L’aide humanitaire à la peine !

Mohamad-Ali, 2 ans, a reçu deux gouttes de vaccin contre la polio à Kandahar, dans le sud de l’Afghanistan @ Sayed Maroof Hamdard

Martin Griffiths, le Secrétaire général adjoint de l’ONU aux affaires humanitaires et coordonnateur des secours d’urgence (OCHA /BCAH), a déclaré le 2 décembre à New-York que l’année prochaine, en 2022, 274 millions d’êtres humains dans le monde auraient besoin d’une aide humanitaire et que celle-ci nécessitait un budget de 41 milliards de dollars.

Nous nous souvenons qu’il y a un an, Mark Lowcock, qui occupait alors le poste de Martin Griffiths, avait lancé un appel pour 235 millions de personnes, contre 168 millions en 2020, pour un budget de 35,1 milliards de dollars selon le Global Humanitarian Overview d’OCHA (GHO). Dans son rapport, Martin Griffiths reconnait que l’ONU n’a pu aider en 2021 que 107 millions de victimes sur 168 millions !

Nous n’avons donc pas secouru toutes les populations en danger !  Que sont devenu les personnes qui n’ont pas ou peu été secourues ? Pourquoi ne parvient-on pas à les aider ? Qui est responsable ? Le système humanitaire est-il insuffisamment financé ou les acteurs de l’aide manquent-ils des capacités, si ce n’est de volonté, nécessaires ?

Mais, les évaluations sur le nombre de personnes à aider sont-elles pertinentes ? Les besoins d’aide sont de nature et en volume divers et nécessitent une approche globale mais également locales et ciblées. Est-ce le cas ? A-t-on été empêché d’accéder à certaines populations du fait de la guerre ou d’interdiction ?

Mon propos ici n’est en aucun cas de juger car je sais combien ces questions sont complexes, mais plutôt de questionner l’écosystème humanitaire et ses financeurs afin que les moyens répondent autant que possible aux besoins vitaux, tant la raison d’être de l’humanitaire est de sauver des vies, de ne laisser personne à l’abandon et d’anticiper la relance du développement.

Parmi les pays en crise majeure, il y a ceux-ci : Syrie, Yémen, Nigéria, Ethiopie, Myanmar, l’Afghanistan qui aujourd’hui illustre bien notre inquiétude et notre appel au sursaut.

L’Afghanistan au bord du gouffre.

Afghanistan (2020) @Omid-Fazel / UNICEF

Selon le rapport le 8 novembre du Programme Alimentaire Mondial (PAM) et de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), plus de la moitié de la population afghane, soit 22,8 millions sur 38 millions d’Afghans, est maintenant confrontée à une insécurité alimentaire aiguë.

En octobre déjà l’ONU déclarait que plus de trois millions d’enfants de moins de 5 ans devaient faire face à la malnutrition et l’UNICEF avait averti dès le mois de septembre que, sans traitement immédiat, un millions d’enfants risquaient de mourir de malnutrition. Oui, vous avez bien lu, un millions d’enfants sont en danger de mort !

 Le 15 août, tous les médias du monde se sont concentrés sur l’aéroport de Kaboul durant des semaines, ou sont-ils aujourd’hui ? On a alors beaucoup parlé à raison de droits humains, alors pourquoi n’en parle t’-on plus maintenant ? Les droits humains n’est-ce-pas aussi de boire, de manger, d’être soigné et abrité. Les droits humains seraient-ils soumis à des conditions politiques préalables décidées par qui et pour quoi?

On ne peut pas dire que l’on ne sait pas.

Et pourtant, on ne peut pas dire que l’on ne sait pas quand David Beasley, le directeur exécutif du PAM, déclare le 8 novembre sur la BBC : « C’est aussi grave que vous pouvez l’imaginer. En fait, nous assistons maintenant à la pire crise humanitaire sur terre. Pas moins de 95% des personnes n’ont pas assez de nourriture ».

