Eau potable : que nous apprennent les statistiques mondiales au-delà des rapports officiels ?

© Photo Gérard Payen

Depuis 2015, les statistiques mondiales s’efforcent de dénombrer les personnes dont le droit humain à l’accès à l’eau potable n’est pas satisfait. Un nouvel indicateur statistique, l’accès à des services d’eau gérés en toute sécurité (accès dit GTS), inclut des paramètres qui reflètent des critères de ce droit humain, en particulier la potabilité ou la contamination de l’eau. Les statistiques mondiales sur l’accès à l’eau potable mesurent enfin l’accès à de l’eau véritablement potable ! Après quelques années de démarrage, l’équipe OMS-UNICEF qui gère cet indicateur est maintenant en mesure de publier des statistiques tous les 2 ans avec suffisamment de valeurs par pays pour estimer une valeur mondiale statistiquement signifiante.

La dernière mise à jour est toute récente. Le rapport « Progrès en matière d’eau, d’assainissement et d’hygiène des ménages, 2000-2022 : Gros plan sur les questions de genre[i] » date de juillet 2023. Il fournit et analyse les valeurs nationales et mondiale à fin 2022. Les principaux enseignements de ce rapport ont été présentés par Camille Chambon en septembre 2023 dans Défis Humanitaires[ii] n°80.

Mais la mise à jour à 2022 des données statistiques a aussi fait l’objet d’une publication de ces données sur le site www.washdata.org, ce qui fournit beaucoup plus d’informations. Il faut louer cet effort de transparence qui permet de mieux comprendre comment sont établies les différentes estimations. Et puis ces données permettent des analyses qui vont plus loin que ce que l’OMS et UNICEF ont publié dans leur rapport. C’est l’objet de cet article : que nous apprennent ces nouvelles statistiques au-delà de ce qui a été publié ?

Camion-citerne approvisionnant un quartier non raccordé à Delhi © C. Guillais

Un rapport OMS-UNICEF 2023 qui privilégie toujours les taux de couverture

En mars 2023, j’avais écrit dans Défis Humanitaires un article[iii] décrivant les habitudes tenaces des Nations Unies de rapporter les statistiques mondiales sur l’accès à l’eau potable en donnant beaucoup de place aux détails et analyses relatifs aux progrès des « taux de couverture » et peu de place aux « nombres de personnes sans accès satisfaisant ». Cette attitude assez technocratique ne respecte pas bien l’objectif politique d’accès universel et dans certains cas peut conduire à cacher des reculs par rapport à cet objectif. Elle est peu cohérente avec les statistiques sur la faim dans le monde qui sont exprimées habituellement en nombre de personnes qui souffrent de la faim. Personne ne s’intéresse au nombre ou à la proportion de ceux qui mangent à satiété !

Le rapport OMS-UNICEF 2023i ne déroge pas à cette habitude. Pour l’indicateur ODD, sa page de synthèse sur l’accès à l’eau potable fournit 30 taux de couverture et un seul nombre de personnes sans accès ! Ce dernier, les 2,2 milliards de personnes sans accès satisfaisant en 2022, a été largement médiatisé mais sans détails et aucune information sur son évolution dans le temps contrairement aux taux de couverture. Par ailleurs, si le chapitre sur l’eau potable fournit les évolutions des populations rurales et urbaines ayant accès à l’eau potable, il ne donne ni les nombres ni les évolutions des populations rurales et urbaines sans accès satisfaisant.

Pourtant, ce rapport fait des progrès notables en dénombrant dans les différentes régions du monde les populations sans accès basique à l’eau. Espérons que la prochaine édition fasse de même pour l’accès à de l’eau véritablement potable, un besoin d’ampleur trois fois plus grande.

En ce qui concerne l’évolution des besoins depuis 2015, l’ONU a publié des informations complémentaires dans son rapport annuel 2023 sur les Objectifs de Développement Durable (ODD).

Notes méthodologiques

Avant d’aller plus loin dans l’analyse des statistiques 2022, je voudrais attirer l’attention des lecteurs sur plusieurs points de méthode statistique.

Tout d’abord, il ne faut pas comparer les valeurs 2000, 2015 ou 2021 publiées en 2023 avec les valeurs publiées en 2021. En effet, la base statistique  2023 utilise les données récentes pour recalculer toutes les valeurs antérieures. Les évolutions dans le temps ne peuvent donc être analysées qu’avec les données de la base 2023.

