L’effet ciseau humanitaire, risque ou réalité !

Un éditorial d’Alain Boinet.

L’effet ciseau est un phénomène économique dans lequel le montant des ressources et le montant des coûts évoluent de manière opposée. Concernant l’aide humanitaire, après une croissance continue des budgets humanitaires, l’augmentation des besoins confrontée à une diminution des moyens n’illustre-t-il pas un dangereux effet ciseau humanitaire. S’agit-il d’une simple pause ou du début d’un reflux ? Voilà une question essentielle pour les humanitaires.

C’est bien un reflux qui s’est produit en 2023, selon OCHA, quand face à des besoins humanitaires grandissants, nous avons connu des financements en déclin. En effet, pour secourir 245 millions de personnes, nous avions besoin de de 56,7 milliards d’USD. Mais c’est seulement 19,9 milliards d’USD qui ont été mobilisé, soit 35% des besoins, là où la moyenne habituelle était de 51 à 64% depuis 10 ans (2013-2022) !

Pourcentage de financements par rapport aux besoins, appels de l’ONU de 2013 à 2023 © Global Humanitarian assistance report 2023

La conséquence immédiate, c’est que nous n’avons pu secourir que 128 millions de personnes sur les 245 millions prévus en 2023 ! Que sont devenu les 117 autres millions d’êtres humains délaissés faute de ressources ? L’effet ciseau se serait-il refermé sur eux.

Lors du 3ème Forum Humanitaire Européen, les 18 et 19 mars 2024 à Bruxelles, Janez Lenarčič, commissaire européen responsable de l’humanitaire avec ECHO a déclaré : « Ne vous y trompez pas, le canot de sauvetage humanitaire est en train de couler » ! Le message est clair et net et doit être pris au sérieux à la veille des élections européennes du mois de juin dans les Etats-membres avec cet automne une nouvelle présidence, un nouveau collège des commissaires, un nouveau budget pour les 5 ans à venir. L’enjeu est de taille au moment où certains budgets humanitaires institutionnels fléchissent.

Qu’en sera-t-il en 2024 de l’appel d’OCHA pour secourir 180 millions de personnes avec un budget espéré de 46,4 milliards d’USD ? 180 millions d’êtres humains en danger en 2024 contre 230 millions en 2023 suite à une nouvelle méthodologie pour l’analyse des besoins. Face à la diminution des ressources, on a ainsi diminué le nombre de personnes à secourir grâce au JIAF 2.0 qui « définit des normes mondiales pour l’estimation et l’analyse des besoins humanitaires et des risques de protection ». La coïncidence avec l’effet ciseau est fâcheuse. Il faudra questionner cette nouvelle méthodologie à la définition de laquelle des agences des Nations-Unies et des ONG ont notamment contribué.

Cette méthodologie aura peut-être le mérite d’une plus grande précision et répartition des responsabilités entre les grands acteurs de l’aide internationale. Mais nous devons aussi nous demander ce que sont devenues les personnes « hors normes » exclues des secours humanitaires. Les agences de développement les ont-elles prises en charge ? Ou, au contraire, ces personnes vulnérables sont-elles restées seules sur le bord de la solidarité ?

Dans ce contexte, le mot clef qui mobilise actuellement l’écosystème humanitaire est celui de la priorisation de l’aide. La priorisation est une sélection et cela ne peut manquer de nous faire penser au tri des blessés en chirurgie de guerre quand on ne peut pas sauver tout le monde et qu’il faut choisir !

Alors, justement, quels seront les besoins humanitaires vitaux pour les populations victimes des guerres, des catastrophes et des épidémies dans les années à venir ?

Quand l’effet papillons vient interpeler l’effet ciseaux.

Nous nous posions cette question dans ces colonnes au mois de mars. L’effet papillon des conflits pourrait-il entrainer par un « effet domino » les « 20 ans de chaos » que certains redoutent ?

Si je souligne ici les causes géopolitiques des conséquences humanitaires, c’est parce que je les ai éprouvés durant plus de quatre décennies d’aide humanitaire dans le monde. Il y a bien sûr aussi les causes grandissantes liées au climat et aux grandes épidémies sur lesquelles nous reviendrons. Mais nous savons que la grande majorité des besoins humanitaires résulte des conflits sous toute leurs formes et que ceux-ci semblent aujourd’hui entrer dans une phase historique d’expansion.

