NUTRITION. Entretien avec Claire Fehrenbach du groupe Nutriset

Seid, deux ans, mange de la pâte d’arachide à haute teneur en nutriments fournie par un agent de vulgarisation sanitaire de Save the Children. @Nutriset

Défis Humanitaires : Bonjour Claire Fehrenbach et merci de nous accorder cet entretien pour Défis humanitaires. Tu travailles actuellement au sein du Groupe Nutriset. Antérieurement tu as occupé de nombreuses responsabilités humanitaires durant une longue période. Tu reviens du Congrès International pour la Nutrition qui s’est tenu récemment à Tokyo du 6 au 11 décembre 2022. Le monde connaît une grave crise alimentaire amplifiée par la pandémie de la Covid. 19, le dérèglement climatique et la guerre en Ukraine. Quels sont les liens et les conséquences entre crise alimentaire et nutrition ou malnutrition ?

Claire Fehrenbach : Bonjour Alain Boinet, merci pour cet échange sur la nutrition. En effet, s’est tenu à Tokyo le Congrès International pour la Nutrition où plusieurs sujets ont été abordés, notamment la crise alimentaire actuelle. L’impact des trois C dont il a beaucoup été question (les crises, le changement climatique et les conflits) ont eu un fort impact sur la situation actuelle de millions de personnes, notamment d’un point de vue alimentaire. Quand on parle de sécurité nutritionnelle, on se concentre plus précisément sur le fait d’être correctement nourri. C’est une étape supplémentaire, qui va au-delà de l’accès à la nourriture, qui finalement ne suffit pas. Il faut d’une part avoir la capacité de se procurer des aliments, et d’autre part, il faut faire le choix de se procurer, et de consommer les aliments dont la valeur nutritive est de qualité et en adéquation avec les besoins de la personne. Si l’on peut facilement apporter des moyens supplémentaires aux personnes qui en ont besoin pour améliorer l’accès aux aliments (cash/espèces, voucher/reçu, distribution alimentaire), il est plus difficile de s’assurer de ce que celles-ci consomment, ainsi que de la valeur nutritionnelle de leur alimentation. C’est quelque chose de plus complexe, de plus fin et qui va requérir des interventions multisectorielles pour parvenir à la situation souhaitée. Il peut s’agir par exemple d’accompagnement, de conseils, d’éducation pour davantage expliquer et faire prendre conscience aux personnes de ce degré de finesse. Il ne s’agit pas uniquement de manger, mais il s’agit de consommer les bons produits, de bonne qualité nutritionnelle, dans les bonnes quantités, en tenant compte de la situation de la personne. Est-ce un enfant ? Une femme enceinte ? C’est un niveau de finesse qui va relativement loin quand on cherche à comprendre les effets de la crise alimentaire.

Défis Humanitaires : Avons-nous une bonne vision de la dynamique entre la crise alimentaire et la malnutrition ? Peut-on dire que la crise alimentaire a un impact sur la nutrition – notamment celle des enfants en bas âge ainsi que des femmes enceintes  ?

Claire Fehrenbach : Les chiffres de la malnutrition ont explosé. Ces derniers mois, le Groupe Nutriset a beaucoup travaillé avec les principaux acteurs de la réponse humanitaire responsables de la prise en charge des enfants, dont l’UNICEF, le Programme Alimentaire Mondial (PAM) et USAID. Le nombre d’enfants pris en charge en 2022 a augmenté par rapport à l’année dernière et nous envisageons également une hausse en 2023. Par rapport à la production de Plumpy’Nut® qui est la solution nutritionnelle que Nutriset produit pour traiter la malnutrition aiguë sévère, ainsi que les solutions pour la malnutrition aigüe modérée, ces trois acteurs clés ont parlé, au regard des financements qu’ils ont pu recevoir, d’une augmentation de la demande de 60 % en 2022 et encore de 60 % en 2023. La crise alimentaire est prise en compte et la réponse s’organise. Des fonds conséquents ont été débloqués pour répondre aux besoins les plus urgents des enfants. Malheureusement, même si les budgets ont augmenté, la totalité des enfants dans le besoin ne se seront pas couverts. En général, moins de la moitié des enfants dans le besoin sont pris en charge.

Des milliers d’enfants sont hospitalisés chaque année à l’hôpital de district de Madarounfa, dans la région de Maradi, que ce soit pour le paludisme, la malnutrition aiguë sévère ou d’autres maladies. Hôpital de district de Madarounfa, Niger. 2019.MSF/Ainhoa Larrea

Défis Humanitaires : Le Programme Alimentaire Mondial (PAM) explique que les prix des produits alimentaires ont augmenté, tout comme les coûts des transports et qu’une grande partie de la hausse des budgets va être absorbée par l’augmentation des prix.

Claire Fehrenbach : Tout a augmenté. On le voit chez nous, mais également partout dans le monde. Effectivement, les personnes les plus vulnérables qui ont le moins de ressources et une plus faible résilience aux chocs subissent de plein fouet cette augmentation globale des prix, que ce soit en raison de la hausse des prix des matières premières mais également de tout ce qui permet de produire ces matières premières (les fertilisants, l’énergie, etc.). Tout a augmenté, y compris le prix des solutions nutritionnelles que nous produisons.

Défis Humanitaires : Tu reviens de ce Congrès International pour la Nutrition qui s’est tenu à Tokyo où tu représentais le Groupe Nutriset. Quelles étaient les raisons de votre présence ? Et que retiens-tu de ce congrès ?

Claire Fehrenbach : C’est un congrès de référence qui traite véritablement des questions internationales en matière de nutrition. Ce type de congrès existe également au niveau français et au niveau européen, mais ceux-ci couvrent en général des questions plus locales. Ce qui mobilise principalement le Groupe Nutriset, ce sont surtout les questions de malnutrition dans les pays du Sud. Pour cette raison, nous avons participé à ce congrès international afin de nous informer et de débattre des sujets qui nous mobilisent. Le congrès dure une semaine, il y a une multitude de salles où de multiples sessions ont lieu simultanément. On ne peut pas participer à tout le programme, toutefois cette richesse des interventions nous permet de d’appréhender les différents sujets abordés, de mieux comprendre certains mécanismes, d’échanger avec des chercheurs du Nord et du Sud, et aussi d’entretenir le réseau qui a été un peu mis à mal avec le Covid. Cela permet aussi de rencontrer les personnalités qui jouent un rôle impactant sur les questions de nutrition. Par exemple, les responsables nutrition de la Banque mondiale, de la FAO, la coordinatrice du SCALE UP Nutrition, Mouvement étaient également présentes à Tokyo. Ce sont des personnes et des institutions incontournables dès lors que l’on parle nutrition.

