L’humanitaire en débat

Contrôle de bons de distribution au sein de la Tapoa, région frontalière du Niger. CE/ECHO/Anouk Delafortrie

Cet article de François Grünewald  fait suite à ceux de Cyprien Fabre puis d’Emmanuel Rinck sur la nature même de l’humanitaire. Débat engagé qui va se poursuivre dans les prochains mois dans notre revue en ligne. Vos témoignages, réactions, réflexions à ce sujet sont les bienvenus, à nous envoyer sur info@defishumanitaires.com

Turbulences, datas et pansements :

 Quelques réflexions sur l’état de la planète et de notre secteur.

Alors que le Groupe URD (www.urd.org) célèbre ses trente ans cette année, trente ans à parcourir tant de terrains de crises et à en côtoyer tous les acteurs, c’est avec un grand intérêt que nous contribuons au débat lancé par Défis Humanitaires. Il pose en effet des questions essentielles. L’enjeu, comme trop souvent, sera notre capacité à trouver des réponses.

Plus de crises, moins de crises, crises durables ou éphémères, guerres, crises politiques ou socio-naturelles, voire technologiques et environnementales. Et d’abord, dans un monde éminemment chaotique, qu’est-ce qu’une crise demandant une réponse humanitaire ?  Une guerre ? l’effet d’un évènement climatique ? une pandémie ? l’écroulement d’un système économique (Liban) ? On en est même arrivé à dire qu’on est en crise humanitaire parce que l’on est passé sous la barre critique des indicateurs sur la malnutrition du fait de la pauvreté extrême. De même la léthalité croissante qui accompagne le règne des gangs dans les favelas au Brésil ou à Haïti, des cartels de la drogue au Mexique ou des Maras en Amérique centrale et atteint celle de guerres réelles a conduit à la création d’une nouvelle catégorie dans le DIH et l’action humanitaire. A côté des CAI (conflits armés internationaux), des CANI (conflits armés non internationaux) on a vu arriver les AFV (autres formes de violence).  L’augmentation des budgets de l’aide est évidente depuis 30 ans. Les articles précédents dans Défis Humanitaires sur ce sujet, notamment ceux de Cyprien Fabre et d’Emmanuel Rinck le soulignent et en explorent un certain nombre de raisons. Effets d’une augmentation réelle du nombre de personnes dans le besoin, sûrement, à la fois de façon mécanique avec la croissance démographique et de l’état de la planète (changements climatiques, effets de la pandémie, crises économiques et environnementales) ?  Effet de l’évolution de la notion de besoins ? On a ajouté les programmes genre, éducation, les kits « dignité », sécurité alimentaire, protection « main-streamée » etc,  là où avant il n’y avait grosso-modo que santé, aide alimentaire, WASH et la distribution de bâches et de quelques biens essentiels (casseroles, sceaux, etc.). Sans parler de la programmation Résilience ! Effet de l’évolution des outils d’analyse des besoins ? Mais aussi effet de la bureaucratisation du secteur, avec la multiplication coûteuse des MEAL (Suivi, redevabilité, apprentissage), des procédures de gestion et de due diligence, la lourdeur de la gestion des consortium, la multiplication des audits ?

Etudiant africain assistant à des cours à distance de l’Institut Bioforce. @Bioforce

On dit parfois que l’aide humanitaire s’est professionnalisée ? j’aurai envie de dire que non : les acteurs de l’aide de base, médecins, infirmiers et infirmières, ingénieurs WASH, etc. qui agissent auprès des populations et des communautés sont déjà des professionnels et ont juste appris à faire leur métier dans ces contextes particuliers que sont les crises du monde.  Ce qu’on a vu en fait, c’est l’émergence d’une nouvelle catégorie de professions autour de la gestion de l’aide, de la recherche des financements (grant writters et grant managers), du suivi, de la communication, du plaidoyer, de l’évaluation, etc. activités sûrement importantes mais aussi coûteuses et qui contribuent de fait à l’augmentation des sommes dédiées à l’humanitaire. Après les générations techniques et militantes du début (les médecins qui traversaient les cols dans la neige), celle erratique des logs (on se rappelle l’épopée de Équilibre en Bosnie), on a vu arriver les générations des DESS, puis des Masters (je fais partie des coupables, J’en ai formé beaucoup sous divers casquettes). Là où prédominait l’engagement et des trajectoires de vie au service des autres, on a vu émerger des carrières : on commence ONG et on termine aux UN ou chez les bailleurs. Coté institutionnel, aux générations des débuts (toujours héroïques, bien sûr) ce fut la génération des ECHO Babies, DFID babies et OFDA babies, la fin de la guerre froide ayant enlevé le couvercle qui bloquait les financements humanitaires. Cette fin du blocage du Conseil de Sécurité de l’ONU a profondément modifié les différents paramètres de l’humanitaire et permit la création d’institutions pour la mise en place et la coordination de l’aide humanitaire tout en libérant les financements humanitaires qui se sont envolés dès 1992.

