Miroir mon beau miroir, dis-moi que je suis la plus belle…

Les associations humanitaires touchées par une forme contemporaine de narcissisme ?  

Il fut un temps, pas si lointain, où les débats qui passionnaient les CA et les AG des ONG humanitaires portaient sur les enjeux de l’intervention dans tel ou tel pays ; comment travailler en Somalie ; quels défis à prendre en compte pour opérer en Afghanistan, en Bosnie, en Tchétchénie, en Irak, en Syrie… Les chefs de mission (on ne parlait pas encore de directeurs pays) étaient souvent présents, pour témoigner des réalités et des difficultés quotidiennes de leur terrain… Ce qui habitait l’assemblée était une question simple « comment mieux aider, plus efficacement, et en touchant plus de personnes, dans tel ou tel endroit du monde ? ».

Avant d’aller plus loin, il me faut être clair et honnête. Cette préoccupation essentielle du sort des personnes secourues, de l’efficacité et efficience de l’aide apportée, est toujours bien au cœur du travail quotidien, de l’engagement professionnel et personnel de l’immense majorité des salariés et volontaires des ONG humanitaires. Mais quelque chose, depuis plusieurs années, envahit l’univers mental des humanitaires, captant et mobilisant de plus en plus de « ressources dédiées » humaines ou financières, de temps de réflexion et de travail… au détriment, peut-être, de la mission essentielle, fondatrice, de l’humanitaire, qui est de secourir des êtres humains en détresse dans les situations les plus difficiles ? Mission suffisamment ardue et complexe pour nécessiter l’entièreté du temps et des ressources à notre disposition… Cette chose qui vient nous accaparer chaque jour un peu plus ne finit-elle pas par ressembler à une forme contemporaine de narcissisme involontaire ? Involontaire car induit et produit par l’époque et les injonctions du système humanitaire au sens large, et des bailleurs de fonds en particulier.

Les partenaires d’ECHO distribuent des produits non alimentaires aux réfugiés syriens dans un point de distribution à Dohuk, dans le nord de l’Irak. Crédit photo : OIM Irak

Car on peut se demander si les injonctions des bailleurs n’ont pas engendré et favorisé l’émergence de nouvelles convictions, grâce à des concepts ayant le vent en poupe, tels que « l’intersectionnalité des luttes », qui est devenue, dans le monde humanitaire « l’intersectionnalité des problématiques » ? Les bailleurs, encouragés par un système conquis et consentant, ont commencé par faire comprendre aux ONG que « Oui, vous faites de l’humanitaire, vous secourez des gens, c’est bien… Mais ça ne suffit plus… Nous aimerions vous voir faire de l’humanitaire 100 % vert, écologique et « durable », et aussi que vous nous signifiez que vous mettez en œuvre des mesures visibles, actives, des stratégies favorisant « l’inclusivité », la « diversité », et aussi que vous vous impliquiez plus ouvertement dans une « politique de genre positive », et peut-être si possible la défense de certaines minorités opprimées en raison de leur orientation… »…

Bien sûr, toutes ces causes sont en soi importantes et respectables (je pense notamment au changement climatique qui nous concerne tous, et auquel les humanitaires doivent de plus en plus répondre en termes d’impact sur les populations vulnérables). Par ailleurs, personne n’a bien sûr « obéi » aux injonctions des bailleurs et du système humanitaire, mais chacun a commencé à se considérer nécessairement concerné par cette nouvelle intersectionnalité des problématiques… Les injonctions n’ont-elles pas rencontré des convictions portées par l’époque et souvent sincèrement embrassées par nombre de travailleurs humanitaires ? Une mutation ne s’est-elle pas opérée, et, en assez peu de temps, finalement, ne nous a-t’elle pas fait passer d’un humanitaire apolitique à un humanitaire qui, aujourd’hui, se voudrait politique par nature et militant de nombreuses causes excédant le périmètre de sa mission essentielle et, parfois, tenté par une forme d’idéal révolutionnaire, où « sauver des vies », serait un but de plus en plus concurrencé par celui de « changer le monde » ? Sans parler du fait que depuis l’origine, les ONG humanitaires, par nature et vocation, ont toujours pratiqué l’ouverture à la diversité et le respect comme la prise en compte de toutes les différences, de toutes les minorités et, pendant longtemps, sans ressentir le besoin de l’afficher…

