous ?

Gilles Yabi : Je suis d’accord avec lui. J’ai fait des études d’économie du développement et j’ai eu l’occasion pendant ces années-là d’écouter à plusieurs reprises Jean-Michel Sévérino. Il avait déjà une vision nuancée et réaliste des trajectoires africaines assez différente de celle de nombreux acteurs du monde du développement en France. Je connais aussi l’activité de Sévérino qui a ensuite créé le fonds Investisseurs et Partenaires qui accompagne la croissance de nombreuses entreprises sur le continent. Dans le cadre des nombreuses discussions que nous organisons à Wathi, nous avons organisé récemment, à l’occasion de la semaine mondiale de l’entrepreneuriat, le fondateur de Jokkolabs, un des pionniers de l’entrepreneuriat social qui met en avant l’esprit de coopération dans l’écosystème de l’entrepreneuriat. La création d’entreprises est un axe fondamental de croissance économique dans les pays africains, mais au-delà de la croissance, c’est un moteur de la transformation économique, sociale et même politique.

Ecole à Nankorola. ©UNICEF/UNI367892/Keita

Je pense qu’on n’a pas seulement besoin de croissance économique, dans le sens de ce qu’on mesure traditionnellement en sciences économiques. Maintenant qu’on a pris conscience des effets de l’activité économique humaine intensive sur l’état de la planète, on ne devrait pas avoir comme objectif primordial la maximisation de la croissance économique à court terme mais plutôt l’amélioration des conditions de vie des populations actuelles et futures en tenant compte de la préservation de notre planète, en respectant davantage la fabuleuse nature qui est à la source de toute notre activité.

Le soutien à la création et au développement d’entreprises est important mais une contrainte fondamentale est celle de la disponibilité de ressources humaines bien formées, et cela nous amène à la question des systèmes d’éducation et de formation. On retrouve le besoin de maintenir l’attention sur des enjeux qui ne relèvent pas seulement du court terme. Nous considérons à Wathi le sujet de l’éducation dans le sens le plus large du terme comme une priorité parmi les priorités. Nous allons y consacrer beaucoup de débats au cours de l’année 2024.

Alain Boinet : Comment souhaitez-vous conclure sur l’ensemble de ces projections ?

Gilles Yabi : J’aimerais rappeler l’importance du débat public sérieux, modéré, constructif sur les questions nombreuses d’intérêt général, en Afrique comme ailleurs dans le monde. Personne ne détient une intelligence supérieure permettant de trouver les solutions et les approches les plus appropriées dans le monde complexe et interconnecté qui est le nôtre. Dans ma partie du monde, en Afrique de l’Ouest particulièrement, on ne peut pas se permettre de céder à la tentation de la résignation en observant les développements sécuritaires et politiques inquiétants. Nous n’oublions pas que nous ne sommes pas les seuls à faire face à des situations difficiles, à la violence, à la guerre, à la pauvreté, à la montée des inégalités, à des signes d’effritement des liens sociaux. C’est peut-être de l’Afrique que peut venir une autre vision de l’économie, du progrès d’une société. Dans un contexte de conflits qui se multiplient, de violences qui se banalisent, il est extrêmement important de garder confiance en l’avenir et en notre capacité collective à le façonner.

Alain Boinet : Merci Gilles pour ce grand tour d’horizon qui se termine par une note positive que nous partageons !

 

3 questions et 3 réponses avec Gilles Yabi : 

 

 

Gilles Yabi

Fondateur et Président du think tank citoyen de l’Afrique de l’Ouest (WATHI) Ancien Directeur du projet Afrique de l’Ouest de l’International Crisis Group.

Gilles Olakounlé Yabi est le fondateur et le président du think tank citoyen de l’Afrique de l’Ouest (WATHI). Gilles Yabi a travaillé comme analyste politique principal puis comme directeur du Bureau Afrique de l’Ouest de l’International Crisis Group, une organisation internationale non gouvernementale qui œuvre pour la prévention et la résolution des conflits armés. Il a dirigé et coordonné la recherche, la formulation des recommandations, le plaidoyer et la communication de Crisis Group dans la région et particulièrement sur la Côte d’Ivoire, la Guinée, la Guinée Bissau, le Nigeria et le Mali. Titulaire d’un doctorat en économie du développement de l’université de Clermont-Ferrand (France), Gilles a également été journaliste à l’hebdomadaire Jeune Afrique. Dr Yabi est l’auteur de plusieurs publications sur les questions politiques et économiques africaines. Il anime la chronique hebdomadaire « Ça fait débat avec WATHI » diffusée sur Radio France Internationale (RFI). Gilles Yabi est aussi chercheur non résident au Programme Afrique de Carnegie Endowment for International Peace, think tank basé à Washington DC aux États-Unis.