Lors d’une Conférence de l’ONU pour l’Afghanistan le 13 septembre à Genève, il était alors estimé que l’aide humanitaire d’urgence avait besoin de 606 millions de dollars d’ici la fin de l’année pour subvenir aux besoins vitaux de 11 millions d’Afghans. Et Paris avait annoncé y contribuer à hauteur de 100 millions d’euros selon le ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian.

Antonio Gueterres, le Secrétaire Général des Nations-Unies, avait alors déclaré : « Soyons-clairs : cette conférence ne porte pas simplement sur ce que nous allons donner au peuple afghan. Il s’agit de ce que nous devons ».

Le PAM doit négocier un passage pour l’aide alimentaire a travers l’Afghanistan. @PAM / Massoud Hossaini.

Trois mois plus tard, nous constatons que le nombre d’afghans à secourir est passé de 11 millions à 22,8 millions. Cela donne une idée vertigineuse de la course de vitesse contre le pire. Alors, les 606 millions de dollars ont-ils bien été réunis et sont-ils bien mis en œuvre pour sauver des vies ? Comment compléter ces fonds quand le nombre d’afghans en danger a doublé en 3 mois ! Comme le dit encore David Beasley « La faim gagne du terrain et des enfants meurent ».

C’est une lutte à mort contre le temps qui est engagée. Les Afghans sont victimes des effets conjugués de la sécheresse, de longues années de conflit et de leurs conséquences, de la covid-19 et de la crise économique qui sévit depuis le mois d’aout. La question de la responsabilité de la communauté internationale, de l’ONU, de l’OTAN finira t’elle par se poser ?

Selon des témoignages d’humanitaires que j’ai joint en Afghanistan et à Paris : « Il n’y a actuellement aucune entrave ni interférence avec notre action humanitaire et l’amélioration des conditions de sécurité permet de faire des trajets qui n’étaient pas possible auparavant ». D’autres humanitaires témoignent « Les principales contraintes sont les sanctions internationales, la paralysie du système bancaire, les difficultés d’accès au pays ».

Prévenir plutôt que compter les victimes.

Récemment de retour d’Afghanistan, le directeur des opérations du CICR (Comité International de la Croix Rouge), Dominique Stillhart a publié une tribune libre lucide et courageuse dans laquelle il écrit « Pourquoi la colère ? Parce que ces souffrances n’ont rien d’une fatalité. Les sanctions économiques censés punir les personnes au pouvoir à Kaboul ne font que priver des millions d’Afghans des biens et services essentiels dont ils ont besoin pour survivre. La communauté internationale tourne le dos au pays tandis qu’il court à une catastrophe provoquée par l’homme ».

Prévenir la catastrophe humanitaire est bien la priorité absolue et pour cela la communauté internationale doit changer de posture. Dans le dernier rapport du Cadre intégré de classification de la sécurité alimentaire (IPC) publié par le PAM et la FAO, il est indiqué que pendant la période de soudure, de novembre 2021 à mars 2022, plus d’un Afghan sur deux sera victime de l’insécurité alimentaire aigüe. Tout le monde est prévenu.

Quelle responsabilité pour la communauté internationale.

Réagir est urgent pour prévenir la catastrophe humanitaire qui est maintenant enclenchée alors que l’hiver rigoureux va isoler une grande partie du pays et des millions de personnes, notamment les agriculteurs. Comme le déclare M.Qu Donggyu, directeur général de la FAO : « Nous ne pouvons rester les bras croisés face à la catastrophe humanitaire qui se produit sous nos yeux, c’est inacceptable ».

Les camions du PAM livrent des vivres dans des zones reculées et difficiles d’accès dans le Nord-Est de la province du Badakhshan avant que les routes ne soient bloquées par la neige @PAM Afghanistan

C’est Martin Griffiths qui donne une estimation des moyens financiers indispensables pour faire face à cette crise humanitaire majeure quand il déclare à la tribune des Nations-Unies le 2 décembre que « le plus grand appel humanitaire au monde de 4,47 milliards de dollars est pour l’Afghanistan, suivi de près par les appels en Syrie et au Yémen ».