Et le narcissisme, dans tout cela ? Inévitablement, le besoin de se distinguer dans un univers assez concurrentiel malgré ses idéaux, dépendant massivement des financements institutionnels, et par ailleurs la tentation de se considérer comme d’authentiques militants du progrès, et non plus seulement comme de « simples » humanitaires engagés, n’a-t’il pas engendré celui-ci, dans une forme contemporaine, imprégnée d’influences idéologiques et de souci de soi ?

Ce souci de soi ne risque-t’il pas de devenir, dans l’humanitaire, un moteur, une préoccupation un jour aussi forte que le souci de l’autre ? Comment ne pas ressentir, parfois, ce sentiment que les ONG humanitaires sont de plus en plus préoccupées d’elles-mêmes, avançant en se contemplant dans un miroir, habitées par cette question lancinante « Miroir, mon beau miroir, dis-moi que je suis la plus belle ONG… » ?

La nature informelle des camps de fortune ne permet pas d’assurer un assainissement adéquat pour les réfugiés rohingyas sans papiers au Bangladesh. Crédit photo : EU/ECHO/Pierre Prakash

En d’autres termes, un observateur étranger à notre monde préoccupé de lui-même ne pourrait-il pas, parfois, avoir le sentiment de regarder une sorte de concours de beauté entre organisations humanitaires ?  C’est un peu, en effet, à qui présentera la plus belle stratégie environnementale, la plus belle « politique d’induction » des membres issus de la diversité, la plus séduisante démarche d’inclusivité… Est-il anecdotique de voir OXFAM communiquer avec éloquence, ces derniers jours, à propos de la publication de son « guide du langage inclusif » présenté comme une traduction de son « engagement pour une décolonisation en pratique » ?

En effet, une ambition affichée de dépasser radicalement l’action humanitaire concrète (laquelle ne secoure plus, mais « sert » les bénéficiaires, étrange glissement sémantique…) ne semble pas nuire, au contraire. Ne s’agit-il pas maintenant, pour certaines ONG, de « décoloniser » ou « déblanchir » l’humanitaire ? Ne perçoit-on pas de plus en plus l’aspiration revendiquée de ne plus être seulement de simples acteurs concrets de la solidarité humaine, mais aussi et surtout d’exemplaires militants d’une grande révolution qui se doit d’être planétaire ? Militants dont l’objectif ne serait plus de juste secourir, mais « d’élever » les bénéficiaires sur l’échelle de la dignité humaine dont nous, humanitaires, serions les géomètres et les arpenteurs par essence ?

Mais ces préoccupations, si l’on prend un peu de recul, n’agitent-elles pas essentiellement l’Occident, lequel plaquerait aux populations aidées ses obsessions idéologiques du moment ? Ce faisant, les « décoloniaux » humanitaires, nouveaux croisés du progrès, ne seraient-ils pas pris en flagrant délit de… néo-colonialisme ? Un comble…

Ne serait-il temps pour les humanitaires de délaisser le miroir dans lequel il leur arrive – pas toujours à leur initiative – de se mirer pour retrouver leur boussole, celle de leur mission essentielle, le souci de l’autre, la solidarité envers nos frères humains, nos égaux en dignité et en valeurs, qui ont peut-être surtout besoin de secours concrets ? A propos de boussole, ne pourrait-on pas l’utiliser en se posant, à chaque débat sur la nécessité d’engager telle ou telle nouvelle « politique », la question de savoir si ladite politique améliorera, ou pas, l’efficacité et l’efficience de notre action sur le terrain ?  Si la réponse est non… Car qui trop embrasse mal étreint… Je suis persuadé que la sincérité et la vigueur de l’engagement de la plupart des humanitaires, que je constate chaque jour, n’en souffrirait pas…

Pierre Brunet

Ecrivain et humanitaire

 

 

Qu’est-ce qu’un besoin humanitaire ?