Je retiens de ce congrès que la nutrition est partout. C’est une composante des systèmes alimentaires qui est indissociable de la réflexion actuelle sur leur indispensable transformation. On parle de nutrition quand on parle de prévention et de traitement de nombreuses pathologies ; on s’aperçoit que les maladies non transmissibles sont bien souvent liées à la transformation des habitudes alimentaires et à l’appauvrissement des apports nutritionnels de qualité au détriment d’aliments inadaptés aux besoins. C’est également une composante indissociable de plusieurs Objectifs du Développement Durable (ODD) à savoir l’ODD 2 visant à éliminer la malnutrition, mais aussi l’ODD 1 sur les questions de protection, ou encore de santé rassemblée sous l’ODD 3.  A la fois, la nutrition relève de la chimie tout en étant un sujet très large avec des points d’entrée géographiques, économiques, sociologiques… On retrouve la nutrition à de multiples niveaux.

22e Congrès international de nutrition de l’IUNS à Tokyo. @IUNS

Défis Humanitaires : La nutrition peut agir aussi bien par une action curative que par une action préventive. Comment coordonner au mieux ces deux phases dans des crises humanitaires et dans des actions de développement ? Comment peut-on coordonner ces deux leviers de la nutrition ?

Claire Fehrenbach : Dès la conception de l’être humain, une bonne nutrition va permettre le développement d’une bonne cognition, un bon développement physique tel que la taille, le poids, la vision… Elle va permettre également de développer un système immunitaire robuste. La nutrition aura un impact sur la performance globale de l’individu au niveau de sa capacité d’apprentissage, de sa capacité à travailler, donc une meilleure capacité à prendre soin de soi, à prendre soin de sa famille également. Tout au long de la vie, la nutrition devrait être au cœur des actions de développement pour prévenir au maximum les risques et les limiter.

De fait, si on liste les populations dont les besoins nutritionnels sont les plus importants, les femmes enceintes et allaitantes arrivent en premier, pour le bon développement de leur enfant. On évoque ici les fameux 1000 premiers jours qui vont de la conception de l’enfant à ses deux ans environ, et au cours desquels la croissance de l’enfant sera la plus intense. Les enfants jusqu’à cinq ans ont également de très forts besoins nutritionnels. Les adolescents, ensuite car il s’agit d’une phase de croissance importante, d’autant plus pour les jeunes filles encore en croissance, surtout si elles sont enceintes car les besoins nutritionnels sont multipliés. Également, les personnes malades sont souvent les plus à risque de dénutrition, et les personnes âgées qu’on oublie souvent, même si maintenant, dans les pays du Nord, on commence à prendre de plus en plus en compte leur (dé)nutrition.

En termes d’actions de développement, la question de nutrition peut être abordée dans des programmes spécifiques ou connexes. Je pense à l’éducation par exemple, dans les projets EHA (eau, hygiène et assainissement) mais également dans les campagnes de sensibilisation qui sont développées en marge de ces programmes ou encore au sein des actions de santé. Quelle est l’information fournie sur la nutrition et l’importance de la nutrition dans le développement des individus ?

Dans un autre ordre d’idées, la spécificité des périodes peut également être prise en compte. Notamment, les périodes de soudure, que l’on arrive à prévoir assez facilement grâce à la connaissance des terrains ; les déplacements de populations, où l’on sait que les personnes vont avoir des difficultés pour se procurer une alimentation de qualité en quantité suffisante, ou encore les catastrophes climatiques (cyclones, inondations…). Certaines actions peuvent être mises en place dans le cadre de programmes de réduction des risques.

Ensuite, Les ONG d’urgence se mobilisent si ce qui a été mis en place a échoué ou s’est révélé insuffisant. Si malgré tout, des enfants se retrouvent en situation de malnutrition aiguë, cela sous-entend que les actions développées au préalable en lien avec le développement agricole, le développement des marchés, les systèmes de santé, les politiques publiques, etc… n’ont pas atteints les résultats escomptés. Dans ce cas, des actions d’urgence sont alors mises en place pour répondre aux besoins. Pour la malnutrition aigüe sévère, il existe des traitements, il existe des protocoles. Toutefois, la réponse reste délimitée à une population définie et le plus souvent à une zone géographique spécifique car c’est une réponse d’urgence. Dans tous les cas, il s’agit d’abord de prévenir les risques et de les limiter au maximum en amont.

Défis Humanitaires : Nous avons récemment présenté un livre sur la guerre et la famine au Biafra en 1968 où est né l’idée qui a conduit à la création de Médecins Sans Frontières puis de Médecins du Monde avec Bernard Kouchner, Max Récamier, Pierre Fyot, Patrick Aeberhard, Louis Schittly et d’autres encore. La description d’enfants squelettiques mourant en grand nombre est terrifiante.

Claire Fehrenbach : Au moment du Biafra, le traitement pour les enfants extrêmement dénutris n’étaient pas aussi efficaces qu’aujourd’hui. Ce n’est que dans les années 2000, donc finalement assez récemment qu’on a pu utiliser à grande échelle le Plumpy’Nut® pour répondre aux besoins.

Auparavant, on utilisait des laits thérapeutiques qui permettaient de traiter les enfants. Cependant, peu d’enfants arrivaient dans les hôpitaux avec la possibilité d’y rester sur une longue période, la guérison prenait beaucoup de temps avant qu’ils puissent recouvrir toutes leurs capacités, et les chances de succès étaient limitées car les laits thérapeutiques ne pouvaient être donné que dans les hôpitaux, avec de l’eau de bonne qualité, de l’eau potable. De fait, les prises en charge étaient restreintes et à très petite échelle.

Sachets de Plumpy’Nut®, aliment thérapeutique prêt à l’emploi utilisé pour traiter la malnutrition aiguë, comté de Turkana, nord du Kenya, 28 mars 2017.

Défis HumanitairesAujourd’hui, dans le monde, plus de 828 millions de personnes ont faim. Dans le même temps, il y a plus d’un milliard de personnes qui sont obèses et ce chiffre ne cesse d’augmenter. Cela semble paradoxal et nous interpelle sur des situations à l’opposé l’une de l’autre. Quelle réponse la nutrition peut-elle apporter pour faire reculer ces deux fléaux de santé publique ?

Claire FehrenbachCe sont des sujets qui ont été largement abordés au moment du congrès à Tokyo. D’une part, nous sommes en pleine crise alimentaire et il y a quasiment autant d’enfants en situation de malnutrition aiguë sévère que d’enfants obèses. Près 5 % des enfants de moins de cinq ans sont obèses et 7 % des enfants de moins de cinq ans en situation de malnutrition aiguë sévère. Ce sont des chiffres sidérants.

