La conférence nationale humanitaire 2020 : des avancées incontestables sur le plan du droit

La cinquième Edition de la Conférence Nationale Humanitaire (CNH) s’est tenue le 17 décembre 2020. Si les contraintes sanitaires ont pesé sur elle, notamment par son organisation totalement en distanciel (sauf la table-ronde finale), la volonté du Centre de Crise et de Soutien (CDCS) du Ministère de l’Europe et des Affaires Etrangères (MEAE) de l’organiser envers et contre tout – en étroite collaboration avec les ONG humanitaires françaises – doit être saluée.

Déclaration du Président de la République lors de la 5ème Conférence Nationale Humanitaire en vidéo conférence, ©Judith Litvine/MEAE

Plusieurs des sujets figurant à son ordre du jour attendaient – depuis longtemps – une expression publique dans un cadre quasi-institutionnel, ainsi que des commencements de réponses. Face aux inquiétudes croissantes du milieu humanitaire, elle a ainsi permis d’utiles clarifications et des accélérations bienvenues de chantiers parfois engagés depuis plusieurs années (comme celui des transferts bancaires). Sur d’autres, elle a favorisé des ouvertures, désormais à travailler et concrétiser. Elle a donc bien joué son rôle d’ “enceinte de dialogue”[1] associant l’ensemble des actrices et acteurs de l’action humanitaire : c’est à dire l’Etat, les ONG, les Fondations, le Mouvement Croix-Rouge/Croissant-Rouge, les agences humanitaires des Nations Unies, la DG ECHO de la Commission Européenne.

Cette CNH a regroupé plus de 500 participants qui s’y sont connectés, totalement ou partiellement, durant son déroulement. Soit – il faut le noter – un nombre bien supérieur à ce que les capacités d’accueil physiques du lieu où elle se déroule habituellement auraient autorisé.

A bien des égards, elle marque un tournant. D’abord parce que pour la première fois elle a été conclue par un Président de la République, ce qui – incontestablement – rehausse sa place et conforte son influence Emmanuel MACRON a -partant- tenu un engagement pris de longue date, et ce en dépit des effets du COVID-19 dont il ressentait, ce jour-là, les premières atteintes. Ensuite, parce que vis-à-vis des demandes des acteurs humanitaires, les pouvoirs publics se sont montrés à l’écoute et que des annonces importantes (synthétisées dans le discours présidentiel de clôture) ont été exprimées.

En dresser un bilan complet reste néanmoins encore délicat, compte tenu du faible recul temporel – au moment de la rédaction de cet article – par rapport à sa tenue. Au delà des futurs aspects opérationnels, il est néanmoins possible en adoptant la focale du droit d’en relever plusieurs éléments marquants. Car – et c’est un autre fait saillant – la CNH a été fortement illustrée par l’importance du fait juridique. Caractéristique qui se retrouve dans plusieurs des 17 engagements pris par le Chef de l’Etat.

 

1. Promotion de la primauté du Droit International Humanitaire (DIH)

Lancement de la place du DIH

Tout au long de la journée, l’importance du DIH et de son plein et entier respect a été fortement mise en relief, avant que l’intervention présidentielle la souligne à son tour. Ce qui amplifie l’investissement de la France dans ce domaine. Cela paraît aller de soi pour les humanitaires, mais va -toujours- mieux en le disant. Surtout lorsque des dispositifs concrets sont ou vont être mis en œuvre, traduisant dans la pratique – au delà du déclaratif – les engagements pris. Les actions étatiques de promotion du DIH au sein des forces armées et plus globalement de sensibilisation à celui-ci de l’ensemble des services relevant de l’Etat, mais aussi de la société civile seront désormais beaucoup plus structurées. Elles relèvent d’un programme concret qui se décline et se déclinera dans le temps. Il impliquera autant les administrations que les universités,  les chercheurs que le monde associatif, les entreprises que les enseignants. Cela devrait permettre un renforcement de son application et surtout une meilleure compréhension de son rôle fondamental, ainsi que de ses enjeux.

Représentant Spécial à l’Action Humanitaire

Au titre de cette volonté politique vis-à-vis du DIH, la création d’un poste de Représentant Spécial à l’Action Humanitaire auprès du Secrétaire Général des Nations Unies (SGNU) – et plus particulièrement du SGNU Adjoint aux Affaires Humanitaires – comportera nécessairement aussi une dimension juridique. En effet, ce Représentant Spécial devrait avoir dans son champ de mission les aspects du droit humanitaire relatifs à l’action sur le terrain des organisations humanitaires et de leurs employés. Puisque ces acteurs s’appuient sur le DIH afin – dans le respect des principes humanitaires (notamment d’impartialité, d’indépendance et de neutralité) – d’accéder aux populations en souffrance et de légitimer juridiquement leurs interventions.

Plusieurs autres principales annonces conclusives de la CNH comportent elles aussi de notables traits juridiques.

 

2. Mesures d’ordre pénal

Lutte contre l’impunité des agresseurs des travailleurs humanitaires

Les assassinats et agressions commis contre les travailleurs humanitaires tout au long des onze mois précédant la tenue de la CNH ont profondément marqué la communauté de l’aide. Particulièrement le massacre de sept employés de l’ONG ACTED (6 français et 1 nigérien) au Niger le 9 août 2020, ainsi que d’autres meurtres au Nigeria ou en RDC. Face à cette montée des risques extrêmes, la question de l’impunité quasi-générale dont profitent les auteurs et commanditaires de tels crimes impose d’aller au delà des seules mesures techniques de renforcement de la sécurité des personnels.