Un convoi du Conseil de sécurité des Nations unies circule dans les rues de Mopti, dans le nord du Mali. @UN Photo/Marco Dormino (CC BY-NC-ND 2.0)

L’autre jour, en préparant une note sur le financement de l’aide, je lisais quelques appels humanitaires consolidés des Nations unies. J’essayais de comprendre pourquoi les appels étaient toujours de plus en plus importants, pourquoi l’humanitaire était de plus en plus cher.

D’abord et surtout, c’est vrai, il y a plus de crises. Les personnes prises dans ces crises consécutives ou cumulées épuisent rapidement leur capital, et quand il n’y a plus rien, il faut un soutien extérieur pour préserver ses moyens de subsistance, voire sa vie. Ce soutien extérieur est d’abord local, communautaire. La famille, le quartier. Il peut aussi être national, comme la mise en place de prix subsidiés pour rendre l’alimentation ou l’énergie plus accessible, ou des mesures de protection sociale. Lorsque ces mécanismes ne fonctionnent pas ou sont trop faibles, l’aide humanitaire est une mesure de dernier recours.

Les Nations unies estiment que 306 millions de personnes ont ainsi besoin d’une forme d’aide humanitaire – 1 personnes sur 29 dans le monde tout de même. Cette année, douze appels demandent plus d’un milliard de dollars chacun. Tous ces appels de fond se basent sur le nombre de « people in need » ou personnes dans le besoin.

Je me demande alors ce qu’est réellement une « personne dans le besoin » dans le cadre humanitaire actuel. L’on voit bien au Pakistan, en Ukraine, au Yémen la nature humanitaire des besoins. Mais qu’est-ce qui fait qu’un « besoin » est humanitaire ou pas, qui le décide et à partir de quand un besoin n’est plus considéré comme humanitaire ?

Réception des PMH à Titao par le vol UNHAS @SOLIDARITES INTERNATIONAL

Ce qui qualifie un besoin d’humanitaire, est-ce le fait que seule une opération guidée par les principes humanitaires permet d’accéder et servir les populations concernées, ou est-ce le fait qu’il y n’y a pas d’alternative financière ou politique pour proposer des projets de développement nationaux ou extérieurs plus pérennes ?

Beaucoup d’organisations humanitaires sont réticentes à coordonner leurs actions avec des programmes de développement, et sont le plus souvent hostiles à parler politique, paix ou sécurité, par respect pour les principes humanitaires. Alors si le marqueur de l’aide est l’application des principes humanitaires, chaque projet devrait être pensé à l’aune de ces principes. Mais qui se demande encore vraiment avant une intervention humanitaire si la réponse aux besoins des populations ne peut être guidée que par les principes humanitaires, ou si au contraire les principes de l’efficacité de l’aide pourraient s’appliquer, même partiellement ? Quel bailleur pose la question ? Les “besoins” ont des causes multiples au-delà des conflits, notamment les crises socio-économiques comme au Venezuela ou au Liban.

Dans de nombreux contextes, la pénurie et le manque sont devenus la norme et les personnes vulnérables se trouvent à l’intersection de la pauvreté chronique, de l’exposition à des stress réguliers et de chocs soudains comme un conflit ou une inondation, comme au Pakistan. La qualification de “besoin humanitaire” devient alors complexe à définir. Si un soutien à l’accès à la santé, à l’eau, à l’éducation ou à la nourriture est toujours nécessaire plusieurs années après le début d’une crise, est-ce en toute circonstance aux budgets humanitaires – censés être fondés sur l’exceptionnalité, la vitesse d’exécution plus que la pérennité – d’en couvrir les coûts ?