Ensuite, l’excellent travail statistique de l’équipe OMS-UNICEF est contraint par le fait que tous les pays ne sont pas en mesure de fournir des estimations nationales. Les estimations mondiales et régionales contiennent ainsi des extrapolations qui sont faites rigoureusement mais qui créent des incertitudes.

Le fait que les mêmes limitations existent quelles que soient les années permet de donner davantage de crédit aux variations temporelles qu’aux valeurs absolues des estimations. Ainsi, le nombre de personnes sans accès à l’eau potable dans le monde est-il de l’ordre de 2 à 2,2 milliards après avoir été estimé à 2,1 milliards il y a 3 ans. Ce n’est pas encore très précis car l’Inde et la Chine ont du mal à faire leurs dénombrements. Mais la baisse de 6% entre 2015 et 2022 calculée dans les mêmes conditions est probablement signifiante.

La lenteur des progrès pour l’eau potable

Cela fait plusieurs années que l’ONU alerte sur la lenteur des progrès. Le rapport OMS-UNICEF 2023 dit qu’il faudrait augmenter le rythme des progrès d’un facteur 6 pour atteindre l’objectif d’accès universel en 2030. Le graphe ci-dessous montre les évolutions entre 2015 et 2022 des populations sans accès à différents services essentiels :

  • l’accès à l’eau potable au sens des ODD, c’est-à-dire l’accès GTS ;
  • l’accès « basique » à l’eau potable qui ne garantit pas ni la potabilité ni la régularité d’approvisionnement de l’eau mais est cependant utilisé pour la cible ODD 1.4 d’accès aux services essentiels pour les personnes pauvres ou vulnérables. Il s’agit de l’accès à des sources « améliorées » nécessitant moins de 30 minutes pour s’approvisionner.
  • l’accès à l’assainissement de base, c’est-à-dire à des toilettes décentes saines et non partagées avec des voisins. Cet indicateur est proche de celui des Objectifs du Millénaire (2000-2015) en y ajoutant que le critère de non-partage des toilettes. L’indicateur GTS de la cible ODD 6.2 est quant à lui beaucoup plus ambitieux car il inclut en outre la nécessité de dépolluer les rejets. Comme il traduit ainsi bien davantage les taux d’épuration des effluents domestiques que l’accès des personnes à l’assainissement, il n’est pas étudié ici;
  • l’accès à l’électricité, indicateur de la cible ODD 7.1.

Pour chacun de ces services la composante rurale est dessinée en couleur claire tandis que la composante urbaine est dessinée en couleur foncée.

Figure 1: Populations mondiales sans services essentiels (en milliards) et évolutions entre 2015 et 2022 (en %)

Ce graphe met en lumière plusieurs réalités utiles pour évaluer les politiques publiques :

  • Le progrès moyen de l’accès à l’eau potable est très lent : les besoins n’ont baissé que de 6% en 7 ans alors que dans le même temps les besoins d’accès basique à l’eau baissaient de 19%, ceux d’accès à l’assainissement de base de 24% et ceux d’accès à l’électricité se réduisaient de plus de 30% ! En d’autres termes, les politiques d’accès à l’eau potable sont bien moins performantes que les politiques d’accès à l’assainissement et que celles de l’accès à l’électricité. Les populations qui manquent de ces services sont classées dans le même ordre. 2,2 milliards ont besoin d’eau potable, 1,5 milliard d’assainissement et seulement 0,7 milliard d’électricité. Cela donne à penser qu’en moyenne les Etats privilégient l’électricité dans leurs priorités nationales et consacrent bien moins de ressources financières à l’eau qu’à l’électricité.
  • Les zones de couleurs claires figurent les populations rurales. Qu’il s’agisse d’eau potable, d’assainissement, d’eau ou d’électricité, le nombre de ruraux qui en manquent baisse plus rapidement que pour l’ensemble de la population.
  • Les zones de couleurs foncées figurent les populations urbaines. On voit que l’accès aux services essentiels y progresse bien moins vite qu’en zones rurales pour l’électricité (-27% en 6 ans) et pour l’accès à l’assainissement de base (-14% en 7 ans). Pour l’eau, c’est catastrophique : le nombre d’urbains sans accès basique à l’eau stagne tandis que le nombre d’urbains sans eau potable (accès GTS à de l’eau véritablement potable) est en croissance de 9% en 7 ans !
  • Tant que le nombre d’urbains sans eau potable augmente il est mathématiquement impossible d’atteindre l’accès universel à l’eau potable. Or la courbe des besoins urbains en eau potable est quasiment une droite. On ne distingue aucune accélération depuis des années malgré les alertes de ONU-Eau. La réalité des résultats des politiques publiques diverge par rapport à l’objectif politique clair d’accès universel à l’eau potable.
Eau vendue dans un sentier d’un bidonville au Kenya (Photo G. Payen) 

Où sont les 2,2 milliards de personnes sans eau potable ?