On se souvient que Raymond Aron déclarait du temps de la guerre froide « Paix impossible, guerre improbable ». Peut-être faut-il dire aujourd’hui au regard des tensions internationales « Paix improbable, guerre possible » !

Défilé militaire sur la place rouge à Moscou, Russie. © VLADJ55

Dans un entretien donné le 29 mars à la presse européenne, le premier ministre de la Pologne, Donald Tusk, déclare : « Nous devons nous habituer au fait qu’une nouvelle ère a commencé : l’ère de l’avant-guerre. Je n’exagère pas ». « Si l’Ukraine perd, personne en Europe ne pourra se sentir en sécurité ». « La guerre n’est plus un concept du passé en Europe, désormais entrée dans l’ère de l’avant-guerre ». « Le plus inquiétant en ce moment est qu’absolument tous les scénarios sont possibles ».

Si, au début de l’offensive militaire Russe en Ukraine, nous pouvions nous poser la question des responsabilités sur les causes diverses de cette guerre, deux ans plus tard, face à une guerre de haute intensité qui va durer, face au risque d’une défaite de l’Ukraine, la question se pose autrement. Quelles conséquences une défaite de l’Ukraine entrainerait-elle alors que Vladimir Poutine joue son va tout et qu’il nous oppose un autre modèle politique, comme son allié chinois d’ailleurs. Ne sommes-nous pas entrés sans encore le savoir dans le début d’une guerre plus générale qui nous fera passer tôt ou tard nécessairement en économie de guerre avec quelles conséquences sur les besoins comme sur les moyens humanitaires ?

Le ton monte également en Asie avec l’édition de la carte standard de la Chine dans le quotidien Global Times, organe quasi officiel du parti communiste chinois. Cette carte intègre dorénavant l’état indien du Arunachal Pradesh, partie sud du Tibet, et l’Aksai Chin. De même, la fameuse ligne à 10 traits autour de la mer de Chine méridionale menace tous les Etats voisins : Vietnam, Philippines, Malaisie et Taïwan. Une carte est un objet de pouvoir et de projection sur le monde. Pouvons-nous croire que cela n’ira jamais plus loin et quelles seraient les conséquences du jeu des alliances en cas de coup de force chinois ?

L’édition 2023 de la carte standard de la Chine. © Twitter @globaltimesnews

Plus près de nous, la République Démocratique du Congo (RDC) fait face depuis deux ans à la rébellion du Mouvement du 23 mars (M23) soutenu par le Rwanda selon plusieurs rapports de l’ONU. Dans un entretien donné vendredi 29 mars à plusieurs médias, le président de la RDC, Félix Tschisekedi, a été questionné sur le risque d’une « déclaration de guerre au Rwanda », en alertant que la mission de Joao Lourenço, président de l’Angola et médiateur nommé par l’Union Africaine, représentait « la voie de la dernière chance » !

Que faire pour les humanitaires ?

Filippo Grandi, haut-commissaire aux réfugiés des Nations-Unies a lancé « C’est un réquisitoire contre l’état du monde » quand le chiffre de 110 millions de réfugiés et déplacés a été atteint le 14 juin 2023. Pour prendre la mesure de ce chiffre, rappelons qu’ils étaient 43,3 millions en 2010, 60 millions en 2015, 79,5 millions en 2019 ! Il n’y a aucune raison que ce chiffre s’arrête de grimper, bien au contraire !

Le risque est réel de voir l’effet ciseau d’augmentation des besoins humanitaires croiser la diminution des moyens.

Ceci n’est-il pas déjà le cas pour les 17 millions de personnes au Burkina Faso, au Mali et au Niger qui ont besoin cette année d’une assistance humanitaire. En 2023, les appels de fonds humanitaires n’ont reçu qu’un tiers environ des fonds nécessaires.

Malgré les engagements pris au Forum Humanitaire Européen, les 18 et 19 mars, à Bruxelles, malgré l’espoir de voir l’Union Européenne et les Etats membres confirmer leur engagement pour l’action humanitaire, face à la démobilisation d’autres grands acteurs, loin de tout attentisme, il est indispensable que les organisations humanitaires se mobilisent pour rappeler la responsabilité de protéger et le devoir d’assistance humanitaire.

