
Dans la nuit du 6 juin 2023, le barrage sur le Dniepr de la centrale hydroélectrique de Nova Kakhovka, dans le sud de l’Ukraine, était en partie détruit par une puissante explosion. Il fait peu de doute que ce soit les forces russes (en contrôle de la zone où se situe l’ouvrage) qui soient à l’origine de cette action délibérée, et aussi dévastatrice dans ses conséquences que rare dans un conflit armé.
Cette destruction partielle du 6 juin a déversé près de 18 milliards de tonnes d’eau dans la région en aval, faisant monter le niveau du Dniepr de plusieurs mètres, et provoquant une inondation de la ville de Kherson, ainsi que la « noyade » de près d’une quarantaine de villages. Autorités ukrainiennes et volontaires ont dû évacuer et reloger plus de 16.000 personnes. Au-delà, l’impact à long terme de ce désastre fut exceptionnel par son envergure : le barrage approvisionnait en eau potable plus de 700.000 personnes ; la contamination de l’eau par l’inondation de sites industriels et la mise à l’arrêt des stations d’épuration a compromis pour longtemps la disponibilité et la distribution d’eau potable de la région ; en milieu rural, les puits et sources étaient inutilisables. Enfin, les écosystèmes ont été bouleversés, pollués, durablement atteints, tout comme les terres cultivables. Comme l’a résumé dès le 6 juin Antonio Guterres, Secrétaire général de l’ONU, il s’agit « d’une catastrophe humanitaire, économique et écologique monumentale ».
La France, très rapidement, et par l’intermédiaire du centre de crise et de soutien du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères (CDCS), a répondu aux besoins exprimés par le Président ukrainien Zelensky. Après l’envoi d’un premier fret d’urgence d’une dizaine de tonnes d’équipements le 9 juin, deux nouveaux frets humanitaires partaient de France les 14 et 15 juin, comprenant notamment 5 stations mobiles de potabilisation (Aquaforce 2000) et 6 citernes souples de stockage d’eau de 10m3 offertes par la fondation Veolia à l’association humanitaire SOLIDARITES INTERNATIONAL, qui les réceptionnait à Lviv, à l’ouest de l’Ukraine.

Car, parallèlement à l’initiative du gouvernement français, SI, déjà présente sur les Oblasts impactés par l’explosion du barrage, a immédiatement cherché à intervenir en urgence dans l’un de ses domaines d’expertise : l’accès en eau et assainissement. La mission et le siège de SI se sont mis en contact avec différents bailleurs de fonds afin de connaitre leurs stratégies et savoir si des fonds supplémentaires étaient disponibles. Cette démarche s’est faite tout en utilisant des lignes budgétaires disponibles, afin de mener sans attendre des évaluations, de mieux comprendre les réponses apportées par le gouvernement Ukrainien, et d’intervenir de façon pertinente sur des zones non couvertes. Dès le 8 Juin, la mission SI Ukraine identifiait le besoin de systèmes d’ultrafiltration sur des zones rurales ou semi-urbaines non couvertes. Cela permettait de renforcer les activités de « water trucking[1] » de SI en utilisant l’eau sur place, plutôt que de devoir la faire venir de loin. Ce même 8 juin, la fondation Veolia a contacté SI pour confirmer que le CDCS pourrait financer la logistique et le transport des Aquaforce 2000. Le 12 Juin, feu vert du CDCS, et un accord technique entre SI et la fondation Veolia est donné, permettant l’acheminement des 5 Aquaforce 2000 vers la Pologne, à charge pour SI de les acheminer vers l’Ukraine et de supporter les coûts de formation à Lviv (voir plus bas).