ATTEINDRE LES OBJECTIFS MONDIAUX EN MATIÈRE DE NUTRITION POUR 2030 NÉCESSITERA D’IMMENSES EFFORTS. SEULEMENT
L’ALLAITEMENT MATERNEL EXCLUSIF CHEZ LES NOURRISSONS DE MOINS DE SIX MOIS (37,1 À 43,8 %) ET LE RETARD DE CROISSANCE CHEZ LES ENFANTS DE MOINS DE CINQ ANS (26,2 À 22,0 %) ONT SENSIBLEMENT AUGMENTÉ.
LE RETARD DE CROISSANCE CHEZ LES ENFANTS DE MOINS DE CINQ ANS (26,2 À 22,0 %) SE SONT NOTABLEMENT
AMÉLIORÉS DEPUIS 2012, MAIS MÊME CES INDICATEURS DEVRONT PROGRESSER PLUS RAPIDEMENT POUR ATTEINDRE LES
LES OBJECTIFS DE 2030. @The State of Food Security and Nutrition in the World 2022

La première porte d’entrée pour effectivement réfléchir à cette question est celle de systèmes alimentaires défaillants. D’une part, on s’aperçoit que les gens meurent de faim ou tombent malades à cause de ce qu’ils mangent, de ce qu’ils consomment, de la façon dont ils s’alimentent (dénutrition, obésité, maladies non transmissibles). D’autre part, les petits producteurs agricoles font partie des plus pauvres. Toujours dans ce système alimentaire défaillant, l’agriculture actuelle, et surtout l’agriculture industrielle, a un impact énorme sur la biodiversité, principalement sur la perte de cette biodiversité par la dimension des cultures, la nature de ce qui est cultivé, les méthodes de production. Dans le même ordre d’idée, l’agriculture actuelle a une forte empreinte carbone. Enfin, c’est sans parler des tonnes d’aliments perdus ou gaspillés chaque année à toutes les étapes de la production et de la consommation. Concrètement, le système alimentaire couvre ce qui va de « la fourche à la bouche », voire-même de « la graine à la benne », et ce système dysfonctionne. Pour travailler sur cette question, un grand sommet s’est tenu en octobre 2021 sur les transformations proposées pour pallier ces déséquilibres. Cette question du dysfonctionnement du système alimentaire n’est pas nouvelle, et beaucoup d’ONG, de chercheurs, d’institutions travaillent sur cette problématique depuis longtemps.

Henry Kabor, 41 ans, agriculteur, dans ses champs d’arachides, Lumbila (35 Km de Ouagadougou). @Nutriset

La malnutrition renvoie à une mauvaise nutrition, à des apports déséquilibrés par rapport aux besoins de l’organisme, que ce soit en trop ou en trop peu, ou en termes de qualité. La malnutrition, concerne aussi bien la dénutrition que la surnutrition. En changeant les habitudes alimentaires, en consommant des produits de meilleure qualité nutritionnelle, en adéquation avec les besoins, plus locaux, les chiffres de la malnutrition pourraient progressivement baisser si une multitude d’autres programmes étaient développés en parallèle au niveau de la santé, de l’accès à l’eau, de l’éducation. Et si bien sûr, l’impact des 3C reste gérable.

Une deuxième piste de réponse pour faire reculer ces fléaux est de mettre en avant la composante « nutrition » dans les différents secteurs du développement. Par exemple, l’intégration de la nutrition dans les services de santé, notamment via la couverture santé universelle. La nutrition est une composante clé de cette couverture santé universelle. Toutefois, on peut se demander si la nutrition, aujourd’hui, est correctement alignée avec les différents piliers de la santé qui sont : la gouvernance, le personnel et la formation du personnel sur les questions de la nutrition, les services proposés, l’accès aux produits de qualité, le financement et les systèmes d’information.  Pour répondre à ces questions de déséquilibre, à la fois des gens qui meurent de faim et du nombre croissant de personnes en surpoids et en obésité, la question de l’intégration de la nutrition dans la santé est primordiale. Je pense qu’il faut rattacher également les maladies non transmissibles (diabète, maladies cardiovasculaires) qui sont aussi liées au mode d’alimentation et sur lesquelles la nutrition tout au long de la vie peut avoir un véritable impact. Dans le même ordre d’idée, la composante nutrition peut également mieux être intégrée aux schémas de protection sociale.

Défis Humanitaires : Peux-tu  nous rappeler ce que fait le groupe Nutriset dans ce domaine de la nutrition.

Claire Fehrenbach : le Groupe Nutriset produit, conçoit et développe des solutions nutritionnelles pour lutter contre la malnutrition, à tous les âges de la vie. Le principal focus porte sur la malnutrition des enfants, dans un objectif de traitement ou de prévention. Je ne mentionnerai que quelques produits mis au point par notre équipe Recherche et Développement qui travaille en étroite collaboration avec des ONG, des universités et des institutions pour développer les produits, les tester, et pour qu’ils puissent enfin toucher le maximum de personnes.

Deux employées du groupe Nutriset travaillant sur des solutions nutritionnelles. @Nutriset

Notre produit phare est le Plumpy’Nut® qui a donné naissance aux ATPE (aliments thérapeutiques prêts à l’emploi / RUTF en anglais). En ce moment, notre usine en France fonctionne 7 jours sur 7 pour produire ces solutions nutritionnelles pour qu’elles soient distribuées au plus grand nombre, le plus rapidement possible.

Nous avons aussi développé toute une série de produits adaptés aux différentes étapes de la vie. Pour les 1000 premiers jours, un supplément nutritionnel peut être proposé aux femmes enceintes et allaitantes, puis aux enfants pour accompagner leur développement physique et cognitif au-delà de l’allaitement exclusif jusqu’à 6 mois. Ces aliments et suppléments se présentent sous forme de pâte. Nous proposons également une poudre à reconstituer pour la nutrition orale ou entérale des adultes hospitalisés qui a été mise au point en étroite collaboration avec MSF. Enfin, la dénutrition des personnes âgées en France nous interpelle et pour cela, nous avons conçu une nouvelle solution hypercalorique et hyper-protéinée répondant aux besoins spécifiques de cette tranche d’âge.

La nutrition des personnes vulnérables tout au long de leur vie, et la lutte contre la nutrition sont les moteurs du Groupe Nutriset, entreprise familiale, dirigée par Adeline Lescanne la fille du fondateur.

Concernant le modèle, Nutriset a développé un réseau de partenaires (PlumpyField® Network) qui regroupe 10 acteurs indépendants basés principalement dans les pays du Sud, là où les besoins sont les plus importants. Nos partenaires sont basés à Haïti, au nord du Nigéria, au Soudan, en Éthiopie, etc… Ces collaborateurs qui sont des ONG, des entreprises de l’ESS, des PME produisent des solutions qui vont répondre aux standards qualités de nos principaux clients (l’UNICEF, le Programme Alimentaire Mondial). Il s’agit d’un système de franchise dans lequel le Groupe Nutriset apporte une assistance technique à long terme pour ses partenaires locaux. Les sites de production, et ces produits, sont certifiés et disponibles sur le terrain.  C’est un modèle tout à fait spécifique qui permet de produire dans des conditions souvent difficiles : développer une industrie de qualité au nord du Nigéria ou au Soudan, en Ethiopie ou en Haïti, reste un défi de taille.

