Accès à l’eau potable : le changement majeur d’objectif mondial en 2015 se heurte à des habitudes technocratiques tenaces

Une approche traditionnelle regardant les infrastructures mises à disposition
Au vingtième siècle, développer l’accès à l’eau potable était une question d’infrastructures. Alors qu’en 1900, rares étaient ceux qui avaient accès à une eau potabilisée, leur nombre s’est progressivement accru avec le développement de réseaux publics transportant de l’eau traitée pour être sans danger. Partout dans le monde, des investissements ont permis d’accroître ce qu’on appelle le « taux de couverture » en eau potable, c’est-à-dire la proportion de la population ayant accès à l’eau potable. La langue française porte la trace de cette époque centrée sur les infrastructures : en effet, avoir accès à l’eau potable pouvait dire consommer de l’eau potabilisée ou décontaminée mais cela voulait surtout dire avoir accès au réseau public, à l’eau de la ville, avoir des robinets chez soi considérant que cette eau distribuée était bonne à boire. Infrastructures, taux de couverture, périmètre de distribution, tout cela était très technocratique et technocentré.
Au niveau mondial, cette approche a irrigué la première « Décennie de l’eau » puis les Objectifs du Millénaire pour le Développement 2000-2015. Les Etats se sont fixés comme objectif de réduire de moitié avant 2015 la proportion de la population n’ayant pas accès à l’eau potable. Le texte original anglais est plus précis que la traduction française puisqu’il vise l’accès à « safe drinking water », c’est-à-dire à de l’eau non contaminée. Un indicateur mondial a été utilisé pour suivre les progrès. Il s’agissait du « taux de couverture » de l’accès à des « sources d’eau améliorées », ces sources étant définies comme des infrastructures de type technique acceptable : réseaux, forages profonds ou puits protégés des animaux. Ainsi, de 2000 à 2015, le monde a-t-il tourné ses efforts vers la création de certaines infrastructures en améliorant leur taux de couverture, une approche toujours très technique et technocratique. En France, ce sont les communes qui avaient la « compétence eau potable », c’est-à-dire la responsabilité de fourniture d’eau dans leurs réseaux publics mais elles n’avaient pas d’obligation vis-à-vis des individus qui n’en bénéficiaient pas ou mal.

Une femme fait sa lessive. @VincentTremeau/SolidaritesInternational
En 2010, changement du regard mondial sur l’eau potable. L’accès à l’eau potable est reconnu comme un droit de l’Homme ! Oh, il n’y a rien de nouveau, c’était déjà le cas depuis la mise en vigueur en 1977 de l’un des deux grands traités sur les Droits de l’Homme mais personne ne l’avait vu ! Ce qui était accepté au XXème siècle est devenu intolérable au XXIème siècle. Les juristes peuvent alors définir 6 critères précis et des principes de mise en œuvre pour ce droit de l’Homme. Les pouvoirs publics nationaux se retrouvent responsables de veiller à la satisfaction de ce droit, ce qui est une vraie nouveauté. Le lien avec les politiques publiques n’est cependant pas fait immédiatement. Les Nations Unies visent toujours un taux de couverture de 88% par des infrastructures adaptées et annoncent triomphalement cet objectif 2015 atteint dès 2012.
Des infrastructures aux besoins : le changement majeur d’objectif politique de 2015
Entre 2012 et 2015, tous les Etats discutent et négocient les futurs Objectifs de développement durable (ODD). Et ils adoptent des objectifs d’accès tout-à-fait nouveaux et bien plus ambitieux qu’auparavant. Ils décident à l’unanimité de viser dorénavant l’accès universel à un coût abordable à de l’eau potable non contaminée. Accès universel, cela veut dire accès de tous. L’enjeu n’est plus la réalisation et la mise à disposition d’infrastructures. Le nouvel objectif politique est que chacun sans exception ait un accès satisfaisant à l’eau quelles que soient ses conditions de vie et les modalités physiques. Il ne s’agit plus de réaliser des infrastructures que les personnes utilisent comme elles peuvent mais de s’assurer que chacun a bien accès à ce dont il a besoin. C’est un changement de perspective majeur : on passe de l’offre aux besoins. C’est un changement de paradigme, comme certains aiment à dire aux Nations Unies. Pour bien marquer la cohérence avec le droit de l’Homme à l’accès à l’eau potable, celui-ci est explicitement mentionné dans la résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies qui adopte les ODD. En outre, tous les ODD sont régis par un chapeau qui instaure un objectif politique supérieur, celui de « ne laisser personne de côté ». En 2015, donc, une vision politique nouvelle de l’accès à l’eau potable.
Les premiers à en tirer des conséquences ont été les statisticiens des Nations Unies. Qui dit nouveaux objectifs dit nouveaux indicateurs statistiques. Et, effectivement, l’ONU a adopté en 2016 un nouvel indicateur, le taux de couverture de l’accès à des « services d’eau gérés en toute sécurité ». Ce nouvel indicateur statistique a été défini pour refléter le mieux possible les 6 critères de satisfaction du droit de l’Homme. Ainsi, l’accès à l’eau potable mesuré aujourd’hui en intègre-t-il 5. Ce changement de regard et d’indicateurs ont conduit à un changement radical d’importance du problème. Ainsi en 2015, le nombre de personnes sans eau potable est-il passé brusquement de 660 millions, croyait-on à l’époque, à 2,2 milliards ! L’équipe statistique conjointe OMS-UNICEF fait un travail fantastique de collecte, d’analyse et publication des valeurs de ces indicateurs et de leurs paramètres constitutifs pour chaque pays, pour chaque grande région du monde et pour la planète. Tout est disponible en ligne pour ceux qui veulent utiliser ces nouvelles connaissances détaillées.

