
L’autre jour, en préparant une note sur le financement de l’aide, je lisais quelques appels humanitaires consolidés des Nations unies. J’essayais de comprendre pourquoi les appels étaient toujours de plus en plus importants, pourquoi l’humanitaire était de plus en plus cher.
D’abord et surtout, c’est vrai, il y a plus de crises. Les personnes prises dans ces crises consécutives ou cumulées épuisent rapidement leur capital, et quand il n’y a plus rien, il faut un soutien extérieur pour préserver ses moyens de subsistance, voire sa vie. Ce soutien extérieur est d’abord local, communautaire. La famille, le quartier. Il peut aussi être national, comme la mise en place de prix subsidiés pour rendre l’alimentation ou l’énergie plus accessible, ou des mesures de protection sociale. Lorsque ces mécanismes ne fonctionnent pas ou sont trop faibles, l’aide humanitaire est une mesure de dernier recours.
Les Nations unies estiment que 306 millions de personnes ont ainsi besoin d’une forme d’aide humanitaire – 1 personnes sur 29 dans le monde tout de même. Cette année, douze appels demandent plus d’un milliard de dollars chacun. Tous ces appels de fond se basent sur le nombre de « people in need » ou personnes dans le besoin.
Je me demande alors ce qu’est réellement une « personne dans le besoin » dans le cadre humanitaire actuel. L’on voit bien au Pakistan, en Ukraine, au Yémen la nature humanitaire des besoins. Mais qu’est-ce qui fait qu’un « besoin » est humanitaire ou pas, qui le décide et à partir de quand un besoin n’est plus considéré comme humanitaire ?

Ce qui qualifie un besoin d’humanitaire, est-ce le fait que seule une opération guidée par les principes humanitaires permet d’accéder et servir les populations concernées, ou est-ce le fait qu’il y n’y a pas d’alternative financière ou politique pour proposer des projets de développement nationaux ou extérieurs plus pérennes ?
Beaucoup d’organisations humanitaires sont réticentes à coordonner leurs actions avec des programmes de développement, et sont le plus souvent hostiles à parler politique, paix ou sécurité, par respect pour les principes humanitaires. Alors si le marqueur de l’aide est l’application des principes humanitaires, chaque projet devrait être pensé à l’aune de ces principes. Mais qui se demande encore vraiment avant une intervention humanitaire si la réponse aux besoins des populations ne peut être guidée que par les principes humanitaires, ou si au contraire les principes de l’efficacité de l’aide pourraient s’appliquer, même partiellement ? Quel bailleur pose la question ? Les “besoins” ont des causes multiples au-delà des conflits, notamment les crises socio-économiques comme au Venezuela ou au Liban.
Dans de nombreux contextes, la pénurie et le manque sont devenus la norme et les personnes vulnérables se trouvent à l’intersection de la pauvreté chronique, de l’exposition à des stress réguliers et de chocs soudains comme un conflit ou une inondation, comme au Pakistan. La qualification de “besoin humanitaire” devient alors complexe à définir. Si un soutien à l’accès à la santé, à l’eau, à l’éducation ou à la nourriture est toujours nécessaire plusieurs années après le début d’une crise, est-ce en toute circonstance aux budgets humanitaires – censés être fondés sur l’exceptionnalité, la vitesse d’exécution plus que la pérennité – d’en couvrir les coûts ?

C’est pourtant ce qui se passe, expliquant probablement en partie l’inflation des appels humanitaires. Pour les membres du Comité d’Aide au Développement (CAD) qui financent la majorité de l’aide humanitaire mondiale, l’assistance humanitaire est une sous-division de l’Aide Publique au Développement (APD). La part de l’APD humanitaire reste limitée, mais elle augmente beaucoup plus vite que l’APD globale. Entre 2010 et 2020, l’APD totale des membres du CAD a augmenté de 33 %, tandis que leur APD humanitaire a augmenté de 73 % sur la même période. En 2020, dans certains contextes les plus fragiles, et notamment lorsque le dialogue politique est bloqué, la part d’aide humanitaire dépasse celle de la coopération au développement. Cela veut dire que pour les pays donateurs, de plus en plus, la réponse aux crises est essentiellement d’assurer que les populations les plus vulnérables survivent.
Pourtant, si l’on parle de crises humanitaires il s’agit bien de crises politiques qui crée des besoins humanitaires. Le prisme humanitaire au travers duquel les crises sont pensées laisse penser aux décideurs politiques que plus d’humanitaire est la meilleure réponse à la crise. Cette doxa a permis aux financements humanitaires d’être les plus rapides, les plus flexibles et, de fait, les plus faciles d’accès. Les ONG qui peinent à trouver des fonds objecteront, mais les fonds humanitaires vont majoritairement aux agences des Nations unies par sans contrôle trop pointilleux. L’argent humanitaire est facile, est c’est pour cela que même le PNUD s’insère désormais dans les appels humanitaires consolidés, ou que la sécurité alimentaire, traditionnellement un secteur de développement très politique, est devenue une des parties les plus importantes de l’aide humanitaire en se confondant pour certains avec l’aide alimentaire.
L’aide humanitaire est conçue pour se concentrer sur les victimes civiles des crises et des conflits, mais les victimes des conflits, ou les “furthest behind” selon la terminologie du secteur, ne sont généralement pas ceux qui ont le pouvoir politique, la surface sociale ou la capacité économique de provoquer les transformations sociétales et politiques nécessaires pour influencer une sortie de crise. En tant que telle, l’aide humanitaire sauve des vies mais n’est pas transformatrice. Elle ne suffit donc pas seule à répondre à des besoins qui vont au-delà de l’immédiat. Pour répondre à des besoins multiples l’aide humanitaire doit faire partie d’une combinaison d’interventions conçues pour créer les conditions de la paix, pour créer les conditions du développement économique et social, tout en répondant aux besoins les plus urgents.
Notre façon collective d’envisager la réponse à une crise dans un pays tiers reste myope en raison de cette dichotomie entre une aide humanitaire volontairement séparée du contexte économique et politique et une coopération au développement qui est au contraire menottée au dialogue politique. Qu’on l’appelle ‘Nexus’ ou simplement cohérence, un équilibre reste à trouver, des types de financements spécifiques restent à inventer, indépendamment des étiquettes sectorielles de besoins ‘humanitaire’ ou ‘développement’.
Cyprien Fabre
Cyprien Fabre est le chef de l’unité « crises et fragilités » à l’OCDE. Ancien volontaire de Solidarités, puis responsable de plusieurs bureaux pour la DG ECHO, Il rejoint l’OECD en 2016 pour analyser l’engagement des membres du Comité d’Aide au Développement dans les pays fragiles et affiner la contribution de l’aide au développement aux objectifs de paix dans les contextes de crise.
Débat sur l’humanitaire, articles publiés :
Besoins pas chers, humanitaire trop cher ? – Emmanuel Rinck : https://defishumanitaires.com/2023/01/05/besoins-pas-chers-humanitaire-trop-cher/
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