Déplacement de population en RDC entre les villes de Goma et de Rutshuru. © Photo Moses Sawasawa / MSF

Les voies et moyens ne manquent pas, non seulement pour sanctuariser les budgets humanitaires, mais encore pour indexer l’évolution de ceux-ci sur le niveau des besoins vitaux des populations en danger. Nous pouvons penser notamment à ces initiatives :

  • Agir auprès des Etats et des organisations européennes et internationales pour les sensibiliser aux conséquences désastreuses qu’aurait un possible effet ciseau.
  • Mobiliser les opinions publiques pour soutenir cette grande cause humanitaire ainsi que pour développer la générosité des particuliers.
  • Accélérer toutes les formes d’innovation qui réduisent les couts et qui augmentent l’efficacité de l’aide.
  • Optimiser le double Nexus humanitaire – développement et inciter les agences de développement à soutenir les plus vulnérables dans les pays fragiles ou en crise.

L’humanitaire est sans doute à un nouveau tournant historique de son action et il doit à nouveau assurer et démontrer ses capacités à mener sa mission pour sauver des vies.

L’humanitaire doit dire haut et fort que réduire les budgets humanitaires, ce n’est pas faire des économies vertueuses, mais au contraire multiplier les risques de mortalité, de désespoir, de radicalisation, de mouvements migratoires qui à leur tour entraineront des effets néfastes de proche en proche comme une épidémie. Sans oublier l’essentiel, sans la solidarité, que serons-nous et qu’adviendra-t-il ?

 

Alain Boinet qui vous remercie pour votre soutien (faireundon).

Alain Boinet est le président de l’association Défis Humanitaires qui publie la Revue en ligne www.defishumanitaires.com. Il est le fondateur de l’association humanitaire Solidarités International dont il a été directeur général durant 35 ans. Par ailleurs, il est membre du Groupe de Concertation Humanitaire auprès du Centre de Crise et de Soutien du ministère de l’Europe et des affaires étrangères, membre du Conseil d’administration de Solidarités International, du Partenariat Français pour l’eau (PFE), de la Fondation Véolia, du Think Tank (re)sources. Il continue de se rendre sur le terrain (Syrie du nord-est, Haut-Karabagh/Artsakh et Arménie) et de témoigner dans les médias.

 

Dans cette édition, vous trouverez les articles suivants :

Forum Humanitaire Européen 2024 : le calme avant la tempête ?

Malgré un contexte géopolitique de début d’année assez chargé, difficile de passer en ce mois de mars à côté de la 3ème édition du FHE qui s’est tenu à Bruxelles le 18 et 19. L’occasion pour l’Union Européenne de réaffirmer son ambition de puissance humanitaire majeure. Pari réussi ? Thierry Benlahsen nous livre ses éléments de lecture.

« Ne vous y trompez pas, le canot de sauvetage humanitaire est en train de couler ».

C’est à travers ce constat résolument sinistre que le commissaire européen à la Gestion des Crises, Janez Lenarčič, a décidé d’ouvrir la troisième édition du Forum Humanitaire Européen (EHF) le 18 et 19 mars dernier.

Il faut bien avouer que le contexte international de ce début d’année 2024 se prête particulièrement bien à ce ton d’introduction. Le nombre de conflits actifs autour de la planète a atteint un record inégalé depuis la fin de la seconde Guerre mondiale. A cela s’ajoute la défiance palpable d’un nombre croissant de pays vis-à-vis de l’ordre multilatéral mondial, récemment caractérisé par le schisme géopolitique autour du conflit en Ukraine ou par les accusations, des mots employés par Josep Borell[1] lui-même, d’une politique du deux poids deux mesures des membres du Conseil de Sécurité de l’ONU autour de la question de Gaza. Le monde devient plus dangereux, les populations civiles en paient le prix fort, et la capacité du secteur humanitaire à répondre à l’explosion des besoins est remise en question.

Cet état de fait était d’ailleurs relayé par les deux thèmes principaux de ce 3ème EHF. Le gap de financement humanitaire, s’il est loin d’être un nouveau sujet, a pris en 2023 un tout autre sens à la suite de l’annonce de coupes budgétaires drastiques par plusieurs contributeurs majeurs à l’aide (Etats-Unis, Allemagne, Suède, et France plus récemment). Les crises négligées, supposément victimes de l’agglomération de ces financements autour de contextes à plus forte couverture médiatique et politique, étaient une priorité pour la présidence belge de l’UE – qui coorganisait l’évènement avec la DG ECHO – avec en ligne de mire le maintien d’une réponse forte aux crises chroniques, en RDC notamment, mais également au Yémen, au Nigéria, en RCA.