Beni, Nord-Kivu, RD Congo- La MONUSCO a remis aux FARDC un camp militaire construit dans la localité de Kididiwe, autrefois bastion des rebelles ADF. L’armée congolaise va désormais y tenir une position permanente alors qu’elle mène avec l’appui de la MONUSCO des opérations contre les groupes armés dans cette région de Beni. Photo MONUSCO/Michael Ali.

Mais il y a toujours des crises qui s’entassent parce que les systèmes politiques n’arrivent pas à faire  tout le job. C’était un peu le sens du discours du Secrétaire général de l’ONU Ban Ki Moon lors du 1er Sommet mondial de l’Humanitaire quand il a parlé de l’importance de la résolution des crises en lançant le concept du Triple Nexus Humanitaire-Développement-Paix. Mais alors que le triple nexus aurait pu devenir un appel politique fort et continu à la responsabilité des États, voir des mécanismes multinationaux, il s’est transformé en un enjeu de coordination entre humanitaires, développement et … c’est quoi la paix, c’est qui les acteurs de la paix ? Donc les conflits se terminent rarement, sauf dans quelque cas par fatigue des combattants. Voire, avec la libération de la violence permise, le non-respect de la ligne rouge de l’utilisation des armes chimiques en Syrie (le massacre de la Ghouta), ils se remultiplient, s’aggravent et s’ancrent dans la durée tandis que les mécanismes de gestion du passé (les missions des Nations Unies, notamment) sont de plus en plus défiés et rendus ineffectifs.

Avec la croissance démographique, on a vu des densités humaines croissantes dans des zones à risque sismique, d’inondation, de glissement de terrain, de sécheresse. Le moindre évènement extrême et, dès lors, c’est par dizaines, voire centaines de milliers ou millions que l’on compte les populations affectées (voir les inondations au Pakistan). Dans ces contextes de conflits durables ou de catastrophes à répétition, les populations nous connaissent d’ailleurs très bien et savent souvent quoi répondre pour être enregistrées comme bénéficiaires. Combien de fois avons-nous vu des « victimes » qui connaissaient les questions avant même que les volontaires en première mission des ONG ne sortent leur Kubo tool box ? De même, combien de fois avons-nous vus les besoins être gonflés selon l’adage « si tu veux X et que tu sais que le bailleur ne va te donner que y% de ce que tu demandes, alors demande X + X*y% pour obtenir ce que tu veux » sachant qu’au final, dans tant de situations, on a vu les situations se stabiliser alors que moins de 60% de ce qui avait été demandé avait été accordé ? Combien de fois avons-nous vu des logiques de « chiffres d’affaires » et de « surface financière » prendre le pas de la logique d’effectivité sur le terrain (et ceci autant chez les bailleurs, que chez les ONG, aux UN et dans le monde Croix Rouge). Au nom du bien, bien sûr…

Renforcer la résilience contre la faim et la malnutrition au Burkina Faso
Dans la Tapoa, une région frontalière du Niger, le service d’aide humanitaire de la Commission européenne (ECHO) finance l’ONG ACF pour fournir des soins de santé et de nutrition ainsi qu’une assistance alimentaire. CE/ECHO/Anouk Delafortrie

Bref, face à cette explosion du nombre de bénéficiaires, à la complexification croissante de leurs besoins et aux dynamiques propres au secteur de l’aide, sommes-nous condamnés à accepter cet axiome, « toujours plus de besoins, ces derniers toujours plus chers et les ressources toujours plus contraintes » ?

