Un article de Cyprien Fabre.

2023, c’est déjà loin, tout va tellement vite. Les acteurs humanitaires vivent dans un éternel présent. Il fait froid tout de suite en Arménie ou en Ukraine, il fait peur cette nuit aussi au Soudan, et la soif n’attendra pas demain à Mayotte ou ailleurs. Les humanitaires ne conduisent pas en regardant vers l’arrière, mais l’OCDE si.
Toutes les réponses humanitaires partout dans le monde, ce sont des milliers de projets individuels à agréger pour avoir une idée des montants globaux, pour mesurer et comparer. Après la signature d’un contrat, les montants déboursés sont comptabilisés par chacun des bureaux géographiques ou thématiques, mis ensemble par un ministère – Bercy pour la France – en envoyé à l’OCDE qui vérifie ligne par ligne que les projets correspondent à la définition de l’Aide Publique au Développement (APD), dont l‘assistance humanitaire est une partie importante.
C’est ainsi que mi-janvier cette année, l’OCDE a publié les chiffres officiels d’Aide Publique au Développement pour 2023. En 2023, cette APD se montait à 223,3 milliards USD, continuant une tendance haussière commencée en 2007. Cette hausse s’explique en partie par l’accroissement des financements humanitaires : +5,9 %.
Les plus grands bailleurs
Pour l’APD en général ou pour l’assistance humanitaire en particulier, la concentration reste toujours aussi importante. Les Etats-Unis d’abord (64,7 milliards USD d’APD, dont 14,5 milliards d’assistance humanitaire). Les financements humanitaires ont augmenté en volume et en pourcentage d’APD sous la première administration Trump, et il est difficile de prévoir ce qui va se passer désormais même à court terme. Bien plus loin derrière, l’Allemagne (37,9 milliards USD d’APD, dont 2,4 milliards d’assistance humanitaire) puis les institutions européennes (26,9 milliards USD d’APD, dont 3 milliards d’assistance humanitaire). En sixième position après le Japon et le Royaume uni, la France faisait partie en 2023 des ‘gros bailleurs’ (15 milliards USD d’APD, mais seulement 410 millions d’assistance humanitaire)
Cette concentration historique comporte des risques déjà connus. Une baisse d’un des plus grands contributeurs a le potentiel de déstabiliser tout le système du financement humanitaire, car cette baisse ne pourrait pas être compensée par la somme des contributeurs moyens ou plus modestes, si seulement ils le pouvaient et le souhaitaient. Les annonces budgétaires de 2024 et de 2025, déjà discutées dans les éditions précédentes de Défis humanitaires montrent que nous en sommes là. Les membres du Comité d’Aide au Développement (DAC) qui regroupe les principaux contributeurs d’APD, fournissent toujours et de loin la plus grande part de l’effort. Les bailleurs non-DAC, c’est-à-dire ne faisant pas partie de ce que l’on appelle parfois les ‘bailleurs traditionnels’ sont d’importants contributeurs à la solidarité humanitaire, mais les systèmes en place ne se traduisent pas par une forte prédictibilité. En 2023, le financement humanitaire des bailleurs non-DAC a été porté par la Türkiye, qui demeure au-delà des 5 milliards USD pour la septième année consécutive, puis par les Émirats arabes unis, qui passent de 278 millions USD en 2022 à 1 milliard en 2023.
L’APD française
L’APD française suit les mêmes tendances globales que les autres pays du CAD. Au-delà de la baisse d’APD globale en 2023, la France se caractérise cependant par des financements humanitaires significativement plus faibles. L’augmentation de ces fond humanitaires relevée dernièrement représentait une évolution intéressante, mais qui ne change pas réellement « l’effort humanitaire », lorsque les financements humanitaires passait de 2% à 4% de l’APD bilatérale française entre 2022 et 2023, toujours loin derrière la moyenne du CAD qui reste autour des 15%. Les deux graphiques qui ci-dessous montrent la nature de l’APD de la France puis des pays du CAD. (Les graphiques sont interactifs ici : FR Final 2023 statistics | Flourish)


Ou va cette aide ? En 2023, l’Ukraine a été pour la deuxième année consécutive le premier bénéficiaire de l’APD et d’autres financements concessionnels, avec 38,9 milliards USD, soit une augmentation de 28,5 % par rapport à 2022. L’Ukraine a reçu près de cinq fois plus d’aide de la part des membres du CAD que le deuxième bénéficiaire, l’Inde. Cela concerne aussi les financements humanitaires, qui, tout bailleurs confondus, ont augmenté de 23% en 2023, atteignant 3,5 milliards USD, le premier récipiendaire global.