Cette réactivité a été possible, car le partenariat entre la fondation Veolia et SOLIDARITES INTERNATIONAL est ancien. Celui-ci a débuté en 2007 au sud du Soudan, dans la ville de Malakal (aujourd’hui au Soudan du Sud), où Veoliaforce installe alors une station de traitement de l’eau pour 15.000 personnes. Depuis, la fondation Veolia a soutenu les projets de l’association en RDC (programme de lutte contre le choléra mené à Kalemie au Katanga et à Uvira au sud-Kivu), en Côte d’Ivoire, aux Philippines, au Mali, au Mozambique, au Cameroun, en France, au Liban… Et maintenant en Ukraine. Comme le résume Thierry Vandevelde, Délégué général de la fondation Veolia, également membre et président du collège des fondations du CNDSI (Conseil national pour le développement et la solidarité internationale) « S’agissant du partenariat avec SI et de l’opération en Ukraine, on peut dire que c’est une très belle illustration de notre capacité à travailler ensemble, ONG et acteur du privé. Il y a un besoin et, ensemble, on est plus réactifs, plus efficaces et on gagne en expertise. Chacun apporte ce qu’il a de meilleur ».
Pour la direction opérationnelle de SOLIDARITES INTERNATIONAL, le partenariat avec la fondation Veolia représente « une complémentarité technique appréciable pour nous permettre des interventions en urgence ou en post-urgence (comme celle en Ukraine) à des coûts raisonnables, ainsi qu’un accès à des matériels, une formation et un appui technique que nous ne maitrisons pas toujours. C’est aussi, sur le terrain, une porte d’entrée « technique » pour le dialogue avec les autorités locales, comme les services techniques ukrainiens, permettant de rentrer dans des logiques de partenariat institutionnel ». Kevin Goldberg, Directeur général de cette ONG, souligne que « la fondation Veolia compte parmi les partenaires clés de SOLIDARITES INTERNATIONAL. Au-delà de son soutien financier et de la mise à disposition de matériel technique efficace en situation d’urgence et de post-urgence, la fondation permet à nos équipes de s’appuyer sur des experts particulièrement aguerris, qui ne craignent pas de confronter leurs savoir-faire à des situations souvent d’une gravité exceptionnelle. Elle est aussi un vrai catalyseur d’innovation ».

Ce partenariat implique souvent l’envoi sur le terrain, en soutien des équipes de SOLIDARITES INTERNATIONAL, de volontaires Veoliaforce (les volontaires Veoliaforce sont des collaborateurs du groupe Veolia mis à disposition sur leur temps de travail). Ce fut le cas pour cette opération en Ukraine, avec le départ de Marie Gaveriaux, 33 ans, ingénieur, diplômée d’une école de chimie, et arrivée chez Veolia en 2013. Marie, qui connaissait déjà SI pour avoir réalisé sa première mission Veoliaforce au Mozambique en 2019 avec cette association humanitaire, est partie rejoindre, du 26 au 30 juin dernier, les équipes de celle-ci à Lviv en Ukraine. Comme elle le relate : « J’ai a été contactée par le responsable des opérations de la fondation Veolia le vendredi 16 Juin, pour un départ le dimanche 25 Juin. Ce fut pour moi un « oui » sans hésitation, étant engagée depuis de nombreuses années en faveur de l’accès à l’eau pour tous ». Le but précis de sa mission était de « former les équipes SI au déploiement, à l’opération et à la maintenance des Aquaforce 2000, les stations de potabilisation d’eau en urgence développées par la fondation Veolia, déployées ensuite dans la zone impactée par l’explosion du barrage afin de soulager la pénurie d’eau potable résultante ». Pour Marie, si cette formation comporte une partie théorique, avec des modules dédiés à l’évaluation des besoins, la sélection du site de production ou encore la chimie de l’eau, « c’est avant tout une formation pratique et de terrain, avec un déploiement complet de la station et de nombreux exercices de simulation. Une formation réussie est une formation où les stagiaires boivent de l’eau potable qu’ils ont eux-mêmes produite ! ». Ce qui a marqué Marie lors de cette mission, « c’est avant tout l’engagement fort et inconditionnel des membres de la mission Ukraine de SI. Certains sont Français, d’autres Ukrainiens, mais tous travaillent vers le même objectif : mettre à disposition le plus rapidement possible une réponse à la pénurie d’eau potable et soulager les populations affectées. Cela se ressent pendant notre formation : la motivation et la concentration sont là, ils veulent absorber le maximum d’information et être les plus opérationnels possibles. Ils posent beaucoup de questions et se projettent déjà dans le déploiement des machines aux environs du barrage, ce qui nous a permis d’adapter certains éléments de la formation à ce contexte particulier et d’anticiper certaines difficultés techniques qui pourraient y être rencontrées. On sent que les équipes sont soudées et qu’on travaille tous vers un but commun. L’engagement est au rendez-vous, et c’est une véritable fierté pour moi de pouvoir participer à ce type de missions, qui donnent un vrai sens à mon métier ».*