Après une 2ème édition (2023) marquée par la présence de nombreux ministres des Affaires Etrangères des Etats Membres de l’UE, cette troisième occurrence était attendue par beaucoup comme une occasion de voir l’Union Européenne marquer son positionnement de porte-drapeau humanitaire dans un monde de plus en plus polarisé.

Forum Humanitaire Européen, 2024 © European Comission

Le bon format ?

Qu’en a-t-il été, au final, de l’évènement et de ses temps forts ?

Un observateur un peu trop cynique conclurait probablement avec scepticisme. Une fois passés les premiers mots d’introduction, certains brillants, d’autres très convenus, le forum a repris une structure déjà bien connue. Entre une dizaine de sessions d’illustration contextuelle mettant cette année le projecteur sur des crises oubliées se sont insérés de nombreux panels thématiques couvrant à peu près l’ensemble des problématiques d’actualité. Ces panels, dont certains ont décrié la vocation plus descriptive (des problèmes) que prescriptive (de solutions ou de recommandations) étaient pour l’essentiel d’entre eux rémanents du programme de l’année précédente et de celui de la plupart des évènements du secteur (HNPW, etc), le tout dans un langage finalement assez technique et dans un certain entre-soi.

Ce sont d’ailleurs les principaux reproches faits à ce type de format d’évènement à l’audience mixte. Les professionnels humanitaires y participant déploreront immanquablement un manque de résultats, d’engagements et de points d’action concrets pour le secteur. Les profils politiques et institutionnels, venus quant à eux sécuriser des accords et des leviers en marge du forum, regretteront le manque de portée – politique justement – de ce dernier et l’absence de représentants gouvernementaux suffisamment calibrés pour permettre la négociation directe autour d’enjeux pressants (Gaza, engagements sur le niveau de contributions financières à l’aide, …).

Ces frustrations sont légitimes : l’ampleur des défis à venir pour le secteur, couplée avec le rôle prêté à l’UE – et bien souvent endossé de manière complaisante par cette dernière – de puissance humanitaire mondiale amène évidemment à des attentes fortes en termes de livrables autour des problématiques « dures » du système humanitaire : réforme du secteur, évolution des lignes politiques et institutionnelles, consensus forts.

Mais est-ce réellement l’enjeu de ce forum ? L’ambition affichée – ou en tout cas à peine voilée – du cabinet du commissaire Lenarčič a toujours été de rehausser la visibilité et l’image de marque de la réponse humanitaire de l’UE. Ceci en premier lieu auprès des autres directions générales de la Commission – régulièrement agacées par l’exception administrative dont bénéficie la DG ECHO en termes de souplesse vis-à-vis des règles administratives habituellement très rigides de l’UE – mais également des Etats Membres dont le support est clef pour sécuriser à long terme son budget.

Une année 2024 à très gros enjeux pour l’aide humanitaire européenne   

A vrai dire, les enjeux immédiats au sein même de la Commission Européenne sont déjà suffisamment élevés pour justifier comme seule raison d’être du forum le besoin d’un simple coup de projecteur humanitaire.

En juin, les élections européennes amèneront au renouvellement d’un grand nombre d’institutions de l’UE, y compris la Commission, au sein de laquelle Ursula Von der Leyen briguera un deuxième mandat. Il n’y a de doute possible pour personne que ce prochain cycle priorisera un réalignement autour des questions de défense et de protection de l’espace européen. La question du rattachement des dossiers de protection civile à ce volet pourrait entraîner des conséquences majeures pour le portefeuille de la DG ECHO.

Aide de la Grèce en Moldavie via le mécanisme de protection civile de l’UE © European Union, 2022

L’autre dossier d’intérêt – faisant écho à la volonté affichée de l’UE de développer sa propre capacité d’influence internationale – est l’opérationnalisation du Global Gateway, ce nouveau paradigme d’aide extérieure souvent décrit comme la réponse européenne à l’initiative Route et Ceinture[2] du gouvernement chinois. Ce mécanisme, soutenu directement par la présidente Von der Leyen, et abrité au sein de la DG INTPA, compte progressivement déployer des moyens de développement jusqu’ici inégalés auprès des partenaires du Sud considérés comme stratégiques. En sous-main, beaucoup s’inquiètent déjà que l’APD européenne se détourne drastiquement des traditionnels Objectifs de Développement Durable, ou SDGs, au profit d’un principe premier de protection des intérêts économiques, géopolitiques et sécuritaires de l’Union.