Est-ce que ces nouveaux objectifs et ces nouvelles connaissances statistiques ont conduit à modifier les politiques publiques et à les faire passer de l’offre aux besoins ?
Les rapports et débats des Nations Unies peinent à s’adapter au changement d’objectif politique
Ce virage a peut-être été pris dans quelques endroits mais pas vraiment au niveau mondial. Le système des Nations Unies a beaucoup de mal à changer d’angle de vue. Les schémas mentaux perdurent. Malgré toutes les déclarations onusiennes sur l’inclusivité ou les droits de l’Homme, les habitudes de considérer principalement le sujet sous l’angle du taux de couverture de l’offre persistent. Ainsi les rapports de l’OMS, de l’Unicef ou de ONU-Eau qui présentent les nouvelles connaissances et orientent les recommandations « politiques » aux gouvernements sont-ils toujours centrés sur les taux de couverture et leur « progrès » dans le temps, sujets faisant l’objet de graphes détaillés par régions du monde montrant les évolutions sur les dernières années (voir figure 1). En revanche, le regard de ces rapports sur les progrès dans la réduction des populations sans accès est très limité. Si le nombre total de personnes n’ayant pas d’accès satisfaisant est très visible, leurs nombres dans les différentes régions géographiques, dans les milieux rural et urbain et les évolutions dans le temps de ces composantes ne sont même pas publiés[1].Pourtant, les mêmes données statistiques fournissent aussi bien les taux de couverture que les nombres de personnes dans le besoin. Il serait donc très facile de centrer les rapports sur les besoins et leurs variations dans le temps. La qualité et la disponibilité des informations disponibles est exactement la même. Mais ces informations sur les besoins ne sont pas présentées ni commentées. Les habitudes de centrer réflexions et politiques sur les technocratiques taux de couverture sont tenaces. La comparaison avec les débats sur l’alimentation montre que les approches sont très différentes. Pour la lutte contre la faim, l’ONU ne communique que sur le nombre de personnes qui souffrent de la faim. Personne ne s’intéresse au nombre ou à la proportion de ceux qui mangent à satiété ! Alors, pourquoi pour l’objectif d’accès universel à l’eau potable, un droit de l’Homme qui plus est, ne cherche-t-on toujours pas à l’ONU à dénombrer, identifier et caractériser les 2 milliards de personnes dont l’accès à l’eau est déficient ?

(les mêmes visualisations existent pour les milieux rural et urbain). Message reçu par le lecteur : « tout va bien, l’accès progresse partout ». (Extrait de State of the World’s drinking water, OMS, Unicef, Banque Mondiale, octobre 2022)
Attention, un progrès des infrastructures peut masquer une augmentation des besoins
Comment faire de bonnes politiques en regardant les problèmes sous un angle différent de celui des objectifs à atteindre ? La difficulté à changer de regard imprègne les décisions politiques avec des effets très pervers. En effet, le taux de couverture mesure mal les progrès vers la cible ODD 6.1 d’accès universel. Une hausse de ce taux peut même masquer un accroissement du nombre de personnes sans accès, c’est-à-dire un éloignement de l’objectif. Ce n’est pas une curiosité mathématique, c’est malheureusement une réalité statistique qui affecte des centaines de millions de personnes dans les zones de forte croissance démographique. C’est aussi une réalité politique. Ainsi en 2019, les Etats ont-ils pris une résolution aux Nations Unies dans laquelle ils se félicitaient de leurs progrès collectifs pour l’accès à l’eau potable, vantardise qui leur était facilitée par des rapports officiels qui mettaient en avant visuellement des progrès des taux de couverture dans toutes les régions du monde (voir figure 1) mais où il était impossible de lire ou voir que le nombre de personnes sans eau potable augmentait de façon inquiétante en Afrique Subsaharienne et augmentait également dans la moitié citadine de la population mondiale.

