Tribune libre : Afghanistan : aider à tout prix ?

Solidarités International mène des actions en faveur de l’eau, l’hygiène et l’assainissement en Afghanistan. Crédit : Solidarités International, Oriane Zerah

Je commence ces lignes sans bien savoir où elles me mèneront, tant le dilemme est grave et tant au fond de moi-même je suis divisé. Nous tous qui sommes sensibles à la situation de la population afghane nous nous trouvons devant un dilemme maintes fois exprimé au sein des Conseils d’administration des ONG humanitaires. Jusqu’où aller dans les concessions aux talibans ? Où placer les lignes rouges ? Notre propension à vouloir soutenir à tout prix les populations qui appellent à l’aide – et nous font souvent plus confiance qu’en un régime qui les prive de liberté – nous conduit à repousser chaque jour un peu plus loin ces fameuses lignes rouges dès qu’elles sont franchies.

Conclure un tel débat n’est pas à ma mesure. Seul un certain pragmatisme, me semble-t-il, peut nous guider en évitant tout dogmatisme. Peut-être cependant ne faut-il pas se laisser aveugler par certains discours, certaines petites musiques qu’on nous susurre à l’oreille.

On connaît bien par exemple l’idée que les talibans allaient certainement changer. Je la retrouve déjà sous d’éminentes plumes des années 96 ou 98. Déjà alors, on nous promettait la réouverture des écoles de filles. On ne l’a jamais vue.

L’éducation des jeunes filles Afghanes, un vrai défi en Afghanistan (Photo : AFRANE)

On connaît bien également la distinction entre les talibans modérés et les talibans radicaux. Des spécialistes des mouvements révolutionnaires me contrediront peut-être, mais j’ai l’impression que dans les mouvements non démocratiques ce sont toujours les radicaux qui l’emportent. Les autres sont des traîtres. Et a-t-on vu la moindre inflexion dans l’attitude du régime actuel depuis deux ans qu’il est au pouvoir ?

C’est alors que le discours devient plus pervers. Certains des dirigeants talibans, suivis allègrement par de bonnes âmes, suggèrent qu’au fond, si le chef suprême poursuit inéluctablement sa ligne noire, ce serait la faute des « Occidentaux ». Renversant allègrement le sens allant de la cause à la conséquence ils prétendent que ce sont les sanctions internationales qui provoquent l’intransigeance du régime. Au fond, le responsable des malheurs de la population, c’est nous, les Occidentaux, c’est nous, les humanitaires. Et nous, écrasés par notre sens très chrétien de la culpabilité, nous sommes prêts à fondre et à nous confondre en excuses.

Or, je ne peux m’empêcher de penser que la levée des sanctions, ou toute forme de reconnaissance de ce régime oppressif – oppressif non seulement à l’égard des femmes, mais aussi, on oublie souvent d’en parler, à l’égard des ethnies autres que celle au pouvoir, et même de celle-ci – serait une nouvelle victoire des talibans, cette fois sans combattre, au seul prix d’une oppression renforcée. On ne voit pas bien pourquoi cela encouragerait le régime à faire des concessions.

Délégation de dirigeants talibans @UN

Dans ces conditions que faire ? Une nouvelle fois, je n’en sais rien. Pour ma part, j’en resterai au tâtonnement, avec cependant quelques lignes directrices. D’abord ne pas me laisser corrompre par des idées relativistes selon lesquelles, au fond : on peut quand même travailler, il y a plus de sécurité (et pour cause !), il y a moins de corruption (cela reste à démontrer), « ils » ont quand même accepté qu’une femme vienne faire le ménage à condition qu’elle ne rencontre pas un homme, etc. Ensuite, essayer d’aider avec le moins d’interférence possible avec le régime pour ne pas le renforcer même indirectement. Continuer de faire connaître ce qui est intolérable. Et me souvenir que, même pour une personne affamée, la liberté reste un bien suprême. J’ai été marqué dans mon enfance par la fable du loup et du renard :

« Attaché ? dit le Loup : vous ne courez donc pas
Où vous voulez ?  – Pas toujours, mais qu’importe ?
Il importe si bien, que de tous vos repas
Je ne veux en aucune sorte,
Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor. »

Mais de cela c’est aux Afghans de décider. Pas à moi. Mon rôle à moi est de rester à l’écoute de leurs attentes, de pain, d’éducation, de santé, de respect, de solidarité, de liberté.

Etienne Gille

Ancien professeur en Afghanistan de 1969 à 1978, cofondateur d’AFRANE (Amitié franco-afghane) dont il a été président de 1996 à 2013 et dont il est actuellement vice-président. Auteur de Restez pour la nuit (L’Asiathèque et le CEREDAF) et de 80 mots d’Afghanistan (L’Asiathèque).