La base de données OMS-UNICEF fournit des taux de couverture en services d’eau potable gérés en toute sécurité pour la plupart des grandes régions du monde. Avec ces taux, on calcule facilement le nombre d’habitants de ces régions qui n’ont pas accès à de l’eau potable. La figure 2 ci-dessous présente ces différentes populations avec des surfaces qui sont à peu près en proportion. Les valeurs attribuées à l’Asie méridionale et à l’Asie de l’Est sont peu précises car calculées par extrapolation en l’absence d’estimations pour l’Inde et la Chine. Pour une raison mathématique non encore identifiée, le total des populations manquant d’eau potable dans chaque région excède la valeur de 2,2 milliards calculée pour le monde. Les valeurs présentées ci-dessous sont en conséquence peu précises mais leurs ordres de grandeur et leurs variations dans le temps donnent à réfléchir.

Figure 2 : répartition géographique des personnes sans accès à l’eau potable (surfaces proportionnelles aux estimations de nombres de personnes calculées à partir de la base de données régionales OMS-UNICEF)

Cette figure 2 fait apparaître un énorme problème en Afrique sub-saharienne où 69 % de la population n’a pas accès à l’eau potable au sens de l’objectif mondial.

La figure 3 montre les évolutions 2015-2022 en pourcentage des populations qui n’avaient pas accès à l’eau potable en 2015. Si les régions d’Asie apparaissent progresser depuis 2015 avec un nombre de personnes sans accès en diminution, les autres grandes régions du monde sont en recul avec un accroissement des besoins. La dégradation la plus importante en vitesse et en nombre est en Afrique sub-saharienne où la population sans accès satisfaisant a augmenté de 90 millions soit 13% en 7 ans.

Figure 3: Evolutions 2015-2022 des estimations du nombre de personnes manquant d’eau potable (GTS) dans les différentes régions du monde (calculs effectués à partir de la base de données régionales OMS-UNICEF).

Un progrès moyen qui cache des reculs inquiétants

Si l’estimation mondiale du nombre total de personnes sans accès à l’eau potable baisse légèrement entre 2015 et 2022, ce progrès apparent cache des reculs dans deux populations importantes : l’Afrique subsaharienne et la moitié urbaine de la population mondiale. Dans les deux cas, le suivi en termes de taux de couverture laisse croire à un progrès, de 27% à 31% pour l’Afrique, de 80% à 81% pour la population urbaine. Mais ces progrès modestes en taux de couverture ne sont pas suffisants pour compenser la croissance démographique du continent africain et la croissance urbaine d’un très grand nombre de pays. La figure 4 présente les nombres de personnes manquant d’eau potable dans ces deux populations et leurs évolutions entre 2015 et 2022. Là encore, les nombres sont peu précis en raisons des extrapolations utilisées mais les variations dans le temps sont crédibles car elles comparent des valeurs calculées en 2015 et 2022 selon les mêmes procédures.

Figure 4 : Populations sub-sahariennes et urbaines sans accès satisfaisant à l’eau potable (accès GTS) en 2015 et 2022 (en millions) et variations 2015-2022 (en %) . (valeurs calculées à partir de la base de données OMS-UNICEF)

Ces graphes montrent que si les efforts actuels conduisent à des progrès incontestables en taux de couverture ces progrès sont insuffisants par rapport aux croissances des populations. Tant que les nombres de personnes sans eau potable ne se réduiront ni en Afrique ni dans les villes, l’objectif d’accès universel sera complètement hors de portée.