On voudrait ici regarder quelques-uns des angles morts à toute cette réflexion, et qui nous semblent porteurs d’espoir mais aussi à terme à des besoins profonds de changement à l’intérieur du système de l’aide.

D’abord, il faut se rappeler qu’une grande partie des crises de ce monde passe sous les radars. La multitude des petites catastrophes, des conflits qui n’intéressent ni les médias, ni les bailleurs est infinie. Mais le secteur humanitaire n’y est que très rarement présent. Dans toutes ces crises, les acteurs locaux, voisins, maires, instituteurs, voire les familles émigrées à la capitale ou à l’étranger sont au cœur de la réponse : ils dégagent des décombres, sortent de l’eau, accueillent de leur côté de la frontière, réchauffent, nourrissent, protègent contre les tueurs, réconfortent dans le silence et l’humilité, envoient de l’argent et des couvertures, uniquement motivés par le sentiment de solidarité et l’envie d’aider.

Ensuite, et même quand la crise est visible et bien médiatisée, comme l’ont été l’explosion sur le port de Beyrouth, les inondations dans la Roya suite à la tempête Alex en France ou dans la guerre en Ukraine, on voit des dynamiques similaires mais avec des effets amplifiées 10×10 ! À Beyrouth, de nombreuses ONG internationales et agences des Nations Unies en étaient encore à voir comment lancer leurs évaluations des besoins quand des armées de volontaires venus de tout le pays étaient déjà déployées dans toutes les zones touchées pour évacuer les blessés, dégager les décombres, assister, réconforter tandis qu’une énorme solidarité se montait au sein de la Diaspora libanaise. Dans les vallées de la Roya et de la Vésubie, coupées du monde, la solidarité des montagnards était en œuvre dès les premières heures, à la lampe torche, avec les responsables municipaux pour sauver, évacuer, abriter, nourrir, et ceci a conduit à la mise en place d’impressionnantes dynamiques d’entraide à travers toute la France par des mécanismes innovants optimisant Facebook et les réseaux sociaux. Enfin, en Ukraine, c’est tout un peuple qui s’est levé pour aider ceux que la guerre avait touchés, mais aussi ceux qui en première ligne défendaient le pays. Et là boom, pour les Ukrainiens, la neutralité, ce n’était pas trop leur tasse de thé. Mais pour les acteurs humanitaires classiques, qui ont du mal à sortir de leurs modèles testés surtout dans des pays fragiles où la société civile cherche ses moyens d’action voire de survie, d’un coup, ce fut la confrontation avec des groupes de volontaires très engagés, dynamiques, digitalisés et souvent très compétents et avec des municipalités au taquet ! De fait, ces observations nous conduisent à l’autre face du débat sur la localisation, qui est trop souvent posé comme une histoire de partage du gâteau entre ONG du Nord et ONG du Sud, alors qu’il s’agit d’un enjeu de soutien à la large palette des acteurs des territoires et de leurs connections déterritorialisées avec les Diasporas et les réseaux sociaux.

« Bénéficiaires cash transfert inconditionnel » by Bizo Oumarou.
Mataram et Ya Gana de village de Boudouri, Niger, reçoivent la ration mensuel de cash transfert inconditionnel. Photo KaluInstitue

Le secteur humanitaire est devenu de plus en plus un « distributeur de cash ». Emergency cash transfert, inconditionnel cash transfert, RedRose font maintenant parties du vocabulaire quotidien des humanitaires et des figures imposées par les bailleurs.  Avec plein de bonnes raisons et pas mal de limites, comme on le voit sur la ligne de front de l’est de l’Ukraine, là où il n’y a ni banque ni magasin fonctionnel. Mais le développement des outils de transfert de fonds d’individus à individus, avec les Orange Money et autres systèmes, a aussi un autre effet dont les humanitaires auront à imaginer, voire à anticiper les conséquences à moyen et long termes. Ces systèmes de transfert d’argent de type Money Express largement utilisés par les diasporas depuis des années pour envoyer leurs rémittences au pays, permet à ce que la générosité se personnalise et sorte des canaux connus. « Au lieu de donner un chèque à ACF ou à MDM, je vais envoyer de l’argent directement à Fatoumata au Mali, que j’ai rencontré sur Instagram. Elle me donnera des nouvelles de ses enfants et je pourrais voir directement et à faible cout de gestion que mon argent est utile ». Cette histoire, inventée pour une conférence sur le futur des ONG, il y a 15 ans, est devenue une réalité qui met au défi le « business model » des ONG.