Mon expérience de l’Afghanistan m’a appris qu’il y avait deux erreurs à ne pas faire. La première est de ne pas abandonner ce pays comme cela a été le cas après le retrait des troupes soviétiques en février 1989, puis en 1992 quand la résistance afghane s’est emparée de Kaboul face au régime communiste. On en a vu les conséquences. La seconde erreur est d’acculer les Afghans au risque de contribuer à leur radicalisation et à finir par passer des alliances qui ont fait leur malheur comme le nôtre avec Al Qaïda.

C’est le rôle de la diplomatie d’éviter le pire en dégageant les compromis nécessaires acceptables pour tous en sachant bien que ça ne sera pas simple. Mais, on ne va pas recommencer une guerre !

En attendant, comme le dit justement l’Union Européenne évoquant notamment l’aide humanitaire « Le dialogue n’implique pas la reconnaissance du gouvernement taliban ».

Enfin, il ne faudrait pas que la communauté internationale, singulièrement les occidentaux, puisse être un jour accusé d’avoir laissé la famine tuer massivement des Afghans. Il ne faudrait pas non plus, que l’Afghanistan revienne à une sorte d’enjeu d’une nouvelle guerre froide entre deux camps comme au temps de l’occupation soviétique. Personne n’a le droit de jouer aux apprentis sorciers avec un si grand nombre de vies en danger de mort. Face à la souffrance humaine, la seule réponse est la solidarité.

Alain Boinet.

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Syrie : la médecine en première ligne

@UOSSM

Entretien avec le Docteur Ziad Alissa, cofondateur et Président de l’UOSSM France et le professeur Raphaël Pitti, Responsable formation de l’UOSSM France par Pierre Brunet.


Pierre Brunet : Rappelons que l’UOSSM France, c’est l’Union des Organisations de Secours et Soins Médicaux. C’est une ONG française et internationale dont la mission est de garantir aux populations affectées par la guerre en Syrie un accès permanent à des soins de santé de qualité et gracieux.

Commençons par des questions simples. Comment et pourquoi est née l’UOSSM France ? Au départ, vous pensiez que c’était pour du court-terme, et dix ans après vous faites encore des missions régulières, à former des soignants en Syrie et dans les pays alentour. Est-ce que la naissance de l’UOSSM France a été une réponse à un appel à l’aide des soignants syriens auxquels vous avez répondu, ou une prise de conscience spontanée de médecins et de soignants de la diaspora syrienne et de Français qui ont décidé, au vu de ce qui se passait en Syrie, de s’engager, de fonder l’UOSSM France et de tout faire pour répondre à l’urgence ? Question subsidiaire : aujourd’hui l’UOSSM France, ça représente combien de personnes ?

Docteur Ziad Alissa de l’UOSSM en Syrie ©UOSSM

Ziad Alissa : L’UOSSM France a été une réponse à la demande de nos collègues syriens. Au début c’est vrai que nous avons pensé que c’était quelque chose à court terme. Au début, chacun parmi nous, dans la diaspora syrienne, je parle de l’Europe, des Etats-Unis, je parle même des pays du Golfe, a essayé d’aider à sa manière. Beaucoup de collègues ont fait des allers-retours de façon individuelle, moi aussi. Nous avons commencé à nous rencontrer là-bas, sur la frontière, les collègues qui sont partis en Turquie pour essayer d’aider à travers le Nord de la Syrie, mais aussi en Jordanie, au Liban. Au bout de quelques mois, nous avons senti que la catastrophe nécessitait une réponse plus grande qu’une aide individuelle. Nous avons pris conscience qu’il fallait construire une réponse collective. Pour arriver à répondre aux besoins, parce que ceux-ci dépassaient les moyens individuels.

Pierre Brunet : L’UOSSM France, en novembre 2021, ça représente combien de personnes ?