Mais qu’est-ce que cette Aquaforce 2000, concrètement ? Unité mobile de traitement de l’eau, l’Aquaforce 2000 permet de fournir 20 litres d’eau potable par personne et par jour à une population de 2000 personnes. L’eau traitée est généralement pompée dans des cours ou plans d’eau. Les 5 stations mobiles de potabilisation mises en place en Ukraine permettent chacune de traiter jusqu’à 40.000 litres de production d’eau potable par jour, soit 20 litres par jour pour une population de 10.000 personnes. Marie Gaveriaux souligne « qu’elles sont compactes, robustes et simples d’utilisation, ce qui permet de les déployer dans des contextes complexes tels que des zones difficiles d’accès, des camps de réfugiés ou des zones ayant été impactées par des catastrophes naturelles. D’autre part, elles sont capables de traiter une large gamme de qualité d’eau brute, ce qui permet de trouver presque à coup sûr une ressource utilisable sur le terrain ».
Le déploiement sur le terrain de ces Aquaforce 2000 par SI se fait progressivement. SI a conclu un accord avec les autorités ukrainiennes de l’Oblast de Dnipropetrovska, grâce à un prêt temporaire de deux Aquaforce (SI étant responsable de l’installation, de l’exploitation et de la maintenance). Une Aquaforce a été installée dans l’été et la seconde est opérationnelle depuis le 18 septembre. L’objectif est de traiter les eaux fournies par la compagnie locale des eaux, afin d’assurer l’accès à l’eau potable des populations impactées par la perturbation du service public après l’explosion du barrage de Nova Kakhovka. SI assure le fonctionnement des Aquaforce, tandis que les autorités ukrainiennes connectent un nouveau réseau d’eau. La première Aquaforce est installée sur le village de Topyla (enceinte du bâtiment municipal du Centre Culturel). La population des villages voisins de Topyla et Myrove est de 4.031 habitants. Le nombre de bénéficiaires est de 2.500 personnes. La seconde Aquaforce est mise en œuvre sur le village de Tomakivka (complexe hospitalier de la ville). La population du village de Tomakivka est de 7.500 habitants. Le nombre de bénéficiaires est d’environ 2.000 personnes. Plus au sud, sur la zone de Mykolaiv, une troisième Aquaforce 2000 prévue d’être déployée n’a pas pu l’être, car l’endroit possible est situé près de l’artillerie ukrainienne, et donc à proximité d’une frappe directe de l’aviation russe… Cette Aquaforce 2000 est en cours de transfert et déploiement sur la zone de responsabilité du bureau de Dnipro de SI, où des besoins en accès d’urgence à l’eau potable sont présents.

Damien Machuel, responsable des opérations de la fondation Veolia, résume, en forme de conclusion, cette opération de partenariat exemplaire : « Les inondations causées par la destruction du barrage de Nova Kakhovka représentaient à l’évidence une nouvelle difficulté à surmonter pour les populations vivant dans ces zones déjà lourdement affectées par plus d’un an de conflit. Nous avions bien en tête les enjeux humanitaires, mais aussi les difficultés logistiques et sécuritaires liées à une telle opération en zone de guerre. J’ai donc logiquement contacté SI, pour savoir si leurs équipes allaient répondre à cette crise avec un volet “production d’eau potable en urgence” en plus de leurs programmes réguliers en Ukraine. L’évaluation des besoins a orienté SI vers une stratégie de réponse sur plusieurs sites, en travaillant de façon mobile et réactive, afin de coller aux besoins et évolutions sécuritaires. L’appui du CDCS du Quai d’Orsay a été crucial, à la fois pour assurer la logistique, mais également pour permettre la venue de l’une de nos volontaires (programme de mécénat de compétences de la fondation Veolia) jusqu’à Lviv. Leur soutien a facilité la prise de décision, la mise à disposition de nos experts et, concrètement, l’envoi d’une collaboratrice Veolia dans un environnement de guerre. L’opération s’est montée avec une très grande fluidité et réactivité puisqu’il ne s’est écoulé que quelques jours entre le « GO » de SI et la tenue de la formation à Lviv par notre volontaire. C’est la force des partenariats que nous avons avec SI et le CDCS, et le fruit d’une collaboration engagée il y a plusieurs années ».
Confiance, réactivité, fluidité et efficience… La formule magique, entre partenaires privés, publics et humanitaires ?
Pierre Brunet
Ecrivain et humanitaire
Pierre Brunet est romancier et membre du Conseil d’administration de l’ONG SOLIDARITES INTERNATIONAL. Il s’engage dans l’humanitaire au Rwanda en 1994, puis en 1995 en Bosnie, et est depuis retourné sur le terrain (Afghanistan en 2003, jungle de Calais en 2016, camps de migrants en Grèce et Macédoine en 2016, Irak et Nord-Est de la Syrie en 2019, Ukraine en 2023). Les romans de Pierre Brunet sont publiés chez Calmann-Lévy : « Barnum » en 2006, « JAB » en 2008, « Fenicia » en 2014 et « Le triangle d’incertitude » en 2017. Ancien journaliste, Pierre Brunet publie régulièrement des articles d’analyse, d’opinion, ou des chroniques.
Utilisation d’une Aquaforce 2000 de Veolia près d’un village pour alimenter la population en eau potable en Ukraine avec Solidarités International.
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[1] Transport et approvisionnement en eau potable par camion.