Usine Nutriset. @Nutriset

Défis Humanitaires : Le groupe Nutriset n’a pas choisi la facilité mais l’urgence de la réponse, adaptée aux contextes dans lesquels interviennent les acteurs humanitaires et de développement. Au sein de l’action humanitaire, nous connaissons l’importance qu’il y a entre la lutte contre la malnutrition et l’accès à l’eau potable, comment le groupe Nutriset aborde-t-il cette question ?

Claire Fehrenbach : En effet, la malnutrition nécessite une réponse globale. Il ne s’agit pas d’une maladie hydrique à proprement parler mais l’eau insalubre et de mauvaises conditions d’hygiène vont aggraver ou entrainer la malnutriton. De fait, même si on met à disposition des enfants un traitement pour la malnutrition, s’il évolue dans un environnement sans eau potable et sans services d’assainissement, le traitement sera compromis.

Dès lors, la question de l’accès à l’eau potable est importante comme vont pouvoir l’être d’autres programmes/services que j’ai déjà mentionnés tels que l’éducation, la santé, la protection sociale. C’est pour ces raisons que les questions liées à la nutrition sont relativement complexes parce qu’elles doivent être soutenues simultanément par toute une série de piliers.

Défis Humanitaires : La faim s’inscrit dans le cadre des Objectifs du Développement Durable, les fameux ODD. Ces objectifs (2015-2030) ont pour but d’éliminer la faim dans le monde d’ici 2030. Où en sommes-nous aujourd’hui, à mi-parcours de cette échéance ?

Claire FehrenbachBeaucoup de progrès et de résultats satisfaisants ont pu être enregistrés au cours de la décennie précédente. Toutefois, avec ce qu’il se passe actuellement (accélération du changement climatique et des impacts à tous les niveaux, conflits qui se multiplient – notamment internationaux avec le cas de la guerre en Ukraine, le Covid), les bons résultats de la lutte contre la faim ont tendance à s’inverser. Concernant la faim dans le monde au sens large, nous observons des reculs tous les ans. Chaque année en juillet, le SOFI – le rapport annuel sur l’Etat de la Sécurité Alimentaire et la Nutrition dans le monde – est publié et rapporte le nombre de personnes en situation d’insécurité alimentaire plus ou moins sévère. Même si des progrès sont enregistrés, les améliorations ne sont pas assez rapides pour atteindre les objectifs fixés pour 2030. Les données vont plutôt dans le sens d’une détérioration plutôt que dans celui d’une véritable amélioration.

Il est temps d’adopter une approche globale, systémique. Je fais notamment référence à l’ODD 1 qui traite de la protection sociale qui peut intégrer la nutrition, ou de l’ODD 3 qui traite de la santé, notamment de la couverture universelle de la santé. La nutrition doit être prise en compte de manière plus large, dans les différentes approches.

Ce sont tous ces axes que l’on doit pouvoir regrouper et au sein desquels la nutrition devrait être intégrée. Nous travaillons trop en silos et ça ne fonctionne pas bien. Toutefois, c’est toujours plus compliqué d’aligner et d’être en mesure de prendre ces différents axes de manière simultanée. Seul, on va plus vite, ensemble, on va plus loin…

Défis Humanitaires : Quel est l’agenda international de la recherche sur la nutrition ? Et quelles sont les prochaines échéances internationales et quelle pourrait être la place des acteurs humanitaires et de développement qui agissent dans ce domaine ?

Claire Fehrenbach : Nous sommes actuellement dans la Décennie d’action des Nations Unies pour la nutrition « United Nations Decade of Action on Nutrition (2016 – 2025) » et il reste quelques années pour promouvoir la nutrition à l’échelle internationale. En 2021, Le Japon a joué un rôle prépondérant avec l’organisation du Nutrition for Growth Summit qui s’est tenu en décembre 2022 où une grande partie des chercheurs impliqués dans le domaine de la nutrition se sont réunis à Tokyo dans le cadre de ce Congrès international. L’idée est vraiment de positionner la nutrition comme un levier essentiel pour le développement durable dans le but de remplir l’objectif suivant : sécuriser de nouvelles politiques ou des engagements financiers pour agir contre la malnutrition. Tous les types de malnutrition !

La France s’est beaucoup mobilisée dans le cadre de l’alimentation scolaire et notamment dans le cadre de la Coalition pour l’alimentation scolaire, dont la première réunion se tiendra en 2023. C’est une première échéance où la question de la nutrition pourra être abordée.

En octobre 2023 également, mais aux Pays-Bas cette fois-ci se tiendra le Micronutriments forum. Les micronutriments ont également de gros impacts sur le développement des enfants. Puis, En 2024 et en 2025, de nouveau en France, se tiendra la prochaine édition de Nutrition for Growth, qui est une « pledging » conférence au cours de laquelle les différents acteurs souvent catégorisés en États, secteurs privés, société civile, bailleurs vont prendre des engagements et sécuriser des fonds avec un objectif nutrition spécifique. Ce prochain Nutrition for Growth aura lieu en 2024 en France, en marge des Jeux olympiques.  Nous attendons la date retenue et les grandes lignes qui vont être données par la France. En 2025, le prochain Congrès international de la nutrition, tel que celui qui vient d’avoir lieu au Japon, se tiendra en France fin août. Le congrès est davantage en lien avec la recherche alors que le Nutrition for Growth est plus tourné sur les questions politiques et de financement.

Ce sont des moments forts pour mettre la nutrition sur le devant de la scène, communiquer sur cette composante indispensable du développement durable qui doit être précisée.  Souvent, les recommandations locales indiquent qu’il est nécessaire d’« inclure la nutrition dans… » et, ça reste très flou. Il y a vraiment besoin de précisions notamment d’un point de vue opérationnel et de fonds directement affectés.

Défis Humanitaires : Dans ce contexte, quel est selon toi le rôle des acteurs humanitaires et de développement ?