D’autres pays reçoivent une assistance humanitaire conséquente. L’Éthiopie (1,6 milliard USD, +6%) Gaza recevait 1,7 milliard (+122%), la Somalie (1,2 milliard USD +51%), la RDC (1,2 milliard USD, +108%), le Soudan (865 millions USD, +19%)
D’autres pays reçoivent des montants humanitaires plus modestes, avec des variations importantes, en réaction aux événements de l’année. L’Arménie recevait 5 millions USD en 2022, mais 35 millions en 2023. Le Tchad a reçu 379 millions USD d’assistance, en hausse de 119% avec l’arrivée supplémentaire de réfugiés soudanais.
Souvenez-vous, 2023 a également été marquée par plusieurs catastrophes naturelles frappant des contextes déjà très fragiles comme la Libye, la Syrie ou la Papouasie-Nouvelle-Guinée, Madagascar, le Malawi ou la Tanzanie mais aussi le Maroc ou la Turquie. Dans tous ces contextes, y compris ceux qui reçoivent généralement peu d’aide, les financements humanitaires ont été importants.
Le Sahel central est resté à des niveaux similaires de financements humanitaire montrant que les différents coups d’état, s’ils ont eu un impact clair sur la coopération bilatérale pour le développement, affectent moins la réponse aux besoins humanitaires.
Avec 32% de baisse, l’Afghanistan reste à 1,4 milliard USD, un niveau d’assistance humanitaire encore bien supérieur au niveau de 2020 (562 millions USD). Au Yémen, l’aide baisse de 16% mais demeure élevée (1,4 milliard USD). Peu d’autres contextes de crise ont connu une baisse importante de financement humanitaire. Les pays qui recevaient peu d‘aide humanitaire en ont reçu moins, une tendance baissière notable en Irak depuis 2016, ou d’autres pays avec des trajectoires de développement plus établie (Sierra Leone, Liberia).
Qui délivre cette aide humanitaire ? les structures financières sont bien rôdées, construites par et pour des acteurs qui ont construits des mécanismes leur permettant de mobiliser des fonds rapidement. Les agences multilatérales mobilisaient en 2023 la moitié des fonds humanitaires, une tendance pourtant à la baisse. Ces mêmes agences mobilisaient 60% des fonds humanitaires en 2020. La part de financement humanitaire mobilisée par les ONGs demeure à peu près stable, à 28% en 2023.
Une évolution est notable avec des contributions de plus en plus importantes depuis 2021 à des projets de résilience marqués comme humanitaires, par exemple de la International Finance Corporation (IFC) en Afghanistan ou en Ukraine, sur des sujets de déplacement forcés ou de sécurité alimentaire. Ces canaux, marqués « autres » dans le graphique ci-dessus, atteignent 15% en 2023 alors qu’ils n’en représentaient que 3% en 2020.
Ainsi, à l’heure ou la classification des projets n’est pas toujours clairement humanitaire au sens « dunantien » du terme, où le long-terme et le court-terme s’entremêlent, de nouveaux acteurs apparaissent sur la scène financière humanitaire. C’est un mouvement qui va continuer, prenant en compte les baisses attendues d’APD classique, et même les changements conceptuels en cours sur la nature même de la coopération entre pays. Autant s’y préparer.
Cyprien Fabre est le chef de l’unité « crises et fragilités » à l’OCDE. Après plusieurs années de missions humanitaires avec Solidarités, il rejoint ECHO, le département humanitaire de la Commission Européenne en 2003, et occupe plusieurs postes dans des contextes de crises. Il rejoint l’OECD en 2016 pour analyser l’engagement des membres du DAC dans les pays fragiles ou en crise. Il a également écrit une série de guides “policy into action” puis ”Lives in crises” afin d’aider à traduire les engagements politiques et financiers des bailleurs en programmation efficace dans les crises. Il est diplômé de la faculté de Droit d’Aix-Marseille.
Je vous invite à lire ces articles publiés dans l’édition :
-
- Arménie, récit d’une solidarité avec des livres
- L’humanitaire au défi des financements et des principes. Entretien exclusif avec Pauline Chetcuti, Présidente de VOICE & Maria Groenewald, Directrice de VOICE.
- Cyclone Chido à Mayotte : Catastrophe climatique… l’humanitaire à l’épreuve… Un article de Pierre Brunet.


