HUMANITAIRES EN AFGHANISTAN : SORTIR DE L’ETAU

Distribution alimentaire du PAM. Credit photo : PAM

Un an et demi après la prise de pouvoir des talibans la population Afghane traverse sa pire crise humanitaire. Deux afghans sur trois sont en situation d’urgence humanitaire, plus de 20 millions de personnes et 3 millions d’enfants en situation de grave crise alimentaire, et la situation ne cesse de se dégrader[1].

Le régime Taliban a interdit il y a un an l’accès à l’éducation aux femmes et aux jeunes filles. Et depuis le 24 décembre dernier il est officiellement interdit aux femmes de travailler pour les ONG.

Or, les acteurs humanitaires, Nations Unies, CICR et ONG sont depuis le 15 août 2021, les seules organisations encore présentes dans le pays actives auprès de la population.

Interdire aux femmes de conduire des activités humanitaires c’est directement priver d’assistance toutes les femmes et les filles les plus affectées par la crise. Et c’est rendre encore plus vulnérables les femmes et leurs familles frappées par cette interdiction. C’est enfermer la misère dans l’injustice légalisée.

Les décisions du pouvoir en place sont en toute contradiction avec les droits humains les plus fondamentaux, et parfaitement contreproductives face aux besoins vitaux immenses de la population.

Mais le contexte afghan est également marqué par les choix de la communauté internationale.

Depuis le 15 août 2021, les aides structurelles se sont arrêtées. Elles représentaient plus de 40% des ressources du pays. Leur arrêt à mis à genoux les systèmes de santé, de protection sociale, d’éducation.

A cela s’ajoute le gel des avoirs afghans, le régime de sanctions et ses conséquences sur la capacité des humanitaires travailler. La résolution 2664 organise les exceptions attendues par les ONG mais se limite au régime de sanctions des Nations Unies. Trop de contraintes en matière de transferts des fonds demeurent et entravent l’aide humanitaire.

Celle-ci reste cependant l’ultime possibilité de lutter, avec des moyens trop faibles, contre la crise. L’appel des Nations Unies n’a été couvert en 2022 qu’à 75% (3,3 Md de $). Celui de 2023 estime les besoins à 4,6Md $, sans certitudes de pouvoir mobiliser les fonds nécessaires[2].

C’est dans ce contexte de contraintes multiples que la population lutte contre la pire crise humanitaire et espère voir l’aide se maintenir et augmenter.

Dans cette espèce d’étau humanitaire et politique qu’est le pays, les Nations Unies et les ONG sont aujourd’hui les seules organisations internationales en Afghanistan à négocier avec les autorités et à se frayer un chemin entre l’enfermement idéologique du régime, sa mise au ban de la communauté internationale et l’immensité des besoins d’une population plusieurs fois victime.

Au quotidien nous sommes en contact avec les autorités en Afghanistan pour négocier l’accès et ses conditions. Cela amène souvent à confronter les principes humanitaires à la réalité et de prendre la mesure de ce qui sépare l’impératif humanitaire (le fait que la vie des personnes prime et qu’elles aient accès à l’aide) et la défense des principes et des droits humains.

La communauté humanitaire a cherché à résoudre cette équation à la suite de la décision des Talibans d’interdire aux femmes de travailler pour les ONG. Après avoir été suspendues quelques semaines, les activités humanitaires ont repris. La plupart des ONG arrivent à faire retravailler leurs salariées féminines. Celles qui ne le peuvent toujours pas voient cependant leur contrat de travail et leur rémunération maintenue. Elles ne sont pas remplacées par des hommes.

C’est au cas par cas que s’est engagé le dialogue avec les autorités. Il n’a pas porté sur les principes, qui se sont très vite heurtés à des positions de principes opposées. Il s’est organisé autour des besoins humanitaires et de la capacité concrète d’y répondre et de permettre aux femmes (comme aux hommes) de recevoir l’aide attendue.

Il est frappant d’entendre les autorités demander aux ONG d’accentuer leur action en faveur des communautés les plus fragiles. Car une demande, lorsque qu’elle rencontre en retour une autre demande (faire revenir les femmes au travail), ouvre la possibilité d’une négociation. C’est ce pragmatisme humanitaire, qui, en évitant le piège de la confrontation principielle, permet aux femmes de poursuivre le travail et aux femmes de bénéficier de l’aide tant attendue.

Il faut également convaincre les États occidentaux que ce qui prime, lorsqu’il s’agit d’aide humanitaire dans un contexte de droits humains si délabré, doit demeurer l’impératif humanitaire et l’assistance opérationnelle aux populations.

Les financements humanitaires sont maintenus. Les bailleurs de développement se préparent à financer les « besoins de base » des populations. C’est une prise de conscience que l’impératif humanitaire doit prévaloir sur toute considération politique. Ce mouvement initié récemment par l’Union Européenne doit être poursuivi.

Face à la crise en Afghanistan, la voie n’est pas celle d’un renoncement à défendre les Droits humains, ni d’une compromission. La voie est celle de la raison qui distingue nettement entre le pouvoir en place et les besoins des populations ; celle de la conviction que « l’humanitaire » n’est pas un espace concédé par le politique mais bien l’expression d’une vision politique du monde, dans laquelle la condition même des personnes est un bien supérieur, car elle est la condition de l’expression de leur autonomie et de leurs aspirations politiques.

Car les populations ne sont pas les régimes ; car aucun régime de sanctions n’a jamais renversé aucun pouvoir totalitaire ; car les victimes sont toujours les populations ; car l’aide humanitaire est aussi le dernier fil vital pour la moitié de la société civile.

Et en l’espèce, car les femmes afghanes nous demandent de ne pas partir, de ne pas réduire notre action, de ne pas abandonner la vie au nom des droits.

 

Jean-François Riffaud
Directeur Général d’ACF.

 

 

Tribune publiée dans le quotidien Le Monde du mercredi 5 avril 2023 : En Afghanistan, l’impératif doit prévaloir sur toute considération.

 

[1] OCHA, 2023

[2] OCHA, 2023