bien que les données existent. Graphe dessiné par l’auteur.
En Europe, les politiques publiques s’adaptent progressivement à la vision nouvelle de 2015
En revanche, le virage a été remarquablement engagé par l’Union Européenne qui a intégré fin 2020 dans sa législation l’obligation pour les pouvoirs publics d’identifier les personnes sans accès à l’eau ou avec un accès insuffisant, d’évaluer les solutions possibles et les mettre en place en y consacrant les moyens nécessaires, consacrant ainsi le changement de regard et d’objectif de 2015 au niveau mondial.
En France, organisée depuis des générations sur l’offre de services publics et non sur les besoins, la volonté d’atteindre l’accès universel n’est apparue officiellement qu’en 2019 dans la Feuille de route de la France pour l’Agenda 2030, le document adopté par l’Etat pour la mise en œuvre des ODD en France. En application de la récente modification de la directive européenne sur l’eau potable, c’est au 1er janvier 2023 que cet objectif a été intégré dans la législation française avec l’obligation pour les pouvoirs publics en charge des services publics d’eau potable d’identifier les personnes sans accès satisfaisant à l’eau potable et de mettre en œuvre des solutions pour chacune dans un calendrier qui s’étend jusqu’à 2030. Espérons que cette nouvelle politique soit appliquée sérieusement. Pour pouvoir déclarer en 2030 qu’il n’y a plus de français sans eau potable, il faudra d’ici là améliorer notre système statistique. En effet, aujourd’hui, celui-ci ne donne quasiment aucune information sur la situation des Français qui ne sont pas raccordés à des réseaux ou sur la régularité de l’accès, des problèmes majeurs en outremer. En outre, l’indicateur proposé en 2019 par le Conseil national de l’information statistique pour décrire l’accès à l’eau des personnes sans domicile fixe (SDF, migrants, etc.) n’existe toujours pas.

A la Conférence ONU de New York, progrès des infrastructures ou progrès dans la réduction des besoins ?
En mars 2023 va avoir lieu la première Conférence des Nations Unies sur l’eau depuis 45 ans. La question de l’accès à l’eau potable et à l’assainissement sera l’un des principaux thèmes de discussion. Chaque pays, chaque acteur va présenter ce qu’il fait de bien pour la gestion de l’eau. Mais, va-t-on continuer à parler progrès des infrastructures ou va-t-on enfin regarder ce qui reste à faire et parler des progrès et difficultés dans la réduction des besoins ? Va-t-on accepter de voir que l’accès à l’eau potable ou à l’assainissement se dégrade pour certaines populations et viser à un sursaut politique permettant de renverser cette dynamique ? Tous les gouvernements arriveront à cette Conférence en sachant très bien qu’une accélération radicale des efforts est nécessaire. L’ONU parle d’un quadruplement. Mais aucune accélération n’est encore perceptible. Le déclic interviendra-t-il à New York en mars 2023 ou va-t-il falloir très vite une nouvelle Conférence ONU sur l’Eau ?
Gérard Payen
Gérard Payen travaille depuis plus de 35 ans à la résolution de problèmes liés à l’eau dans tous les pays. Conseiller pour l’Eau du Secrétaire Général des Nations Unies (membre de UNSGAB) de 2004 à 2015, il a contribué à la reconnaissance des Droits de l’Homme à l’eau potable et à l’assainissement ainsi qu’à l’adoption des nombreux objectifs mondiaux de Développement Durable liés à l’eau. Il est aujourd’hui administrateur de 3 grandes associations françaises dédiées à l’Eau et continue à travailler à la mobilisation de la communauté internationale pour une meilleure gestion des problèmes liés à l’eau, ce qui passe par des politiques publiques plus ambitieuses. Simultanément depuis 2009, il conseille les agences des Nations Unies qui produisent les statistiques mondiales relatives à l’Eau. Impressionné par le nombre d’idées fausses sur la nature des problèmes liés à l’eau, idées qui gênent les pouvoirs publics dans leurs prises des décisions, il a publié en 2013 un livre pour démonter ces idées reçues.
[1] A l’exception de l’accès basique à l’eau, un niveau d’accès très insuffisant, pour lequel ces données sont publiées.
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