 

Retrouvez Gilles Yabi sur :

Justice pour les humanitaires assassinés au Niger !

Charline, Antonin, Myriam, Stella, Léo, Nadifa, Kadri Abdou Gamatche, Boubacar Garba Soulay. Victimes de l’attaque du 9 août 2020 au Niger.

Charline, Antonin, Myriam, Stella, Léo, Nadifa, Kadri Abdou Gamatche, Boubacar Garba Soulay, le 9 août dans la matinée ils sont 8 à avoir été assassinés dans le Parc de Kouré au Niger à 60 km au sud-est de la capitale Niamey. Six d’entre eux étaient des humanitaires français membres de l’ONG ACTED et deux étaient des nigériens. L’un était le chauffeur, père de quatre enfants et dont la femme est enceinte, travaillant également pour l’ONG ; l’autre était le président des guides du parc qui y travaillait depuis 21 ans. Le Parc de Kouré accueillait régulièrement des visites et était classé par le Quai d’Orsay en zone jaune dite de vigilance et non en zone orange ou rouge.

Ils ont été assassinés par des hommes armés circulant à moto. Il n’y a eu aucune revendication officielle à ce jour. Mais ce crime abominable signe bien l’intention et en cible l’origine parmi ceux qui veulent semer la terreur. Ces jeunes humanitaires étaient venus secourir des centaines de milliers de nigériens déplacés de force par les combats dans la zone d’insécurité dite « des 3 frontières » avec le Mali et le Burkina Faso.

Ils étaient généreux, engagés, compétents. Ils avaient tout pour réussir leur vie dans un pays en paix. Mais ils avaient choisi de quitter momentanément leur famille et leur pays pour secourir des personnes et des populations en danger sans autre considération que celles de leurs besoins vitaux dans un pays troublé, le Niger.

Un pays pauvre confronté à l’action armée de groupes qualifiés de djihadistes ou terroristes dont l’État islamique dans le grand Sahara (EIGS) affilié à Daech. Ces humanitaires ont rencontrés la haine et la mort. Ce sont nos sœurs et nos frères humanitaires que l’on a ainsi assassinés lâchement et ceux qui l’ont fait ne sont que des meurtriers. Ceci n’est pas la guerre, c’est un crime. Il faut appeler les choses par leur nom, être lucide. Cela n’empêche pas d’appréhender les raisons multiples qui alimentent la rébellion et la radicalisation, pauvreté, corruption, népotisme, incurie, état défaillant. Mais ceci ne justifie pas cela, pas plus que le Traité de Versailles, les dommages de guerre et le krach économique de 1929 ne justifient la solution finale du nazisme ; pas plus que la guerre de 1914, la faim et le tsar ne justifient le goulag.

Impartialité, indépendance.

On a entendu beaucoup d’analyse et de conseil à la suite de ce drame. Certains vont même jusqu’à recommander des escortes militaires oubliant que les principes humanitaires d’impartialité et d’indépendance constituent des conditions essentielles de sécurité et d’accès aux populations en danger en zones fragmentées où règne la guerre civile.

Cofondateur d’ACTED avec Marie-Pierre Caley, c’est avec raison que Frédéric Roussel a déclaré « La communauté internationale (doit considérer) la contradiction qu’il y a entre nous demander de soutenir ces populations qui vivent de façon dramatique et nous laisser seuls confrontés à une violence où nous sommes devenus les cibles les plus faciles ».

Car, d’un côté il y a un écosystème humanitaire international de plus en plus organisé et contrôlé où les bailleurs exigent de plus en plus de garanties tout en imposant de plus en plus de contraintes, comme l’entrave aux transfert de fonds au nom de la guerre contre le terrorisme. Et de l’autre, il y a des ONG humanitaires qui assument seules ou presque l’essentiel des risques en première ligne sans avoir toujours le soutien des dits bailleurs dans les coups durs ! Là, les ONG sont seules alors que les administrations ouvrent prudemment le parapluie pour se couvrir.