Ces deux dynamiques, si elles ne menacent pas ouvertement l’espace humanitaire stricto sensu à ce stade, témoignent toutefois d’une appétence grandissante au sein de l’UE, pour une forme de realgeopolitik décomplexée. Cette dernière se voudrait ouverte aux rapports de force et serait prête à remettre en question certains privilèges du multilatéralisme, notamment des Nations Unies, lorsque jugés inopportuns. Sans préjuger de l’opportunité de cette réorientation du narratif européen dans un monde en pleine mutation ni de l’ampleur que prendrait cette transition, l’on ne peut que comprendre l’enjeu de ce forum pour la DG ECHO : démontrer auprès de ses Etats Membres l’importance de la « citadelle humanitaire » européenne pour le secteur et le coût humain que représenterait son désengagement, même minime.

Les organisations américaines et britanniques l’ont d’ailleurs bien compris en réinvestissant assez massivement le forum cette année. On pourra noter l’exemple d’IRC et de la publication d’un rapport dédié au nom assez équivoque : « Mettre la barre plus haut : recommandations pour un leadership européen dans un monde de crises croissantes ».

Les convois d’aide entrent dans la bande de Gaza par le point de passage de Rafah © UNICEF / Eyad El Baba

A quelles réelles avancées s’attendre ?

Il est toujours difficile d’anticiper les retombées de ce type d’évènement, pour les raisons expliquées ci-dessus. Il serait cependant malhonnête de les ignorer complètement et de négliger par là-même le potentiel de catalyseur de solutions institutionnelles de cet événement annuel.

Prenons l’exemple du gap de financement humanitaire, l’un des thèmes clefs de ce forum pour la deuxième année consécutive. Quelques mois après l’EHF 2023, le Conseil Européen – rassemblant les gouvernements de l’ensemble des Etats Membres – avait émis une série de conclusions sur « les mesures à prendre pour combler le déficit de financement humanitaire » dans lesquelles il avait notamment réaffirmé l’engagement de ses membres à consacrer 0,07% de leur revenu national brut à l’aide humanitaire. Il est probable que cette année soit d’abord consacrée au suivi de cet engagement collectif, malgré des annonces inopinées de coupes par certains membres, dont la France. L’élargissement de la base des Etats contributeurs, au-delà de l’UE, aux grandes économies alternatives (BRICS, pays du Golfe, pays du Sud-Est et du Sud asiatique) deviendra probablement l’un des nouveaux axes de travail, même si les discussions autour de la manière d’approcher ces bailleurs émergents ou non-alignés restent encore embryonnaires. Les considérations institutionnelles liées à la mobilisation du secteur privé semblent quant à elle atteindre un plafond de verre, une fois la perspective d’une taxation ou une d’imposition dédiée écartée comme cela semble être manifestement le cas.

En contrepoint du gap de financement, l’agenda de priorisation de l’aide humanitaire, annoncé en amont de la publication du dernier Aperçu de la Situation Humanitaire Mondiale de l’ONU comme un impératif absolu et repris dans l’agenda de ce forum, suivra sans doute quant à lui un cours assez prévisible : imposé par les réalités financières, pas réellement cadré par les décideurs institutionnels, et assumé quasi-entièrement par les opérateurs et coordinateurs de l’aide. A ce titre, l’on peut déjà déplorer que la question des crises négligées, pourtant l’autre thème-clef de ce forum, n’aura bénéficié au sein de ce dernier d’aucune avancée tangible permettant un rééquilibrage plus juste des canaux de financement, que ce soit à travers un fonds global dédié ou via un mécanisme de ciblage objectivé.

