Un éditorial d’Alain Boinet.
L’effet ciseau est un phénomène économique dans lequel le montant des ressources et le montant des coûts évoluent de manière opposée. Concernant l’aide humanitaire, après une croissance continue des budgets humanitaires, l’augmentation des besoins confrontée à une diminution des moyens n’illustre-t-il pas un dangereux effet ciseau humanitaire. S’agit-il d’une simple pause ou du début d’un reflux ? Voilà une question essentielle pour les humanitaires.
C’est bien un reflux qui s’est produit en 2023, selon OCHA, quand face à des besoins humanitaires grandissants, nous avons connu des financements en déclin. En effet, pour secourir 245 millions de personnes, nous avions besoin de de 56,7 milliards d’USD. Mais c’est seulement 19,9 milliards d’USD qui ont été mobilisé, soit 35% des besoins, là où la moyenne habituelle était de 51 à 64% depuis 10 ans (2013-2022) !
La conséquence immédiate, c’est que nous n’avons pu secourir que 128 millions de personnes sur les 245 millions prévus en 2023 ! Que sont devenu les 117 autres millions d’êtres humains délaissés faute de ressources ? L’effet ciseau se serait-il refermé sur eux.
Lors du 3ème Forum Humanitaire Européen, les 18 et 19 mars 2024 à Bruxelles, Janez Lenarčič, commissaire européen responsable de l’humanitaire avec ECHO a déclaré : « Ne vous y trompez pas, le canot de sauvetage humanitaire est en train de couler » ! Le message est clair et net et doit être pris au sérieux à la veille des élections européennes du mois de juin dans les Etats-membres avec cet automne une nouvelle présidence, un nouveau collège des commissaires, un nouveau budget pour les 5 ans à venir. L’enjeu est de taille au moment où certains budgets humanitaires institutionnels fléchissent.
Qu’en sera-t-il en 2024 de l’appel d’OCHA pour secourir 180 millions de personnes avec un budget espéré de 46,4 milliards d’USD ? 180 millions d’êtres humains en danger en 2024 contre 230 millions en 2023 suite à une nouvelle méthodologie pour l’analyse des besoins. Face à la diminution des ressources, on a ainsi diminué le nombre de personnes à secourir grâce au JIAF 2.0 qui « définit des normes mondiales pour l’estimation et l’analyse des besoins humanitaires et des risques de protection ». La coïncidence avec l’effet ciseau est fâcheuse. Il faudra questionner cette nouvelle méthodologie à la définition de laquelle des agences des Nations-Unies et des ONG ont notamment contribué.
Cette méthodologie aura peut-être le mérite d’une plus grande précision et répartition des responsabilités entre les grands acteurs de l’aide internationale. Mais nous devons aussi nous demander ce que sont devenues les personnes « hors normes » exclues des secours humanitaires. Les agences de développement les ont-elles prises en charge ? Ou, au contraire, ces personnes vulnérables sont-elles restées seules sur le bord de la solidarité ?
Dans ce contexte, le mot clef qui mobilise actuellement l’écosystème humanitaire est celui de la priorisation de l’aide. La priorisation est une sélection et cela ne peut manquer de nous faire penser au tri des blessés en chirurgie de guerre quand on ne peut pas sauver tout le monde et qu’il faut choisir !
Alors, justement, quels seront les besoins humanitaires vitaux pour les populations victimes des guerres, des catastrophes et des épidémies dans les années à venir ?
Quand l’effet papillons vient interpeler l’effet ciseaux.
Nous nous posions cette question dans ces colonnes au mois de mars. L’effet papillon des conflits pourrait-il entrainer par un « effet domino » les « 20 ans de chaos » que certains redoutent ?
Si je souligne ici les causes géopolitiques des conséquences humanitaires, c’est parce que je les ai éprouvés durant plus de quatre décennies d’aide humanitaire dans le monde. Il y a bien sûr aussi les causes grandissantes liées au climat et aux grandes épidémies sur lesquelles nous reviendrons. Mais nous savons que la grande majorité des besoins humanitaires résulte des conflits sous toute leurs formes et que ceux-ci semblent aujourd’hui entrer dans une phase historique d’expansion.
On se souvient que Raymond Aron déclarait du temps de la guerre froide « Paix impossible, guerre improbable ». Peut-être faut-il dire aujourd’hui au regard des tensions internationales « Paix improbable, guerre possible » !
Dans un entretien donné le 29 mars à la presse européenne, le premier ministre de la Pologne, Donald Tusk, déclare : « Nous devons nous habituer au fait qu’une nouvelle ère a commencé : l’ère de l’avant-guerre. Je n’exagère pas ». « Si l’Ukraine perd, personne en Europe ne pourra se sentir en sécurité ». « La guerre n’est plus un concept du passé en Europe, désormais entrée dans l’ère de l’avant-guerre ». « Le plus inquiétant en ce moment est qu’absolument tous les scénarios sont possibles ».