 

 

 

Le manuel de référence de l’International Water Association pour la mise en œuvre opérationnelle du droit de l’homme à l’eau potable

 

 

 

 

Prise en compte de ces informations statistiques dans les politiques publiques

Lors de la Conférence historique des Nations Unies sur l’Eau à New York en mars 2023, il a été reconnu une crise mondiale de l’eau. Les appels d’ONU-Eau à accélérer les efforts pour l’eau ont été rappelés mais aucune décision d’action a été prise. D’ailleurs depuis l’adoption des ODD, aucune accélération n’est perceptible dans les statistiques mondiales relatives à l’eau véritablement potable. On dirait que la plupart des politiques nationales ne cherchent pas à atteindre l’objectif d’accès universel et continuent sur leurs lancées antérieures comme si les objectifs ODD n’existaient pas.

Lors du Sommet des ODD de septembre 2023, les Etats membres de l’ONU ont adopté une résolution politique qui redit leur volonté d’atteindre un accès universel à l’énergie mais ne rappelle pas leurs objectifs d’accès universel à l’eau potable et à l’assainissement en dépit des besoins bien supérieurs et de leurs statuts de droits de l’homme. Pourtant, cette déclaration avait fait l’objet de rapports préalables du système ONU qui mentionnaient la croissance du nombre d’urbains sans eau potable. C’était même dans le titre du paragraphe eau du rapport ONU 2023 sur les ODD. Mais quel gouvernement a vu cette information jamais discutée ni communiquée dans les médias ? Est-ce que cette mention de l’électricité et l’omission de l’eau potable traduisent des différences d’influence de lobbys ou des différences de communication et de visibilité des besoins ? A noter que ces rapports disaient également que c’est l’Afrique sub-saharienne qui « connait le plus grand retard » mais sans mentionner de dégradation de l’accès.

Un grand mérite de l’Agenda 2030 et de ses ODD est d’avoir permis l’établissement de statistiques mondiales sur des sujets majeurs. Malgré leurs imperfections de jeunesse, les estimations qui en résultent sont de plus en plus fiables. Pour l’accès à l’eau potable, nous disposons aujourd’hui de connaissances bien plus nombreuses et pertinentes qu’avant 2015.

En particulier, comme présenté ci-dessus, ceux qui prennent le temps d’analyser ces nouvelles connaissances savent que :

– les progrès pour l’eau potable sont très lents en moyenne, bien plus lents que pour l’électricité ou l’assainissement de base.

– l’accès universel à l’eau potable est totalement hors de portée tant que la dégradation de l’accès n’est pas stoppée dans certaines populations, en particulier dans celles des villes et celles d’Afrique sub-saharienne où habitent au total près des deux tiers de la population mondiale.

Mais ces connaissances nouvelles ne sont pas étudiées, médiatisées ni même discutées. Il y a urgence à ce que la communauté internationale s’en empare et enclenche l’indispensable sursaut politique qui conduira à changer les politiques publiques pour l’eau potable et donnera davantage de priorité à l’eau dans les programmes gouvernementaux.

 

[i]   https://washdata.org/report/jmp-2023-wash-households-fr

[ii] ONU eau potable : quelques progrès, beaucoup de retard à rattraper ! Résumé du Rapport du JMP UNICEF-OMS (2020-2022), Camille Chambon, Défis Humanitaires n°80.

https://defishumanitaires.com/2023/09/01/titre-a-modifier-urgence-et-progres-de-lacces-a-leau-potable/

[iii] Accès à l’eau potable : le changement majeur d’objectif mondial en 2015 se heurte à des habitudes technocratiques tenaces, Gérard Payen, Défis Humanitaires, mars 2023 https://defishumanitaires.com/2023/02/21/acces-a-leau-potable/

 

Gérard Payen

Gérard Payen travaille depuis plus de 35 ans à la résolution de problèmes liés à l’eau dans tous les pays. Conseiller pour l’Eau du Secrétaire Général des Nations Unies (membre de UNSGAB) de 2004 à 2015, il a contribué à la reconnaissance des Droits de l’Homme à l’eau potable et à l’assainissement ainsi qu’à l’adoption des nombreux objectifs mondiaux de Développement Durable liés à l’eau. Il continue aujourd’hui à travailler à la mobilisation de la communauté internationale pour une meilleure gestion des problèmes liés à l’eau, ce qui passe par des politiques publiques plus ambitieuses. Vice-président du Partenariat Français pour l’Eau, il conseille simultanément les agences des Nations Unies qui produisent les statistiques mondiales relatives à l’Eau. Impressionné par le nombre d’idées fausses sur la nature des problèmes liés à l’eau, idées qui gênent les pouvoirs publics dans leurs prises des décisions, il a publié en 2013 un livre pour démonter ces idées reçues.