La protection de l’espace et des travailleurs humanitaires est potentiellement le sujet autour duquel le plus d’optimisme est permis. Le consensus, affiché pendant ce forum par toutes les parties, sur l’importance de maintenir et de développer les acquis de la résolution 2664 du CSNU[3], était une étape importante alors que celle-ci doit être renouvelée – ou pas – en fin d’année. La présence d’Olivier Vandecasteele, libéré en mai 2023 après 455 jours de détention arbitraire en Iran, et le lancement de sa plateforme « Protect Humanitarians », a pu permettre de redynamiser le sujet autour de propositions concrètes. Un peu d’optimisme donc, d’un point de vue institutionnel, mais à relativiser au vu du nombre de travailleurs et d’installations humanitaires ciblés en 2023, y compris par des Etats Membres de l’ONU.

Solidarités International apporte une aide aux centres collectifs pour loger les personnes déplacées par la guerre en Ukraine. © SOLIDARITÉS INTERNATIONAL

Qu’est-ce que cela signifie pour les ONG ?

« Ne vous y trompez pas, le canot de sauvetage humanitaire est en train de couler ». Le message a clairement vocation à être effrayant et à alerter sur les écueils éthiques que le secteur est amené à rencontrer.

Face à des narratifs de plus en plus décomplexés émanant de parlementaires européens, de représentants gouvernementaux ou d’intervenants externes au secteur portant sur les ambitions de restructuration de l’aide, les représentants d’ONG sont restés – à quelques exceptions notables – relativement discrets et coopératifs pendant ce forum.

Cette posture attentiste peut facilement s’expliquer par le manque de visibilité sur les directions que prendra la prochaine commission élue et par l’incertitude autour des enjeux électoraux majeurs de 2024 à travers le monde. Elle est certainement motivée aussi par la volonté de maintenir une approche constructive auprès d’interlocuteurs institutionnels – bailleurs, délégations de ministères des affaires étrangères – toujours considérés comme des alliés auprès de leurs gouvernements et organisations régionales respectifs, et essayant eux-mêmes de promouvoir les intérêts du secteur dans un contexte politique mouvant.

Que les interlocuteurs institutionnels et gouvernementaux des ONG soient en train de réviser leur partition, de considérer de nouveaux compromis acceptables et d’ancrer leur stratégie d’aide dans de nouvelles réalités géopolitiques est largement compréhensible, ne serait-ce que pour maintenir leurs crédits budgétaires.

En revanche, l’on peut sérieusement se demander si les ONG ne gagneraient pas – quitte à être jugées rétrogrades – à montrer dès maintenant un peu plus les dents afin de créer un contrepoids à certaines de ces dynamiques, quand ces dernières risquent de saper à moyen-terme les principes et les acquis fondamentaux de l’aide. Une « conscience humanitaire » qui aujourd’hui est finalement portée par très peu de voix audibles au sein de ce type d’évènement.

En 2025, l’EHF sera coorganisé par la présidence polonaise qui a déjà confirmé son intérêt pour les questions humanitaires. Si l’élection de Donald Tusk, pro-européen, au poste de Premier ministre rend ce gouvernement respectable pour beaucoup d’interlocuteurs, il est fort probable que les priorités pour l’EHF de cette nouvelle présidence diffèrent fortement des précédentes. Plus que jamais, la posture des ONG vis-à-vis des enjeux forts du secteur sera décisive et ne pourra souffrir d’un silence contrit…si ce n’est contraint.

 

[1] Vice-président de la Commission Européenne : « Nous devons prendre des mesures maintenant vis-à-vis de ce qui est train de se passer (à Gaza). Nous en plaindre ne suffit plus. » (ouverture de l’EHF2024).

[2] Le Belt and Road Initiative (BRI), ou Nouvelle Route de la Soie  est la stratégie d’aide au développement du gouvernement chinois, ancrée sur la promotion de partenariats économiques et structurels avec des

[3] Cette résolution de novembre 2022 officialise l’exemption des acteurs humanitaires et des facilitateurs de l’aide aux risques de sanctions  – passées et futures – des Nations Unies.

 

Thierry-Mehdi Benlahsen

Thierry-Mehdi Benlahsen travaille dans le secteur humanitaire et de la réponse aux urgences depuis 20 ans. Anciennement Directeur des Opérations pour SOLIDARITÉS INTERNATIONAL, il a multiplié les déploiements dans plusieurs contextes de crise tels que la République Démocratique du Congo, le Mali, la Libye et le Moyen-Orient, avant d’assumer des fonctions plus globales. Il est désormais consultant indépendant pour le secteur et contribue activement à plusieurs projets de réflexion sur le système humanitaire, notamment avec l’Institut Royal Egmont des Relations Internationales.