Dame arrosant une parcelle de terre a Goundam, Mali. @Solidarités International 2021 (Photographe: Tiecoura Ndaou)

C’est pourtant ce qui se passe, expliquant probablement en partie l’inflation des appels humanitaires. Pour les membres du Comité d’Aide au Développement (CAD) qui financent la majorité de l’aide humanitaire mondiale, l’assistance humanitaire est une sous-division de l’Aide Publique au Développement (APD). La part de l’APD humanitaire reste limitée, mais elle augmente beaucoup plus vite que l’APD globale. Entre 2010 et 2020, l’APD totale des membres du CAD a augmenté de 33 %, tandis que leur APD humanitaire a augmenté de 73 % sur la même période. En 2020, dans certains contextes les plus fragiles, et notamment lorsque le dialogue politique est bloqué, la part d’aide humanitaire dépasse celle de la coopération au développement. Cela veut dire que pour les pays donateurs, de plus en plus, la réponse aux crises est essentiellement d’assurer que les populations les plus vulnérables survivent.

Pourtant, si l’on parle de crises humanitaires il s’agit bien de crises politiques qui crée des besoins humanitaires. Le prisme humanitaire au travers duquel les crises sont pensées laisse penser aux décideurs politiques que plus d’humanitaire est la meilleure réponse à la crise. Cette doxa a permis aux financements humanitaires d’être les plus rapides, les plus flexibles et, de fait, les plus faciles d’accès. Les ONG qui peinent à trouver des fonds objecteront, mais les fonds humanitaires vont majoritairement aux agences des Nations unies par sans contrôle trop pointilleux. L’argent humanitaire est facile, est c’est pour cela que même le PNUD s’insère désormais dans les appels humanitaires consolidés, ou que la sécurité alimentaire, traditionnellement un secteur de développement très politique, est devenue une des parties les plus importantes de l’aide humanitaire en se confondant pour certains avec l’aide alimentaire.

L’aide humanitaire est conçue pour se concentrer sur les victimes civiles des crises et des conflits, mais les victimes des conflits, ou les “furthest behind” selon la terminologie du secteur, ne sont généralement pas ceux qui ont le pouvoir politique, la surface sociale ou la capacité économique de provoquer les transformations sociétales et politiques nécessaires pour influencer une sortie de crise. En tant que telle, l’aide humanitaire sauve des vies mais n’est pas transformatrice. Elle ne suffit donc pas seule à répondre à des besoins qui vont au-delà de l’immédiat. Pour répondre à des besoins multiples l’aide humanitaire doit faire partie d’une combinaison d’interventions conçues pour créer les conditions de la paix, pour créer les conditions du développement économique et social, tout en répondant aux besoins les plus urgents.

Notre façon collective d’envisager la réponse à une crise dans un pays tiers reste myope en raison de cette dichotomie entre une aide humanitaire volontairement séparée du contexte économique et politique et une coopération au développement qui est au contraire menottée au dialogue politique. Qu’on l’appelle ‘Nexus’ ou simplement cohérence, un équilibre reste à trouver, des types de financements spécifiques restent à inventer, indépendamment des étiquettes sectorielles de besoins ‘humanitaire’ ou ‘développement’.

Cyprien Fabre

Cyprien Fabre est le chef de l’unité « crises et fragilités » à l’OCDE. Ancien volontaire de Solidarités, puis responsable de plusieurs bureaux pour la DG ECHO, Il rejoint l’OECD en 2016 pour analyser l’engagement des membres du Comité d’Aide au Développement dans les pays fragiles et affiner la contribution de l’aide au développement aux objectifs de paix dans les contextes de crise.

 

Débat sur l’humanitaire, articles publiés :

Besoins pas chers, humanitaire trop cher ? – Emmanuel Rinck : https://defishumanitaires.com/2023/01/05/besoins-pas-chers-humanitaire-trop-cher/