Si, au début de l’offensive militaire Russe en Ukraine, nous pouvions nous poser la question des responsabilités sur les causes diverses de cette guerre, deux ans plus tard, face à une guerre de haute intensité qui va durer, face au risque d’une défaite de l’Ukraine, la question se pose autrement. Quelles conséquences une défaite de l’Ukraine entrainerait-elle alors que Vladimir Poutine joue son va tout et qu’il nous oppose un autre modèle politique, comme son allié chinois d’ailleurs. Ne sommes-nous pas entrés sans encore le savoir dans le début d’une guerre plus générale qui nous fera passer tôt ou tard nécessairement en économie de guerre avec quelles conséquences sur les besoins comme sur les moyens humanitaires ?
Le ton monte également en Asie avec l’édition de la carte standard de la Chine dans le quotidien Global Times, organe quasi officiel du parti communiste chinois. Cette carte intègre dorénavant l’état indien du Arunachal Pradesh, partie sud du Tibet, et l’Aksai Chin. De même, la fameuse ligne à 10 traits autour de la mer de Chine méridionale menace tous les Etats voisins : Vietnam, Philippines, Malaisie et Taïwan. Une carte est un objet de pouvoir et de projection sur le monde. Pouvons-nous croire que cela n’ira jamais plus loin et quelles seraient les conséquences du jeu des alliances en cas de coup de force chinois ?
Plus près de nous, la République Démocratique du Congo (RDC) fait face depuis deux ans à la rébellion du Mouvement du 23 mars (M23) soutenu par le Rwanda selon plusieurs rapports de l’ONU. Dans un entretien donné vendredi 29 mars à plusieurs médias, le président de la RDC, Félix Tschisekedi, a été questionné sur le risque d’une « déclaration de guerre au Rwanda », en alertant que la mission de Joao Lourenço, président de l’Angola et médiateur nommé par l’Union Africaine, représentait « la voie de la dernière chance » !
Que faire pour les humanitaires ?
Filippo Grandi, haut-commissaire aux réfugiés des Nations-Unies a lancé « C’est un réquisitoire contre l’état du monde » quand le chiffre de 110 millions de réfugiés et déplacés a été atteint le 14 juin 2023. Pour prendre la mesure de ce chiffre, rappelons qu’ils étaient 43,3 millions en 2010, 60 millions en 2015, 79,5 millions en 2019 ! Il n’y a aucune raison que ce chiffre s’arrête de grimper, bien au contraire !
Le risque est réel de voir l’effet ciseau d’augmentation des besoins humanitaires croiser la diminution des moyens.
Ceci n’est-il pas déjà le cas pour les 17 millions de personnes au Burkina Faso, au Mali et au Niger qui ont besoin cette année d’une assistance humanitaire. En 2023, les appels de fonds humanitaires n’ont reçu qu’un tiers environ des fonds nécessaires.
Malgré les engagements pris au Forum Humanitaire Européen, les 18 et 19 mars, à Bruxelles, malgré l’espoir de voir l’Union Européenne et les Etats membres confirmer leur engagement pour l’action humanitaire, face à la démobilisation d’autres grands acteurs, loin de tout attentisme, il est indispensable que les organisations humanitaires se mobilisent pour rappeler la responsabilité de protéger et le devoir d’assistance humanitaire.
Les voies et moyens ne manquent pas, non seulement pour sanctuariser les budgets humanitaires, mais encore pour indexer l’évolution de ceux-ci sur le niveau des besoins vitaux des populations en danger. Nous pouvons penser notamment à ces initiatives :
- Agir auprès des Etats et des organisations européennes et internationales pour les sensibiliser aux conséquences désastreuses qu’aurait un possible effet ciseau.
- Mobiliser les opinions publiques pour soutenir cette grande cause humanitaire ainsi que pour développer la générosité des particuliers.
- Accélérer toutes les formes d’innovation qui réduisent les couts et qui augmentent l’efficacité de l’aide.
- Optimiser le double Nexus humanitaire – développement et inciter les agences de développement à soutenir les plus vulnérables dans les pays fragiles ou en crise.
L’humanitaire est sans doute à un nouveau tournant historique de son action et il doit à nouveau assurer et démontrer ses capacités à mener sa mission pour sauver des vies.
L’humanitaire doit dire haut et fort que réduire les budgets humanitaires, ce n’est pas faire des économies vertueuses, mais au contraire multiplier les risques de mortalité, de désespoir, de radicalisation, de mouvements migratoires qui à leur tour entraineront des effets néfastes de proche en proche comme une épidémie. Sans oublier l’essentiel, sans la solidarité, que serons-nous et qu’adviendra-t-il ?
Alain Boinet qui vous remercie pour votre soutien (faireundon).
Alain Boinet est le président de l’association Défis Humanitaires qui publie la Revue en ligne www.defishumanitaires.com. Il est le fondateur de l’association humanitaire Solidarités International dont il a été directeur général durant 35 ans. Par ailleurs, il est membre du Groupe de Concertation Humanitaire auprès du Centre de Crise et de Soutien du ministère de l’Europe et des affaires étrangères, membre du Conseil d’administration de Solidarités International, du Partenariat Français pour l’eau (PFE), de la Fondation Véolia, du Think Tank (re)sources. Il continue de se rendre sur le terrain (Syrie du nord-est, Haut-Karabagh/Artsakh et Arménie) et de témoigner dans les médias.
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