Claire Fehrenbach : Certaines ONG médicales, notamment Action contre la Faim ou Médecins sans Frontières,  ont les capacités et l’expertise nécessaires pour traiter la malnutrition aiguë. Ce sont des acteurs clé en matière de nutrition. Ce qui me semble important est que la question de la nutrition doit être davantage vulgarisée pour qu’un plus grand nombre d’ONG, d’acteurs de développement et humanitaire s’approprient cette question et puissent progressivement l’intégrer à leurs actions, dans un objectif plus large de prévention. Ces acteurs sont au contact des populations et couvrent une multitude de secteurs. On a parlé d’éducation et de sensibilisation. Est-ce que les messages liés à une bonne nutrition sont souvent proposés sur le terrain ? On travaille beaucoup sur les questions, par exemple de Cash ou de mise à disposition de Voucher pour les populations. On sait que les personnes peuvent avoir accès à davantage d’aliments, mais décident-t-elles d’acheter de meilleurs aliments avec une qualité nutritionnelle supérieure ? Tout ça est possible mais il manque encore des maillons pour relier l’ensemble. Selon moi, ces conférences doivent aussi donner de la visibilité à la nutrition, et la rendre plus accessible pour que les différents acteurs du terrain humanitaire et de développement intègrent davantage cette composante dans leurs programmes à tous les niveaux.

Médecin de MSF oeuvrant sur le terrain pour lutter contre la sous-nutrition. © @Markus Boening/MSF

Défis Humanitaires : Comment souhaite-tu conclure ?

Claire Fehrenbach : investir dans la nutrition, est l’une des meilleures opportunités pour développer le capital humain, la santé, les compétences, les savoir-faire. C’est ce qui va permettre d’avoir des sociétés et, on l’espère, des économies en bonne santé. Une bonne nutrition dès les premiers jours, va permettre d’améliorer le développement physique et cognitif des individus, de réduire les risques liés à la santé par un système immunitaire plus fort et donc permettra aux personnes d’être plus productives, d’avoir de meilleurs revenus, de mieux prendre soin d’elles et de leur famille.

C’est un aspect fondamental dès lors que l’on parle de développement au sens large. Surtout maintenant qu’une bonne nutrition devient un défi dans de plus en plus de communautés, notamment lorsque l’on voit les chiffres lies à l’obésité et aux maladies non transmissibles.

Enfin, il y a une phrase qui revient souvent dans le monde de la nutrition : « more money for nutrition, and more nutrition for the money ». Cette composante fondamentale doit être mieux prise en compte et mieux financée. La nutrition est souvent « ballotée » entre l’agriculture et la santé. Dans les ministères, sa place n’est pas toujours clairement établie. C’est pourtant une composante essentielle pour les questions de développement.

Retranscrit et mis en forme par Inès Legendre

Claire Fehrenbach.

Groupe nutriset

C’est au sein des plus grosses ONG françaises et internationales que Claire Fehrenbach s’est investie pendant une vingtaine d’années avant de rejoindre une entreprise privée qui développe ses actions en étroite collaboration avec le monde de la recherche, les ONG médicales et agences des Nations Unies.  

Après des études en Sciences Politiques, Claire Fehrenbach a commencé son parcours Villa Souchet, au siège de Solidarités International.

Plus tard, après un passage au sein de l’AFD, elle s’oriente vers la recherche de financements institutionnels au siège de Médecins du Monde où elle découvre le monde des bailleurs.

Mais la première organisation avec laquelle elle s’investit dans un plus grand nombre de programmes est Handicap International : En marge de la guerre du Kosovo en Albanie (Atlas Logistique), au Gabon en appui aux réfugiés du Congo Brazzaville, puis en Angola où elle dirige l’équipe sur des actions liées aux mines antipersonnel. Au Canada, elle promeut l’association, développe des partenariats avec les institutions québécoises et lève des fonds auprès du grand public.

Avec Oxfam plus tard, elle prend la direction de l’affilié France qui concentre ses efforts sur des actions de plaidoyer (changement climatique, inégalités, APD) puis rejoint les équipes internationales dédiées à la levée de fonds institutionnels. Elle travaillera principalement avec le Niger et l’Afrique de l’Ouest.

Entre ces deux ONG, une mission de 1 an au sein de Total à Paris pour découvrir le secteur privé et la prise en compte des questions sociétales de l’entreprise.

Désormais en Normandie, elle dirige le pôle « Engagement, Impact & Communication » du Groupe Nutriset, l’entreprise qui a mis sur pied PlumpyNut®, le célèbre sachet rouge et blanc permettant de traiter la malnutrition aigüe sévère chez les enfants de moins de 5 ans. Le Groupe, basé en France, s’appuie sur un réseau de partenaires indépendants basés où les besoins sont les plus grands (Burkina Faso, nord su Nigeria, Soudan…) et collabore avec MSF, ACF, Alima….

C’est une autre façon de poursuivre son engagement auprès des plus vulnérables.

A lire également :

Nutriset : le combat d’une entreprise contre la malnutrition – Christian Troubé : https://defishumanitaires.com/2020/02/10/nutriset-le-combat-dune-entreprise-contre-la-malnutrition/

 

Syrie : la médecine en première ligne

Entretien 2ème partie

La malnutrition fait des ravages chez les enfants sous alimentés ©ECHO

Entretien avec le Docteur Ziad Alissa, cofondateur et Président de l’UOSSM France et le professeur Raphaël Pitti, Responsable formation de l’UOSSM France par Pierre Brunet.


Pierre Brunet : Revenons sur la situation avec le Covid, abordée en première partie de cette interview par le professeur Pitti. Quelle a été l’action de l’UOSSM France ? Je sais que vous avez commencé à faire des formations spéciales Covid à partir de juin dernier. Vous avez mis en place 13 centres d’isolement. Vous apportez une aide aux structures de santé. Pouvez-vous développer cette aide d’urgence liée au Covid en Syrie ?

Ziad Alissa : Pour le Covid en Syrie, il n’y avait pas de structures spécialisées. Déjà il y a un manque de tout sur le plan médical. Avec le Covid, les choses se sont compliquées un peu plus. Nous avons essayé quand même, sachant que les autorités locales n’ont pas pu mettre en place le confinement ni la distanciation sociale. Donc nous avons mis en place des centres d’isolement, pour les gens fragiles, les gens à risque. Ils sont envoyés dans ces centres afin que l’on puisse mieux les soigner, parce que nous n’arrivions pas à les confiner comme il le fallait. Les gens ne peuvent pas s’isoler chez eux. On ne peut pas demander à quelqu’un qui a le Covid ou qui est cas contact de rester chez lui alors qu’on sait que chez lui toute sa famille est là. Comment parler d’isolement dans une tente, où il y a 15-20 personnes sous le même toit, ou lorsqu’il y a 4-5 familles dans chaque maison ? Il n’y a pas de chambres individuelles pour les personnes. Nous avons donc remplacé le confinement par des centres d’isolement, et dans ces centres il y a des zones pour les cas de Covid confirmé, et des zones pour les cas contact. Et c’est là où l’on soigne les gens. C’est un confinement à l’envers, en mettant à disposition tout ce qu’il faut : des masques, des gants, du matériel, de l’oxygène, les médicaments… Avec en plus une difficulté, qui est que c’est déjà difficile de faire rentrer les vaccins, et que malgré l’arrivée de la vaccination, il y a quand même un refus de vaccin, et une difficulté logistique pour vacciner tout le monde. Malgré toutes les campagnes, nous n’avons pas réussi à vacciner beaucoup de gens. Seulement 3% des personnes sont vaccinées au Nord-ouest de la Syrie, et le Covid risque d’exploser. Il y a beaucoup de complications, de morts. Nous essayons quand même d’informer les gens, en utilisant tous les moyens sur place, sur le risque du Covid, sur l’intérêt de l’isolement, sur l’intérêt de se faire vacciner. Après nous avons mis en place cette première formation Covid à Raqqa avec le Pr Raphael Pitti. C’était une première à Raqqa, de former des soignants à la prise en charge des cas sévères de Covid-19.