Ziad Alissa : Le plus gros des effectifs de l’UOSSM France est en Syrie. Aujourd’hui, nous sommes plus de 1.100 salariés en Syrie, à Gaziantep en Turquie, à Erbil en Irak et en France.

©UOSSM

Pierre Brunet : Abordons la situation humanitaire et sanitaire en Syrie aujourd’hui. L’ONU il y a quelques temps a dit qu’il y avait plus de 350.000 personnes qui avaient été tuées en dix ans de guerre en Syrie. L’observatoire syrien des droits de l’homme parle d’au moins 500.000 tués, et peut être 200.000 morts de plus. L’UOSSM cite le chiffre d’au moins 500.000 morts directes, sans compter les morts indirectes, car les maladies chroniques ne pouvant pas, ou très mal, être prises en charge, il y a un grand nombre de morts indirectes difficiles à comptabiliser, que vous évaluez entre 1.5 et 2 millions. Vous rappelez qu’il y a 13.4 millions de personnes en Syrie qui ont besoin d’une assistance humanitaire, 75% de la population syrienne dépend de l’aide humanitaire pour sa survie quotidienne, 60% des structures sanitaires sont détruites, plus de 90% de la population syrienne est au-dessous du seuil de pauvreté et 80% des structures économiques sont détruites. Que peut-on dire au-delà des chiffres ?

Ziad Alissa : Il est vrai que le nombre de morts que nous citons est plus élevé que le chiffre que l’on entend, par la voix soit de la Syrie officielle, soit de gens qui prennent en compte simplement les morts directes annoncées. Or il y a beaucoup de décès qui n’ont pas été annoncés. Il ne faut pas oublier que lorsque l’on voit les victimes directes à la suite de bombardements ou d’opérations militaires, il y a aussi des dizaines de milliers de gens qui ont été arrêtés dans les prisons, torturés et en sont décédés. Tout ça n’est pas pris en compte. Il ne faut pas oublier aussi, comme vous venez dire et comme l’UOSSM France l’a constaté, que le système de santé, dans les zones non contrôlées par Damas en Syrie, est complètement effondré. Ce système ne répond pas aux besoins quotidiens des populations. En plus des victimes directes, il y a les victimes indirectes, les malades chroniques qui ne trouvent pas leurs traitements, les problèmes par exemple de crises cardiaques sans service de radiologie pour faire une coronarographie en urgence, nous le voyons tous les jours. Les malades avec des cancers qui ne trouvent plus leurs traitements et les centres pour soigner les cancers, les insuffisants rénaux chroniques qui ne trouvent pas de centres pour se faire dialyser. Donc beaucoup de victimes ne sont pas dans les statistiques. Quand nous avons constaté cela, nous avons indiqué que les chiffres étaient plus élevés en réalité que ceux annoncés. Et toute la Syrie connaît cette absence d’accès aux services de santé, pas seulement dans le nord du pays. Je pense que les chiffres cités par l’UOSSM France et d’autres ONG sur le terrain s’approchent plus de la vérité et démontrent une réalité encore plus dramatique que ce qui est dépeint ans les médias.

©UOSSM

Pierre Brunet : Professeur Pitti, avez-vous quelque chose à ajouter ?