 

Sortir de l’inefficacité collective en mars 2023 ?

Alors qu’une « rare » conférence sur l’eau est prévue en mars 2023 aux Nations unies, Gérard Payen exhorte la communauté internationale à sortir de l’inertie pour faire de ce rendez-vous un évènement historique à la fois porteur de décisions politiques fortes et d’un agenda annuel afin d’atteindre l’Objectif 6 des ODD 2030 pour un accès universel à l’eau, l’assainissement et l’hygiène.

Nous remercions Solidarités International pour son accord de publication de cet article de Gérard Payen à paraître dans son Baromètre 2021 de l’eau, l’assainissement et de l’hygiène que nous publierons dans Défis Humanitaires à sa sortie.

Bassins de décantation de l’eau et participation communautaire pour creuser des tranchés à Béni en RDC  ©Solidarités International 2005

Les gouvernements discutent d’eau douce dans des événements internationaux en si grand nombre que leurs travaux sont aujourd’hui fragmentés, organisés en événements disparates, sans fil conducteur et peu coordonnés. Eux-mêmes, ainsi que la plupart des acteurs de la communauté internationale, ont du mal à s’y retrouver. ONU-Eau assure tant bien que mal une coordination technique mais la coordination au niveau politique des différentes actions liées à l’eau reste à inventer. Ces nombreux événements sont néanmoins utiles pour faire évoluer les connaissances et préparer des décisions futures. Par exemple, les Forums mondiaux de Mexico (2006) et d’Istanbul (2009) ont préparé la reconnaissance du droit de l’homme à l’eau potable en 2010, celui de Marseille (2012) et le Sommet de Budapest de 2013 ont contribué à l’adoption en 2015 d’un Objectif de Développement Durable (ODD) dédié à l’eau.

En mars 2023, une Conférence internationale sur l’Eau se tiendra sous l’égide des Nations unies. Elle rassemblera tous les gouvernements sous la co-présidence du Tadjikistan et des Pays-Bas. Ce sera un événement majeur car seules les réunions ONU peuvent donner lieu au niveau mondial à des décisions politiques considérées comme engageantes par les États et faisant l’objet de suivis opérationnels dans le temps. Les nombreuses réunions intergouvernementales organisées par des États en marge de l’ONU peuvent aboutir à des conclusions utiles mais celles-ci restent habituellement sans lendemain car sans mécanisme institutionnel de suivi. Aux Nations unies, la plupart des réunions dédiées à des sujets Eau sont organisées par des agences ONU ou des secrétariats de traités internationaux spécialisés dans un domaine particulier concernant une partie seulement des enjeux de l’eau. Une conférence internationale qui traite de l’ensemble des enjeux de l’eau douce (eaux de toutes sortes et assainissement) est ainsi un événement rarissime à l’ONU. Alors que les enjeux de l’eau sont croissants, interagissent chaque année davantage et sous-tendent une grande partie des ODD, cette conférence de 2023 sera donc une des très rares occasions de prendre au niveau mondial des décisions collectives utiles pour une meilleure gestion des enjeux de l’eau.

Assemblée Générale des Nations Unies, Septembre 2020

La vision cohérente des ODD

En 2015, une révolution a eu lieu. L’adoption des ODD a conduit pour la première fois les gouvernements à considérer tous les grands enjeux de l’Eau dans un programme mondial. Jusque-là, seuls l’eau potable et l’accès aux toilettes faisaient l’objet d’objectifs communs. En 2015, cette vision très partielle a été complétée par des objectifs sur la gestion des ressources en eau, celle des pollutions et des eaux usées, les écosystèmes hydriques, les inondations, la participation des citoyens, l’eau dans les écoles, l’adaptation aux changements climatiques, le fonctionnement des villes, etc. Bref, une vision complète des enjeux de l’eau est apparue. Vingt cibles ODD sont directement liées à l’Eau. Formidable ! Hélas, depuis 2015, cela n’a pas changé grand-chose au niveau intergouvernemental. Comme si les errements antérieurs avaient repris leurs droits. En 2018, lors du Forum politique ONU de haut niveau sur le développement durable (HLPF), les gouvernements ont parlé d’eau pendant trois heures mais n’ont rien décidé de nouveau. Pire, en octobre 2019 lors de leur premier Sommet ODD, ils se sont gargarisés de leurs progrès en matière d’accès à l’eau potable en flagrante contradiction avec les statistiques mondiales qui laissent entrevoir que l’accès universel à l’eau potable ciblé pour 2030 ne sera pas atteint avant le 23e siècle au rythme des politiques actuelles. Depuis 2015, il n’y a pas eu de travaux intergouvernementaux visant à reconnaître et à corriger les insuffisances vers l’atteinte des cibles ODD liées à l’eau. Ce manque d’activité sur l’ensemble des aspects de l’eau résulte de l’absence de forum politique ONU dédié à l’eau. Contrairement à la plupart des grandes thématiques des ODD qui ont chacune une plateforme intergouvernementale dédiée se réunissant régulièrement au niveau politique, l’Eau n’a pas cette chance et reste déshéritée politiquement. Le besoin de cohérence et d’efficacité collective est criant mais très peu discuté tant sont nombreux les acteurs institutionnels, pays ou agences ONU, qui voient plus d’intérêts au statu quo.