Raphaël Pitti : il faut savoir que le pays est complètement fermé, ils ont internet dans certaines zones et peuvent chercher les informations que l’on peut trouver sur internet par rapport au Covid.  Pour nous aussi, lors de la première vague dans les hôpitaux, nous avons été confrontés à une pathologie que personne ne connaissait et nous ne savions pas non plus comment nous devions la traiter. Nous avons été amenés à être en veille scientifique permanente, par les webinaires, chaque jour, en essayant de nous confronter les uns aux autres, de suivre les recommandations émises par les sociétés savantes, etc. Donc lors de la deuxième vague nous étions beaucoup plus aguerris pour prendre en charge cette maladie. Nous la connaissions mieux, nous savions les risques qu’elle pouvait occasionner et nous étions à même d’y répondre. Les personnels soignants syriens, eux, sont sans aucune formation médicale continue depuis dix ans… Dix ans qu’ils n’ont pas participé à des congrès, qu’ils n’ont pas fait évoluer leur formation. Il nous a semblé important d’essayer de refaire le point avec eux et nous avons organisé ces formations sur la zone d’Idleb en particulier. Nous l’avons fait par Zoom avec eux, en leur expliquant le génie évolutif de cette maladie, la manière dont il fallait prendre en charge les patients. Sur la zone de Raqqa, nous sommes allés sur place pour les rencontrer, mettre en place cette formation avec l’idée qu’il y ait deux centres anti-Covid qui puissent ouvrir, en s’appuyant sur ces médecins. Sur les vingt que nous avons formés, nous en avons sélectionnés dans chaque centre, pour assurer la prise en charge des patients Covid. Nous avons aussi fait une formation pour les sage-femmes : avec un collègue obstétricien, le docteur Zouhair Lahna, nous sommes allés dans notre centre de formation à Dêrik et nous avons réuni des sage-femmes pour les remettre à niveau, leur apporter les nouvelles recommandations sur des complications au premier trimestre, deuxième trimestre, troisième trimestre de la grossesse et la réanimation des nouveau-nés à la naissance. C’était vraiment important et elles en ont senti le besoin, de se dire « ben non ce n’est plus comme ça qu’on soigne, voilà comment on procède ». Quand nous avons rencontré le Commissaire européen à l’aide humanitaire, nous lui avons dit « la situation sur le plan de la guerre est un peu plus calme, du fait que le régime a réoccupé 60% du territoire, à part la zone d’Idleb et la zone du Nord-Est qui sont soumises encore à la violence, aux bombardements, et il est peut-être temps de réhabiliter un service de santé en Syrie, de pouvoir prendre en charge des pathologies chroniques, de refaire de la médecine préventive, de lancer des campagnes de vaccination de grande ampleur.

Bombardement, attentat, mine ? Cet enfant a perdu ses 2 jambes ©UOSSM

Il faut réhabiliter les structures sanitaires pour répondre au-delà de l’urgence, car nous ne faisons que répondre à l’urgence du quotidien ». Et aujourd’hui les subventions commencent à baisser, et on nous dit « Ecoutez, vous avez moins besoin d’argent, il y a beaucoup plus de situations difficiles au Yémen etc, la crise économique à laquelle nous sommes confrontés diminue les subventions internationales » alors même que nous essayons d’expliquer que nous avons besoin aujourd’hui de beaucoup plus d’argent qu’en 2012, car la situation n’a pas arrêté de se détériorer. Pour en apporter la preuve, nous avons décidé de lancer une enquête de santé publique dans les camps de réfugiés qui existent depuis dix ans, dans lesquels il y a des enfants de 4-6 ans, des enfants qui sont nés dans ces camps, qui n’ont pas de suivi sanitaire. Si vous entrez dans un camp de réfugiés en Syrie, aucun enfant de 4-6 ans ne porte de lunettes ! Et nous avions déjà des problèmes dentaires liés à la dénutrition, énormément de caries chez ces enfants, du fait de leur alimentation surtout faite de sucres, avec très peu de légumes verts capables d’apporter les oligo-éléments dont ils ont besoin. Ce sera une enquête complète pour faire le point sur leurs besoins sanitaires et pouvoir, à partir de là, en fonction des résultats, alerter la communauté internationale, alerter l’OMS, alerter l’UNICEF sur l’avenir de ces enfants qui vivent dans ces camps depuis leur naissance et dans un pays en guerre depuis dix ans. Comment reconstruirons-nous demain un pays comme la Syrie, à partir d’enfants qui ont déjà une situation de handicap sur le plan somatique et psychologique ? Rappelons que les examens médicaux faits dans les écoles pour les enfants de 4-6 ans, tous les ans en France (examen obligatoire par les directions de la protection maternelle et infantile), notent que 40% des enfants français présentent des problèmes détectés au moment de ces visites. Quand je dis 40%, c’est tous azimuts : ce sont à la fois des caries, des problèmes oculaires, des problèmes auditifs, des problèmes de retard du langage, des problèmes comportementaux, des problèmes somatiques : 40% en France ! Qu’en est-il en Syrie ?

Pierre Brunet : toujours sur la formation Covid, j’ai le sentiment que l’idée force de ces formations c’est de « faire au mieux avec ce que l’on a ». C’est-à-dire que vous partez des moyens disponibles sur place pour « inventer » des protocoles certes basés sur les directives de l’OMS, mais adaptés et réalisables. On part du réel pour produire une théorie praticable au lieu, comme on fait peut-être en Occident, de partir de la théorie vers la pratique ?