Raphaël Pitti : Il y a un effondrement du système sanitaire. Regardez l’impact du Covid par exemple. Nous intervenons sur la zone d’Idleb en particulier, où vous avez 4.2 millions de personnes, dont 2.8 millions qui sont des réfugiés venus de la zone d’Alep, de la Ghouta ou d’ailleurs, et qui vivent le plus souvent sous tente dans des conditions très précaires, dépendant totalement de l’aide humanitaire internationale, puis d’un seul coup apparaît le Covid. Comment, à ce moment-là, envisager de faire de l’isolement pour ces gens quand ils sont confinés à vivre sous tente, à devoir chercher tous les jours leur nourriture, à aller chercher l’eau, à aller aux toilettes, etc ? Aujourd’hui, plus de 90% des cas identifiés de la zone proviennent du variant Delta, le taux de mortalité est très important. Et quand nous parlons de tri des gens en France, en disant « Dans les services de réanimation nous avons trié les malades, compte tenu de la situation telle qu’elle se présentait » comme si c’était une situation de catastrophe, que penser alors de la situation dans cette zone de Syrie, quand il n’y a que 200 lits de réanimation occupés à 100%, quand on manque d’oxygène médical, qu’il n’y a que 95 respirateurs, quand il n’y a pas d’appareil pour monitorer les taux d’oxygène et de gaz carbonique dans le sang, quand il n’y a pas d’antibiotiques, quand il n’y a pas suffisamment de corticoïdes ? Que penser de la situation de cette population, qui de surcroît présente un taux de dénutrition très important, ce qui la rend très vulnérable sur le plan des défenses immunitaires ? Nous avons demandé à Médecins du Monde, qui travaille aussi dans ces zones-là, de venir avec nous rencontrer le Commissaire à l’action humanitaire de l’Union Européenne à Bruxelles, il y a à peu près trois mois. Nous sommes allés leur dire combien la situation était grave en Syrie. Et pas seulement dans les zones du nord de la Syrie, mais bien sur l’ensemble du territoire syrien. Avec en plus la crise économique au Liban qui impacte la situation déjà extrêmement difficile en Syrie. Nous avons expliqué qu’il y a un risque de famine en Syrie, surtout dans cette période hivernale où nous arrivons en période de rupture, c’est-à-dire cette période où les récoltes ont été consommées et où il faut attendre les prochaines récoltes, et qu’il n’y a pas d’argent pour aller acheter les denrées les plus urgentes dont les gens ont besoin. Donc voilà une situation terrible pour la Syrie, pas seulement pour les zones encore contrôlées par des groupes rebelles, mais sur l’ensemble du territoire syrien.

©UOSSM

Pierre Brunet : Justement parlons de la malnutrition. Je rappelle qu’un enfant sur trois est en état de malnutrition en Syrie. Parallèlement à votre aide médicale, sanitaire, vous développez une aide en réponse à cette situation, au risque de famine que le professeur Pitti vient d’expliquer ?

Ziad Alissa : Nous avons, à l’UOSSM France, des centres de soins primaires à l’intérieur de la Syrie. A travers ces centres qui reçoivent des mamans, des enfants et des malades pour des examens quotidiens, nos équipes sur place ont constaté de nombreux cas d’enfants malnutris. Nous avons voulu aller plus loin et réaliser une étude auprès des enfants des camps de déplacés, les examiner et déterminer les causes de la malnutrition. Nous avons surtout été à la rencontre des populations qui vivent dans les camps de déplacés à l’intérieur de la Syrie, et leur situation est beaucoup plus grave et dramatique. Déplacés à l’intérieur la Syrie, ils n’ont pas le statut de réfugiés, donc pas d’aide humanitaire comme ceux dans les camps de réfugiés en Turquie, au Liban, en Jordanie. Le statut de réfugiés dans les pays limitrophes leur permet d’avoir accès à un minimum d’aide humanitaire pour vivre. Tandis qu’à l’intérieur de la Syrie, ils dépendent complètement d’associations comme l’UOSSM France pouvant y travailler. La malnutrition débute avec les mamans qui n’arrivent pas à allaiter leurs enfants comme il faut, car elles-mêmes sont malnutries. Leur situation est misérable. La livre syrienne a beaucoup perdu de sa valeur. Les populations n’arrivent pas à se nourrir correctement parce qu’elles n’ont pas les moyens d’acheter à manger. Comme les jeunes mamans sont malnutries et n’arrivent pas à allaiter leurs enfants, elles ont besoin de lait infantile, qui est difficile à trouver sur place. Nous savons qu’un enfant malnutri est un enfant qui va attraper des maladies facilement. Les familles vivent dans des conditions d’hygiène déficientes, souvent dans des tentes, il n’y a pas de sanitaires appropriés. Tous ces éléments génèrent une galaxie de problèmes autour de la malnutrition, et nos équipes sur place l’ont constaté. Nous avons mis en place des programmes pour lutter contre la malnutrition, mais malgré toute la bonne volonté de nos équipes, malgré tous les moyens de l’UOSSM France, ce fléau de la malnutrition persiste chez les enfants. Nous avons vu des familles qui ne mangent que deux repas par jour, voire un seul repas parfois, pour laisser la nourriture aux enfants, et malgré ça jusqu’à maintenant nous n’avons pas réussi à lutter comme il le faudrait contre la malnutrition des enfants dans les camps de déplacés.