Mais il est vrai aussi que les ONG prennent des risques pour secourir les populations en zone de guerre et cela est constitutif de leur acte de naissance, de leur ADN. Sans prise de risque, il ne peut y avoir d’aide humanitaire en zone de guerre ! Quand le danger est trop certain, on peut alors suspendre momentanément le recours au personnel humanitaire et rechercher des solutions d’attente.

De même, plusieurs responsables humanitaires ont publié le 19 août une lettre ouverte au Premier ministre (1) intitulée « Non, les ONG françaises ne représentent pas l’Etat français », ce qui est l’évidence, tout en rappelant les principes de neutralité, d’impartialité et d’indépendance et en concluant « Car si le discours officiel fait des humanitaires les représentants de la France, alors il piège nos organisations dans le rôle de talon d’Achille de sa puissance militaire et de ses objectifs stratégiques, renforçant l’exposition de nos équipes ».

Si ceci est juste, la réalité à considérer est aussi que les 6 humanitaires d’ACTED sont des citoyens français à l’égard desquels l’État a des responsabilités.  Que la France et le Niger ont des relations d’État à État. De surcroit, l’État français soutient l’action humanitaire tant dans ses principes que dans ses financements et il agit pour la protection du personnel humanitaire au Nations-Unies. Enfin, les mots prononcés par le Premier ministre, Jean Castex, devant les familles le 14 août à Orly lors du rapatriement des corps de leurs enfants, ont été justes et humains.

Mais, finalement, il doit être très clair pour tous, dans les esprits et les principes comme dans les pratiques, que la règle de distinction entre les États et les ONG humanitaires doit être respectée à la lettre. Comme le disait justement un ancien Président de la République, l’Etat n’est pas une ONG !

Camp de Gado, Cameroun. 2014 ®Solidarités International

Faire face à l’insécurité grandissante.

Ce drame nous conduit à revoir la question de l’insécurité et des initiatives qui pourraient être prises. Le dernier rapport de « Aid Worker Security Database » 2020 qui fait référence, établit qu’en 2019 il y a eu 483 humanitaires victimes de 277 attaques qui ont causées 125 morts, 234 blessés et 124 enlèvements. Et parmi ces victimes, près de 90 % sont des nationaux des pays où l’aide humanitaire est urgente.

Mais il est extrêmement rare que 8 personnes soient tuées simultanément. Une étude récente (2) souligne que nous faisons face à une augmentation continue du taux d’agression violente. Ainsi, entre 1997 et 2017, le nombre d’humanitaires blessés, enlevés ou tués a été multiplié par 4. Mais, il faut aussi dire qu’entre 1997 et 2005, l’effectif des humanitaires sur le terrain a augmenté de 77% et qu’il a depuis plus que doublé pour atteindre environ 570.000 personnes dont 50.000 expatriés.

Rappelons ici, avec Défis Humanitaires, que cette insécurité a conduit Peter Maurer, président du CICR, et Joanne Liu, présidente de MSF internationale, le 28 septembre 2016, à la tribune du Conseil de Sécurité des Nations Unies à insister sur l’insuffisance des garanties internationales pour la sécurité des humanitaires. Est-il aussi nécessaire de rappeler que la résolution n°2286 du 3 mai 2016 est justement consacré à la protection des blessés et des malades, du personnel médical et des agents humanitaires.

L’année suivante, le 19 août 2017, à l’occasion de la Journée Mondiale de l’aide humanitaire, Jan Egeland et Stephen O’Brien, tous deux anciens Secrétaire général adjoint des Nations Unies aux Affaires humanitaires, ont publié une tribune intitulée « Cessez de tirer sur les travailleurs humanitaires ». Je ne reviendrai pas ici dans le détail sur les Conventions de Genève de 1949 et leurs Protocoles additionnels de 1997 et 2005, ainsi que sur les règles du droit international humanitaire coutumier qui font obligations aux parties d’un conflit de respecter et permettre la protection du personnel médical et humanitaire.

Quelles initiatives prendre pour se protéger.

Le signal d’alarme a été tiré plusieurs fois, mais cela ne suffit manifestement plus aujourd’hui. Il faut donc aller plus loin. On peut envisager ici deux types d’initiative. La première est d’ordre technique. Les ONG doivent revoir et consolider leurs procédures de sécurité et les appliquer rigoureusement en fonction de contextes changeants. Je peux témoigner que les grandes ONG humanitaire ont depuis des années mis en place des formations et des cadres de sécurité exigeants et suivi régulièrement, pays par pays. Mais Il faut aller encore plus loin.