Equipe médicale de l’UOSSM en visite dans un camp de déplacés forcés ©UOSSM

Raphaël Pitti : Dans une situation comme celle de la Syrie, avec la pénurie de médicaments, l’absence de service de réanimation, le manque de moyens techniques, vous voudriez que l’on forme selon les recommandations internationales, pour des pays à haut niveau technologiques, développés ? Vous voudriez qu’on crée un sentiment de frustration, en leur disant « voilà ce qu’il faut faire, malheureusement pour vous, vous ne pouvez pas le faire » ? Nous sommes bien obligés de nous mettre à leur niveau et dire « qu’est-ce que nous pouvons faire, au mieux, dans la situation qui est la vôtre, pour prendre en charge ces patients ? ». Évidemment, ça sous-entend qu’on va en laisser mourir un certain nombre, puisqu’il n’y a pas suffisamment de services de réanimation. S’il y a un tri qui est fait, c’est bien dans ce pays. Nos collègues syriens nous disent « Nous avons utilisé de l’oxygène industriel », avec tout ce que cela présuppose, l’oxygène industriel n’est pas un oxygène pur, il peut contenir un certain nombre d’éléments pouvant altérer les alvéoles pulmonaires et les détruire. Mais ils l’ont fait ! Est-ce qu’ils ont trié ? Bien sûr qu’ils ont trié. Il y a des gens qu’ils ont laissé mourir faute de moyens, évidemment. Alors il fallait que nous partions de leur quotidien pour trouver comment on pouvait sauver du monde à partir de ce quotidien.

Pierre Brunet : Sur la formation. Je me suis posé la question : est-ce qu’on forme en même temps, car c’est urgent et parce qu’il faut répondre vite aux besoins, des spécialistes, des médecins, des sage-femmes etc, ou est-ce qu’on se dit qu’on va d’abord former des formateurs ?

Le docteur Ziad Alissa et le professeur Raphaël Pitti présentent l’emploi d’une tenue de protection contre les armes chimiques. La photo a été prise en 2017 à l’hôpital Bab Al Hawa en Syrie suite aux attaques chimiques sur Khan Sheikhoun ©UOSSM

Raphaël Pitti : L’important c’est de former des formateurs pour qu’ils puissent continuer par eux-mêmes. Les centres de formations que nous avons mis en place, nous les avons voulus autonomes. Le but était : nous formions des formateurs et c’étaient les formateurs ensuite, avec les directeurs, qui mettaient en place les formations. Nous assurions nous l’apport logistique et financier nécessaire au fonctionnement de ces structures. En dix ans, comment aurions-nous pu former 31.000 personnes en nous déplaçant à chaque fois, pour en former combien ? Les Syriens, et le personnel soignant syrien, durant ces dix ans, ont écrit une page de l’histoire de la médecine. Tout s’est fait par les Syriens, à l’intérieur de la Syrie. Nous leur avons apporté l’aide nécessaire mais c’est eux seuls qui ont maintenu un système sanitaire malgré la situation de guerre durant ces dix années. Nous n’avons fait, nous les ONG, que leur apporter des moyens. Ce sont les vrais héros du conflit syrien. Nous leur devons la reconnaissance pour leur sacrifice. L’UOSSM France a dénombré 923 médecins morts durant ces dix ans.

Pierre Brunet : Vous mettez également l’accent sur ce que vous appelez « la santé communautaire » c’est-à-dire les structures médicales de proximité, centres de santé primaire (17 créés au Nord de la Syrie), et cliniques mobiles. Quelle a été la nécessité qui a conduit à mettre l’accent sur ces moyens de santé communautaires ?

Pharmacie de l’UOSSM ©UOSSM

Ziad Alissa : Nous avons commencé avec cette idée parce que c’était difficile pour les malades d’aller vers les hôpitaux. L’hôpital devenait une zone dangereuse, les gens avaient peur d’y aller car les hôpitaux étaient pris pour cible par les bombardements, Donc avec ce système de santé communautaire nous allons là où il y a des gens, là où surtout il y a des déplacés qui s’installent, nous mettons en place un centre de santé au plus proche d’eux. Les cliniques mobiles aussi nous permettent d’aller encore plus loin, à l’intérieur des camps de déplacées, dans les zones les plus difficiles d’accès. Les centres de santé sont coûteux et il nous est difficile d’en mettre en place comme nous le voudrions. D’où l’idée de clinique mobile, car avec les mêmes ressources humaines, ils vont aller vers des zones où il n’y a pas de centre ouvert. Ils se déplacent avec des petits vans à l’intérieur desquels il y a un médecin, une sage-femme, une infirmière, avec de quoi faire un examen médical, de quoi soigner les maladies simples. Si la clinique mobile détecte des gens qui ont des maladies graves, qui sont mal suivis, qui nécessitent d’aller au centre, ils lui donnent un rendez-vous au centre le plus proche ou à l’hôpital. Avec ce système, nous avons réussi à nous approcher au plus près des gens qui ont besoin de nous, tout en réduisant les risques d’accès aux grands centres hospitaliers. Les gens se posaient la question « et si je vais à l’hôpital, est-ce que je vais rentrer vivant chez moi ? ». Sans parler des difficultés et des coûts de transports. Nous avons rencontré avec Raphaël des gens dialysés 2-3 fois par semaine, qui, au lieu d’aller 3 fois au centre de dialyse, vont y aller 2 fois voir une seule fois par semaine, car ils n’ont pas les moyens de payer l’aller-retour ou d’acheter les filtres.

Pierre Brunet : Vous dites à l’UOSSM France que témoigner fait aussi partie de notre action.

Raphaël Pitti : Vous ne pouvez pas être médecin, être sur place, et juste prendre en charge des victimes qui sont des victimes innocentes, prises entre des belligérants, des frontières maintenant fermées, avec un mur qui sépare la Syrie de la Turquie de plus de 900 kilomètres. Ces populations sont dans un véritable camp de concentration, où la mort et la faim planent en permanence. Comment voulez-vous que nous allions sur place, que nous constations cela, et que nous sortions pour reprendre notre vie tranquille ? C’est impossible. L’action de témoignage va en même temps que celle du soin, de l’aide apportée sur le plan humanitaire. Elle est concordante, il ne peut d’ailleurs en être autrement, sinon nous devenons complices de cette situation. L’action de témoignage s’impose à l’humanitaire et lui fait dire, et en particulier aux gouvernants occidentaux « regardez ce qu’il se passe, vous tentez de tourner la tête pour ne pas voir ce qu’il se passe, et bien nous, nous sommes là-bas et nous pouvons vous dire, les choses ne sont pas comme vous croyez qu’elles sont ou comme vous voulez qu’elles soient, nous vous apportons une information qui est celle du terrain, des sans voix ». Quand nous avons demandé plusieurs fois à voir le président Hollande, comme nous sommes allés voir le président Macron, comme nous sommes allés à l’ONU, à New-York, à Genève etc, nous nous sommes déplacés avec un seul but : leur faire trouver des solutions. Pour l’action humanitaire vous pouvez compter sur nous, mais pour l’action politique, c’est à vous. Le politique à souvent tendance à vouloir faire de l’humanitaire alors qu’on lui demande de trouver des solutions politiques pour permettre la paix. Le politique a l’impression qu’au fond, en nous donnant de l’argent, en nous aidant dans notre action humanitaire, ça le disculpe de ne pas trouver de solution. Et ben non, à chacun son travail. Aux humanitaires le travail humanitaire et aux politiques de trouver les solutions politiques.