©UOSSM

Pierre Brunet : J’ai été frappé par un terme dans l’une de vos dernières lettres d’information, où vous expliquez que sur près de trois millions de personnes vivant dans la région d’Idleb, 40% sont des déplacés de guerre, et une grande partie d’entre eux ressent ce que vous appelez un « chaos psychologique ». Je rappelle d’ailleurs qu’il y a une reprise des bombardements sur la région d’Idleb depuis octobre dernier, avec les traumatismes de ces situations de guerre. Est-ce que vous pouvez développer cette notion de chaos psychologique ?

Raphaël Pitti : Il faut essayer d’imaginer ce que peut être la situation de ces personnes, qui ont été déplacées, qui ne vivent plus chez elles, qui dépendent essentiellement de l’aide humanitaire internationale, avec la pression russe, en particulier au niveau du Conseil de sécurité, qui tente de faire fermer tous les corridors humanitaires. Il ne reste plus qu’un seul corridor humanitaire ouvert, et celui-ci devrait se terminer au mois de décembre. Sera-t-il renouvelé ? Quelle va être la situation de cette population si l’aide humanitaire internationale ne peut plus transiter par la Turquie pour lui être distribuée ? L’avenir est totalement incertain, avec de surcroît ces bombardements constants, la situation sanitaire telle que nous l’avons décrite. Quelle est l’espérance que l’on peut donner à ces gens dans cette situation, qui en même temps vivent dans des camps ? Il n’y a pas d’éducation, il n’y a pas de possibilités pour les jeunes de poursuivre des études supérieures. Que pensez-vous que cela puisse donner sur le plan psychologique si on ne peut absolument pas se projeter dans l’avenir, quand on sait qu’à tout moment un avion peut passer, bombarder et vous tuer ? Il y a un stress profond, très important, générant une situation de traumatisme psychologique constant. Toutes les expériences faites en laboratoire animal le montrent : il suffit de mettre des souris dans une situation de stress constant, journalier, continu, sans espoir de s’en sortir, pour voir l’état de dépression dans lesquels se retrouvent ces animaux. C’est ça la réalité de la population qui vit à Idleb. Elle ne sait pas de quoi demain sera fait, et aujourd’hui est extrêmement difficile. On ne peut pas s’attendre à ce que cette population soit heureuse de vivre comme elle vit. Donc le terme utilisé par le docteur Ziad Alissa est bien celui-là, c’est un véritable « chaos » au sens psychologique du terme que vit cette population.

Professeur Raphaël Pitti de l’UOSSM en Syrie ©UOSSM

Pierre Brunet : Vous avez abordé la question des points de passage de l’aide humanitaire en Syrie, sur laquelle je voulais vous questionner. Je rappelle qu’après dix ans de conflits, l’aide humanitaire internationale reste le moyen de survie essentiel d’une grande partie de la population syrienne. Et pourtant, comme vous l’avez rappelé, professeur Pitti, elle est entravée par la remise en cause de la résolution 2165 adoptée en 2014 à l’unanimité, qui n’a été prolongée que jusqu’à fin décembre 2021. Rappelons que 50.000 camions d’aide humanitaire avaient pu bénéficier de ces points de passage depuis 2014, et que 1.000 camions de l’ONU transitent, chaque mois, par le couloir humanitaire de Bab Al-Hawa qui est le seul à être encore ouvert, au Nord-Ouest de la Syrie, à la frontière turque. Il y a trois autres points de passage aujourd’hui fermés : celui Bab Al-Salam également au Nord Nord-Ouest à la frontière turque, celui d’Al Yarubiyah au Nord Nord-Est à la frontière irakienne et celui de Al Ramtha au Sud Sud-Ouest à la frontière jordanienne. Selon-vous, sur ces quatre points de passage qui avaient été approuvés au départ par la résolution de l’ONU, quels sont ceux qu’il faudrait rouvrir en priorité, en plus de maintenir celui de Bab Al-Hawa, qui est le dernier cordon vital ? 