François Grünewald à Kharkiv (Ukraine) avec des représentants de la municipalité.

Dernier élément, il est clair qu’il faudra accepter de scier la branche sur laquelle une partie du système humanitaire s’est construit par une politique beaucoup plus volontariste de préparation aux désastres et d’adaptation aux changements climatiques. Au-delà du caricatural « pour y dollars investis dans la prévention, c’est x dollars économisés dans la réponse humanitaire », il y a une réalité : les pays, territoires et populations préparés à gérer les catastrophes sont les plus à même à en réduire l’impact, tandis que tout ce qui peut permettre de réduire l’occurrence et l’amplitude des désastres réduit les souffrances et les coûts d’interventions pour les secours et les reconstructions…  Et la guerre en Ukraine nous rappelle que cette approche joue aussi dans les conflits : la préparation des abris antiaériens, le stockage de vivres et de moyens de chauffage dans les métros et les sous-sols des immeubles ont sauvé de nombreuses personnes et continuent d’atténuer les souffrances. Gouverner c’est prévoir, dit l’adage. « Se préparer, c’est sauver » pourrait en être l’adaptation humanitaire.  Nous l’avons vu quand nous avons évalué les programmes de préparation du système hospitalier népalais au risque de séisme majeur sur Katmandu (http://www.urd.org/wp-content/uploads/2018/09/PE05_NepalEvaluation-1.pdf) ou lors de nos travaux sur la Corne de l’Afrique qui soulignaient l’importance d’avoir des mécanismes « prepardness-early warning-early response (https://www.urd.org/wp-content/uploads/2019/06/Review-of-Horn-of-Africa-drought-response_GroupeURD_2019.pdf).   Mais là, le problème, c’est qu’on répond à une anticipation des besoins futurs, et donc on ne peut amener aucune « évidence» de ces derniers ; pas de datas et donc très peu d’argent…. En l’absence de courage politique et d’application du principe de « no regret »,  on est « back to square one » : on attend les morts, la décapitalisation des économies rurales et les faces terrifiées d’enfants squelettiques pour agir !!

François Grunewald

François Grunewald travaille depuis plus de 35 ans dans le secteur de la solidarité internationale après différents postes à l’ONU, au CICR et dans les ONG. Depuis 1993, il participe à l’aventure du Groupe URD, institut de recherche, d’évaluation, de production méthodologique et de formation spécialisé dans la gestion des crise, l’action humanitaire et la reconstruction. Il a conduit de nombreuses recherches et évaluations sur les programmes humanitaires et post crise (Post Mitch, zone Tsunami, Somalie, Darfur, Afrique centrale, Kosovo, Afghanistan, Mali, Caucase, Haïti, crise syrienne, Népal, Ebola, Yemen, etc.) pour les bailleurs (Commission Européenne, Gouvernements français, britanniques, américains, etc.), le CICR, la FICR, l’ONU et les ONG. Il anime des travaux sur la gestion des catastrophes et la résilience ainsi que sur les déplacements de population. Ancien professeur associé à l’Université Paris XII, il enseigne dans diverses institutions en Europe, au Canada et aux Etats Unis. Auteur de nombreux articles, il a dirigé plusieurs ouvrages, notamment «Entre Urgence et développement », « Villes en Guerre et Guerre en Villes », « Bénéficiaires ou partenaires » aux Editions Karthala.

L’humanitaire en débat, articles précédents :

Alain Boinet répond aux questions d’Yvan Conoir sur l’Ukraine

 

L’aide humanitaire en Ukraine est-elle à la hauteur de l’urgence ? Tour d’horizon dans un entretien exclusif d’Yvan Conoir avec Alain Boinet : guerre ou crise humanitaire, réactivité, accès aux populations dans les zones de front, diversité des acteurs et partenariat avec les organisations ukrainiennes, impartialité, financement, humanitaire durable et Nexus.