Château d’eau à Koniba, Mali ©Solidarites International 2019

Une réunion politique ONU sur l’Eau est un événement rare, bien trop rare

Certains disent que la Conférence internationale de 2023 sera la première depuis celle de Mar-del-Plata en 1977. C’est faire peu de cas de la réunion de 2005 de la Commission du Développement Durable de l’ONU qui a réuni tous les gouvernements pendant deux semaines et a conduit à une résolution ONU de neuf pages sur la gestion intégrée des ressources en eau, la préservation des écosystèmes, l’eau potable et l’assainissement, y compris le traitement et la réutilisation des eaux usées. Ceci étant, depuis 2005, les seules résolutions significatives ONU sur l’Eau ont été l’instauration de l’Année internationale de l’assainissement (2008), la reconnaissance en 2010 du Droit de l’homme à l’accès à l’eau potable et à l’assainissement et l’adoption en 2015 des ODD.

La Conférence ONU de 2023 sera ainsi l’un des très rares événements permettant des décisions sur l’ensemble des enjeux de l’Eau. Ce sera l’occasion de donner plus d’efficacité aux travaux intergouvernementaux sur l’Eau en décidant d’organiser chaque année, comme cela se fait pour les autres grandes thématiques des ODD, une réunion intergouvernementale ONU sur l’ensemble des cibles ODD liées à l’Eau. Cela permettrait à la fois d’assurer une cohérence politique aux nombreux travaux éparpillés actuellement et de s’organiser pour atteindre l’ODD 6 et tous les objectifs mondiaux liés à l’Eau. Une telle décision ne pourra être prise en 2023 que si les esprits s’y préparent activement et l’anticipent suffisamment. C’est l’un des principaux enjeux du 9ème Forum Mondial de l’Eau qui aura lieu à Dakar en 2022.

Kick-off meeting préparatoire au 9ème Forum Mondial de l’eau, printemps 2019 ©WorldWaterForum

La Conférence de 2023 décidera-t-elle de réunions politiques régulières des Nations unies sur l’ensemble des cibles ODD liées à l’Eau ? Si oui, cette conférence sera quasi-historique. Si cette occasion est manquée, la communauté internationale de l’eau ne pourra que se blâmer elle-même de la continuation de sa faible efficacité collective, du déficit d’attention politique portée à l’Eau et de la lenteur des progrès vers les cibles ODD liées à l’Eau.

Gérard Payen


Qui est Gérard Payen ?

Gérard Payen travaille depuis plus de 35 ans à la résolution de problèmes liés à l’eau dans tous les pays. Conseiller pour l’Eau du Secrétaire Général des Nations Unies (membre de UNSGAB) de 2004 à 2015, il a contribué à la reconnaissance des Droits de l’Homme à l’eau potable et à l’assainissement ainsi qu’à l’adoption des nombreux objectifs mondiaux de Développement Durable liés à l’eau. Il est aujourd’hui administrateur de 3 grandes associations françaises dédiées à l’Eau et continue à travailler à la mobilisation de la communauté internationale pour une meilleure gestion des problèmes liés à l’eau, ce qui passe par des politiques publiques plus ambitieuses. Simultanément depuis 2009, il conseille les agences des Nations Unies qui produisent les statistiques mondiales relatives à l’Eau. Impressionné par le nombre d’idées fausses sur la nature des problèmes liés à l’eau, idées qui gênent les pouvoirs publics dans leurs prises des décisions, il a publié en 2013 un livre pour démonter ces idées reçues.