Ziad Alissa : Vous avez bien situé les quatre corridors. Actuellement, il n’y a que celui de Bab Al-Hawa d’ouvert. Les couloirs humanitaires sont utilisés par tous ceux qui travaillent sur le terrain pour acheminer l’aide humanitaire à l’intérieur de la Syrie dans les zones non contrôlées par Damas. En tant qu’ONG médicale, cette aide humanitaire se traduit principalement pour nous par des médicaments, des consommables et tout ce dont ont besoin les hôpitaux. D’autres associations humanitaires acheminent de la nourriture, des biens de première nécessité. Tous ces couloirs humanitaires sont essentiels pour pouvoir apporter l’aide humanitaire à l’intérieur de la Syrie dans ces zones. Or ce que nous voyons, avec les vétos russes et chinois à l’ONU, c’est que tous les six mois nous devons nous mobiliser pour renouveler ces ouvertures. Maintenant décembre s’approche de nouveau, et nous allons encore vivre cette angoisse :  est-ce que l’ouverture sera renouvelée ou pas ? Nous savons que la Russie pousse pour l’aide « crossline » à l’intérieur de la Syrie. Or le crossline signifie que toute l’aide humanitaire passe par Damas, à travers des lignes de combat. Et le constat de tous les gens qui travaillent à l’intérieur de la Syrie, c’est que lorsque cette aide passe par Damas, elle n’arrive pas jusqu’aux gens qui en ont besoin. Malheureusement l’aide humanitaire, ces dernières années, a été utilisée comme arme de guerre, c’est une réalité. Tous les gens qui travaillent sur le terrain le savent. Ils choisissent à qui ils veulent donner cette aide humanitaire. C’est inacceptable.  Ils utilisent la technique du siège pour étouffer les populations et tout une ville. Nous avons vu cela à Al Boutan, à Deraa, et ailleurs : une ville est encerclée, en état de siège, et on lui interdit le passage de l’aide humanitaire. Nous l’avons vu à la Ghouta et à Alep Est par exemple, des enfants qui meurent car ils n’ont pas trouvé de médicaments ou de nourriture. Donc si ce dernier couloir humanitaire est fermé, si nous allons dans le sens proposé par la Russie, il y aura une catastrophe humanitaire supplémentaire parce que des zones entières seront complètement coupées du monde sans qu’on puisse amener l’aide humanitaire. Nous avons vu les exemples d’Alep pendant cette guerre, où pour vider une zone et pousser les gens à la quitter, l’aide humanitaire est bloquée. Ce que nous cherchons, c’est à stabiliser ces zones-là. Et pour stabiliser ces zones-là il faut continuer à amener aux gens ce dont ils ont besoin, les besoins quotidiens. Ils ont besoin de manger, ils ont besoin de se soigner, ils ont besoin d’un toit, ils ont besoin de s’occuper de leurs enfants et surtout ils ont besoin que les bombardements, les morts s’arrêtent. Et le couloir humanitaire essentiel de Bab Al-Hawa ne suffit pas pour tout le Nord de la Syrie. Il faut réouvrir impérativement tous les couloirs humanitaires. Ce que nous demandons, c’est l’ouverture sans limite de temps et sans condition des quatre couloirs humanitaires qui avaient été décidés à l’origine.

AVERTISSEMENT aux lecteurs : La seconde partie de cet interview sera publiée dans la prochaine édition de Défis Humanitaires n° 60 le mardi 11 janvier 2022.