Aujourd’hui, les humanitaires, notamment avant un premier départ, n’ont qu’une vague idée de ce qu’est la guerre et particulièrement de ce que sont les groupes terroristes. On ne peut pas envoyer des volontaires dans un pays en guerre s’ils ne savent pas ce que cela peut vouloir dire pour eux-mêmes en termes de risques majeurs, de blessure, de viol, d’enlèvement ou de mort.

Un humanitaire doit partir sur le terrain en étant lucide sur les risques encourus et il doit être formé à les éviter. Aujourd’hui, la formation théorique ne suffit plus. Il importe, comme cela se fait déjà mais sans être généralisé, d’organiser des stages de mise en situation de risque grave pour se préparer au mieux à y faire face. Ce type de stage pourrait être une condition préalable au choix de tout volontaire humanitaire comme de toute ONG pour un départ en mission.

Il y a 40 ans déjà, avant tout départ en Afghanistan, je présentais à chacun les risques encourus à bien intérioriser : embuscade, bombardement, mine anti-personnel, blessure sans soins immédiats possibles, arrestation et procès tronqué, risque d’être tué. C’est ensuite seulement que le choix était fait d’y aller ou pas. Et le coût de ces stages de formation pouvant durer une semaine devrait être intégré au budget de tout programme humanitaire financé par les bailleurs institutionnels.

Il y a une autre initiative à envisager et qui concerne les agresseurs. Ceux-ci doivent être poursuivi aussi longtemps qu’il le faut pour être arrêtés, jugés et condamnés. Nous n’allons pas ici, à ce stade, statuer sur la nécessité ou la possibilité d’obtenir une imprescriptibilité des crimes commis comme de la question de l’extraterritorialité du droit appliqué aux crimes contre des humanitaires dans le monde. Mais, ce qui est certain, c’est que nous ne pouvons pas en rester là. Une telle initiative pourrait répondre à plusieurs conditions :

  • Préserver le devoir d’initiative humanitaire pour accéder et secourir les populations en danger. La priorité comme la finalité, c’est bien l’accès des secours aux populations en danger.
  • Inclure les acteurs nationaux et sensibiliser les populations concernées.
  • Inclure largement les acteurs internationaux (ONGI, CICR et famille Croix et Croissant Rouge, ONU).
  • Obtenir le soutien des États, des institutions concernées et des bailleurs partenaires.

Il s’agit de propositions incomplètes par définition et qui restent largement à débattre, préciser, décider et construire entre les acteurs concernés.

Je souhaite conclure par une pensée fraternelle pour les six humanitaires français et les deux citoyens nigériens et leurs familles. J’aimerais aussi que l’on continu de leur rendre hommage, que leurs familles soient soutenu et que l’on ne les oublie surtout pas. La communauté humanitaire doit s’en souvenir et demander que justice leur soit rendue. Nous le leur devons. Comme le dit justement Frédéric Roussel d’ACTED, « L’impunité, ça suffit ».

Les rues de Bamako lors du coup d’état. 19 août 2020.

Cet assassinat est révélateur de la détérioration de la situation au Sahel. Ainsi, au Mali où vient de se produire un coup d’Etat militaire faisant suite à des manifestations massives qui demandaient le départ du président élu. Il vient de démissionner. Et après que se passe-t-il ? De même au Burkina Faso, où le nombre de personnes déplacées de force par le conflit est de plus d’un million dont 453.000 depuis le début de l’année. Ils représentent 5% de la population, soit une personne sur 20. Cela va-t-il encore s’amplifier ?

 Si les humanitaires veulent poursuivre leur mission de secours dans un contexte de plus en plus dégradé et dangereux au Sahel comme ailleurs, ils doivent impérativement renforcer leur sécurité tout en demeurant impartiaux et indépendants.

 

Alain Boinet.

(1) « Non, les ONG françaises ne représentent pas l’état français », Collectif d’ONG, 19 août 2020 in. Libération, [Accessible : https://www.liberation.fr/debats/2020/08/19/non-les-ong-francaises-ne-representent-pas-l-etat-francais_1797168].

(2) « Mise en cause et protection des travailleurs humanitaires », Alain Boinet, in. Droit et pratique de l’action humanitaire, pp. 887-894. Sous la direction de Sandra Szurek, Marina Eudes, Philippe Ryfman, Editions LGDJ Lextenso.