Ziad Alissa : Nous médecins qui nous rendons sur place, ainsi que nos équipes qui soignent tous les jours, pouvons témoigner des atteintes au droit humanitaire et rapporter des preuves de notre témoignage. Lorsque on parle de victimes dans les hôpitaux à la suite d’un bombardement, et que certains disent « Non non, on a bombardé des militaires, des terroristes dans telle zone, dans telle ville, dans tel quartier », nous constatons que dans les hôpitaux ce sont des enfants, des femmes, des civils qui viennent, de toute tranche d’âge. Nous avons les registres des hôpitaux, nous avons les photos, nous avons les vidéos, nous avons les médecins qui ont soigné ces victimes-là, et nous pouvons démontrer que les victimes sont des civils. Lorsque nous avons constaté l’utilisation d’armes chimiques, nous avons témoigné. Nous avons vu les victimes des armes chimiques, nous avons fait des prélèvements, nous avons rapporté des preuves. C’est là où notre rôle de témoignage est essentiel.

Pierre Brunet : Une dernière question : pourquoi cet engagement spécifique de l’UOSSM France auprès des réfugiés Rohingyas au Bangladesh, si loin de la Syrie ?

Raphaël Pitti : Combien étaient-ils les Rohingyas à fuir la Birmanie ? Plus d’un million de personnes, dans le pays le plus pauvre du monde, 80 millions d’habitants, le Bangladesh, et qui reçoit ce million de Rohingyas fuyant la Birmanie, dans le camp de Cox’s Bazar d’un million de personnes, dans une situation de précarité immense. Nous avons été vraiment confrontés à des pathologies que je n’imaginais pas voir durant mes 30 années de médecine. Des cancers de la face, des patients qui avaient des fractures qui n’avaient pas été réduites et qui vivaient dans des conditions impossibles. Nous avons vu des calculs vésicaux, des jeunes femmes, du fait de leur accouchement traumatique, qui avaient des fistules vésico-vaginales infectées. Une population qui durant des années avait été complètement abandonnée à elle-même sans aucun soin possible. Alors nous avons loué une clinique et nous avons opéré pendant deux semaines. Nous étions deux équipes et nous avons opéré sans discontinuer, et il aurait fallu rester encore bien plus longtemps. Nous pensions apporter une aide d’urgence et nous avons été confrontés à une situation de pathologies chroniques non traitées depuis très longtemps, et pour laquelle il aurait fallu rester.

 

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Docteur Ziad Alissa, cofondateur et Président de l’UOSSM France

Médecin anesthésiste-réanimateur, le Docteur Ziad Alissa s’engage dès le déclenchement du conflit en Syrie dans la mise en place d’une aide médicale et humanitaire auprès des soignants en Syrie en co-fondant l’ONG médicale française et internationale UOSSM, l’Union des Organisations de Secours et Soins Médicaux. Il a réalisé une quarantaine de missions humanitaires en Syrie et dans les pays limitrophes en Turquie, Liban, Jordanie. Formé à la médecine de guerre par le Pr Raphaël Pitti, il coordonne la mise en place de programmes de formation de soignants en Syrie ayant permis de former 31.000 soignants depuis 2012.

 

Professeur Raphaël Pitti, Responsable formation de l’UOSSM France

Raphaël Pitti est professeur agrégé de médecine d’urgence, anesthésiste-réanimateur, médecin-général des armées. Spécialiste de la médecine de guerre, il rejoint l’UOSSM France en 2012 comme responsable formation et permet la formation de dizaine de milliers de soignants. Le 1er mars 2021, il a effectué trente et une missions humanitaires auprès des soignants syriens dans le nord du pays. En juin 2021, il réalise avec le Dr Ziad Alissa la première formation à Raqqa pour lutter contre la COVID-19.

 

Pierre Brunet, écrivain et humanitaire 

Né en 1961 à Paris d’un père français et d’une mère espagnole, Pierre Brunet a trouvé sa première vocation comme journaliste free-lance. En 1994, il croise sur sa route l’humanitaire, et s’engage comme volontaire au Rwanda, dévasté par un génocide. Il repart début 1995 en mission humanitaire en Bosnie-Herzégovine, alors déchirée par la guerre civile. Il y assumera les responsabilités de coordinateur de programme à Sarajevo, puis de chef de mission.

A son retour en France fin 1996, il intègre le siège de l’ONG française SOLIDARITES INTERNATIONAL, pour laquelle il était parti en mission. Il y sera responsable de la communication et du fundraising, tout en retournant sur le terrain, comme en Afghanistan en 2003, et en commençant à écrire… En 2011, tout en restant impliqué dans l’humanitaire, il s’engage totalement dans l’écriture, et consacre une part essentielle de son temps à sa vocation d’écrivain.

Pierre Brunet est Vice-Président de l’association SOLIDARITES INTERNATIONAL. Il s’est rendu sur le terrain dans le Nord-Est de la Syrie, dans la « jungle » de Calais en novembre 2015, ou encore en Grèce et Macédoine auprès des migrants en avril 2016.

Les romans de Pierre Brunet sont publiés chez Calmann-Lévy :

  • Janvier 2006 : parution de son premier roman « Barnum » chez Calmann-Lévy, récit né de son expérience humanitaire.
  • Septembre 2008 : parution de son second roman « JAB », l’histoire d’une petite orpheline espagnole grandie au Maroc qui deviendra, adulte, une boxeuse professionnelle.
  • Mars 2014 : sortie de son troisième roman « Fenicia », inspiré de la vie de sa mère, petite orpheline espagnole pendant la guerre civile, réfugiée en France, plus tard militante anarchiste, séductrice, qui mourut dans un institut psychiatrique à 31 ans.
  • Fin août 2017 : sortie de son quatrième roman « Le triangle d’incertitude », dans lequel l’auteur « revient » encore, comme dans « Barnum » au Rwanda de 1994, pour évoquer le traumatisme d’un officier français à l’occasion de l’opération Turquoise.

Parallèlement à son travail d’écrivain, Pierre Brunet travaille comme co-scénariste de synopsis de séries télévisées ou de longs-métrages, en partenariat avec diverses sociétés de production. Il collabore également avec divers magazines en publiant des tribunes ou des articles, notamment sur des sujets d’actualité internationale.

 


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