 


Docteur Ziad Alissa, cofondateur et Président de l’UOSSM France

Médecin anesthésiste-réanimateur, le Docteur Ziad Alissa s’engage dès le déclenchement du conflit en Syrie dans la mise en place d’une aide médicale et humanitaire auprès des soignants en Syrie en co-fondant l’ONG médicale française et internationale UOSSM, l’Union des Organisations de Secours et Soins Médicaux. Il a réalisé une quarantaine de missions humanitaires en Syrie et dans les pays limitrophes en Turquie, Liban, Jordanie. Formé à la médecine de guerre par le Pr Raphaël Pitti, il coordonne la mise en place de programmes de formation de soignants en Syrie ayant permis de former 31.000 soignants depuis 2012.

Professeur Raphaël Pitti, Responsable formation de l’UOSSM France

Raphaël Pitti est professeur agrégé de médecine d’urgence, anesthésiste-réanimateur, médecin-général des armées. Spécialiste de la médecine de guerre, il rejoint l’UOSSM France en 2012 comme responsable formation et permet la formation de dizaine de milliers de soignants. Le 1er mars 2021, il a effectué trente et une missions humanitaires auprès des soignants syriens dans le nord du pays. En juin 2021, il réalise avec le Dr Ziad Alissa la première formation à Raqqa pour lutter contre la COVID-19.

Pierre Brunet, écrivain et humanitaire :

Né en 1961 à Paris d’un père français et d’une mère espagnole, Pierre Brunet a trouvé sa première vocation comme journaliste free-lance. En 1994, il croise sur sa route l’humanitaire, et s’engage comme volontaire au Rwanda, dévasté par un génocide. Il repart début 1995 en mission humanitaire en Bosnie-Herzégovine, alors déchirée par la guerre civile. Il y assumera les responsabilités de coordinateur de programme à Sarajevo, puis de chef de mission.

A son retour en France fin 1996, il intègre le siège de l’ONG française SOLIDARITES INTERNATIONAL, pour laquelle il était parti en mission. Il y sera responsable de la communication et du fundraising, tout en retournant sur le terrain, comme en Afghanistan en 2003, et en commençant à écrire… En 2011, tout en restant impliqué dans l’humanitaire, il s’engage totalement dans l’écriture, et consacre une part essentielle de son temps à sa vocation d’écrivain.

Pierre Brunet est Vice-Président de l’association SOLIDARITES INTERNATIONAL. Il s’est rendu sur le terrain dans le Nord-Est de la Syrie, dans la « jungle » de Calais en novembre 2015, ou encore en Grèce et Macédoine auprès des migrants en avril 2016.

Les romans de Pierre Brunet sont publiés chez Calmann-Lévy :

  • Janvier 2006 : parution de son premier roman « Barnum » chez Calmann-Lévy, récit né de son expérience humanitaire.
  • Septembre 2008 : parution de son second roman « JAB », l’histoire d’une petite orpheline espagnole grandie au Maroc qui deviendra, adulte, une boxeuse professionnelle.
  • Mars 2014 : sortie de son troisième roman « Fenicia », inspiré de la vie de sa mère, petite orpheline espagnole pendant la guerre civile, réfugiée en France, plus tard militante anarchiste, séductrice, qui mourut dans un institut psychiatrique à 31 ans.
  • Fin août 2017 : sortie de son quatrième roman « Le triangle d’incertitude », dans lequel l’auteur « revient » encore, comme dans « Barnum » au Rwanda de 1994, pour évoquer le traumatisme d’un officier français à l’occasion de l’opération Turquoise.

Parallèlement à son travail d’écrivain, Pierre Brunet travaille comme co-scénariste de synopsis de séries télévisées ou de longs-métrages, en partenariat avec diverses sociétés de production. Il collabore également avec divers magazines en publiant des tribunes ou des articles, notamment sur des sujets d’actualité internationale.

 


Pour aller plus loin :