Retrouvez Etienne Gille sur Défis Humanitaires :

L’Orient en crise 

La tribune libre d’Etienne Gille pose la question d’agir à tout prix ou pas en Afghanistan. Comme nous le savons, la réponse des associations est diversifiée puisque certaines apportent un soutien et d’autres s’y refusent. Nous avions déjà publié à ce sujet une tribune libre de Jean François Riffaud d’Action Contre la Faim (ACF).

Si vous souhaitez participer à ce débat, vous pouvez nous envoyer votre témoignage (defishumanitaires@gmail.com) que nous utiliserons au mieux possible. Merci.

 

L’Orient en crise

L’Orient en crise ? J’aurais aussi bien intitulé cette note « L’Orient au cœur » tant, au fond, on sent le cœur de Régis Koetschet battre dans ce livre récapitulant son expérience de diplomate à Jérusalem et à Kaboul. N’évoque-t-il pas lui-même un texte qu’il a écrit sous le titre « Le cœur battant » de la relation d’amitié entre la France et l’Afghanistan ?

La place du cœur dans la diplomatie apparait ainsi comme en arrière-plan de la réflexion de l’auteur après ses années de service en Palestine et en Afghanistan ou au voisinage de ce pays. Il préconise en effet ce que Gérard Chaliand a qualifié de diplomatie « par la peau », c’est-à-dire une diplomatie où le contact humain, les échanges culturels, les partages d’hospitalité prennent le pas sur les analyses géopolitiques désincarnées et au final incapables de sentir les mouvements profonds des sociétés.

Diplomatie naïve, objectera-t-on. Ce n’est pas sûr. La passion qui affleure au fil des pages ne s’oppose pas à la raison. Tout au contraire elle la conforte. Elle cherche à aller au cœur des complexités et à mieux comprendre les réalités.

Régis Koetschet a servi – servir, quelle belle mission pour un diplomate – entre autres postes comme Consul Général à Jérusalem de 2002 à 2005 et comme ambassadeur à Kaboul de 2005 à 2008. Il y a noué des relations fortes avec les peuples de ces régions et cherché à percevoir leurs ressentis et leurs aspirations. Il est resté depuis lors toujours engagé dans des actions en faveur des solidarités entre ces populations et nous-mêmes.

Une de ses observations est que le temps n’est pas le même ici et là-bas. Les politiques mises en œuvre dans ce qu’on appelle l’Occident se définissent dans le temps court alors qu’elles devraient prendre en considération le temps long des sociétés auxquelles elles s’adressent.

Comment accorder ces deux temps, de plus en plus confrontés du fait de la mondialisation, la question reste posée. Les analyses de l’ambassadeur sont parfois pessimistes : « les temps sont au rapport de force dans le silence des peuples » affirme-t-il, mais n’en a-t-il pas toujours été ainsi ? Elles sont parfois interrogeantes comme quand il se demande en substance si la liberté de caricaturer ne devrait pas aussi tenir compte de la sensibilité des peuples. Elles sont lucides quand elles font un lien entre l’invasion de l’Irak et l’échec américain en Afghanistan. Elles sont stimulantes quand elles soulignent le « clair déficit d’études et de recherches universitaires » en France.

Passionné et nuancé, autant qu’immensément cultivé, tel pourrait-on décrire l’auteur à la lecture de son livre qui abonde en citations et en anecdotes permettant d’entrer un peu dans cet Orient tout à la fois compliqué, passionnant et hospitalier. Dans cet Orient où l’on souhaiterait pénétrer sous la tente mais qui nous oblige souvent à rester dans l’attente.

Malraux voulait toucher l’Asie. Régis Koetschet s’est laissé toucher par l’Asie.

 

Etienne Gille

Ancien professeur en Afghanistan de 1969 à 1978, cofondateur d’AFRANE (Amitié franco-afghane) dont il a été président de 1996 à 2013 et dont il est actuellement vice-président. Auteur de Restez pour la nuit (L’Asiathèque et le CEREDAF) et de 80 mots d’Afghanistan (L’Asiathèque).

Lien vers l’association AFRANE

Pour acheter le livre : disponible en librairie ou sur le site de la maison d’édition : Maisonneuse&larose Hémisphères

 

L’édition 2003 de Diplomate dans l’Orient en crise, Jérusalem et Kaboul, reprend la précédente édition épuisée enrichie et actualisée par sept nouveaux chapitres prenant en compte les récents développements à Kaboul et à Jérusalem.

Diplomate dans l’Orient en crise, Jérusalem et Kaboul, édition 2023 suivie de Le diplomate et les anachronismes, chez Maisonneuve et Larose

L’auteur a également publié en 2023 :

L’Afghanistan en partage, Les thés de l’ambassadeur, de Régis Koetschet, éd. Nevicata, octobre 2023, ISBN 2-87523-221-5, 19 € [Pour l’essentiel, la reprise des « thés verts » parus dans les Nouvelles d’Afghanistan ainsi que plusieurs inédits.]

Afghanistan. Des cerfs-volants dans la nuit, de Régis Koetschet, éd. Nevicata, octobre 2023, ISBN : 978-2-87523-220-5, 9 €