 

Charline, Antonin, Myriam, Stella, Léo, Nadifa, Kadri Abdou Gamatche, Boubacar Garba Soulay. Victimes de l’attaque du 9 août 2020 au Niger.

Faire cesser le scandale de l’impunité en se donnant les moyens de la combattre devient désormais crucial. A la fois pour que justice soit rendue, mais aussi en tant qu’instrument de dissuasion ou – à tout le moins – de limitation de tels actes. Le pôle “Crimes contre l’Humanité crimes et délits de guerre” du Parquet National Anti-Terroriste (PNAT) pourrait se voir confier de ce fait en 2021 de nouvelles fonctions. La question d’une incrimination spécifique différente de celle de “terrorisme ” a été débattue au cours de la Conférence. Les ONG humanitaires – particulièrement parce que cela reflète aussi une forte sensibilité de leurs employés – devraient être attentives aux évolutions attendues en ce sens.  Au delà – et en vue de faire cesser ce scandale de l’impunité – certaines réfléchissent à mutualiser les informations recueillies par chacune sur les potentiels auteurs commanditaires et complices de ces exactions. Afin de constituer des bases de données fiables et enrichies en permanence. L’initiative de création d’une structure dédiée n’a pas été tranchée lors de la CNH, mais la réflexion est en cours et l’Etat serait susceptible d’y prendre sa part.

Prévention de la criminalisation de l’aide

La menace de criminalisation des acteurs humanitaires – du fait du développement et du renforcement des normes légales tant nationales qu’internationales visant à lutter contre le terrorisme – est aujourd’hui une réalité, source de préoccupation croissante dans le milieu. Elle a aussi été largement débattue tout au long de la CNH. De ce point de vue, l’affirmation par Président de la République de la spécificité de la mission humanitaire à travers la tâche confiée au Garde des Sceaux, Ministre de la Justice, de rédaction et diffusion d’une circulaire à l’ensemble des Procureurs de la République la rappelant constitue un signal positif et fort.

Elle devrait permettre – dans le contexte de l’anti-terrorisme (en soi légitime, bien entendu) de limiter drastiquement les risques de poursuites pénales. sans justification. D’autant que – de leur côté – le CICR, la grande majorité des ONG et des Organisations Croix-Rouge/ Croissant-Rouge, ont mis en place depuis plusieurs années des dispositifs de contrôles internes et externes particulièrement élaborés sur ce plan. Il serait bienvenu que – dans le processus d’élaboration de la circulaire – des échanges et un dialogue aient lieu avec les représentants des ONG françaises.

Commission Technique Paritaire

La création d’une Commission Technique Paritaire – pareillement annoncée par le Président de la République – inclura probablement aussi cette dimension de lutte contre l’impunité. Cependant sa problématique étant plus large ses aspects juridiques restent à préciser. En tout cas, il semble avéré qu’elle aura notamment pour compétence de suivre les enquêtes sur les agressions contre les humanitaires et de se faire le relais des organisations et des familles auprès des services de police et de gendarmerie, ainsi que des magistrats.

 

3. Dispositions administratives et de sécurisation financière

4ème Conférence Nationale Humanitaire, 2018 ©F. de La Mure

Transferts bancaires et régimes de sanctions

Un autre volet important des conclusions de la CNH réside dans l’annonce de la mise en place de solutions pratiques dans un délai court (6 mois) en vue de remédier aux considérables difficultés que rencontrent les ONG pour effectuer des transferts bancaires vers certaines zones de la planète, sous sanctions ou embargos. Elles passeront probablement par la construction d’un mécanisme tripartite (Etat/ ONG / Banques) proposé depuis 2017 par les humanitaires français.

Le droit constituera – à cet égard – un utile outil de cadrage d’un dispositif pratique. Qu’il s’agisse de la nature et du contenu des documents à fournir ou des règles de conformité applicables (afin de mettre un terme à des pratiques de sur-conformité qui – l’a reconnu Emmanuel MACRON- “entravent indûment l’action” des Organisations). Ou encore de la sécurisation à assurer aux établissements financiers afin de lever leurs craintes de se voir poursuivis sur une base extra-territoriale (notamment de la part du gouvernement des Etats-Unis) sous l’accusation de financement direct ou indirect de structures terroristes.

Criblage et exemption humanitaire

Quant à l’extension continue – particulièrement à la demande des bailleurs de fonds publics français comme européens ou internationaux – des exigences de criblage [ou screening dans le langage de l’aide] vis-à-vis des agences humanitaires, elle a été un aspect essentiel aussi bien des travaux préparatoires à la Conférence que de plusieurs de ses tables-ronde et de nombreuses interventions lors de celles-ci. Il se sont traduits par une demande forte et explicite de reconnaissance légale d’une “exemption humanitaire“. Cette demande a été appuyée – lors de la CNH – aussi bien par le Président du CICR Peter MAURER que par le SGNU Adjoint Mark LOWCOCK. L’adoption récente par le Parlement suisse de dispositions de ce type (et de façon voisine par un Etat africain, le Tchad) a été citée en référence. Cependant, le Président MACRON a écarté la mise en place d’une exemption généralisée, particulièrement dans les zones soumises à un régime de sanctions. Il a affirmé sa préférence pour un traitement “au cas par cas“.

Si les ONG françaises ont éprouvé une incontestable déception de ne pas voir reconnu un principe d’exemption, elles ont néanmoins pris acte que la problématique d’un mécanisme dérogatoire est admise et comprise. Par conséquent, durant les mois à venir, il va s’avérer nécessaire de travailler avec les pouvoirs publics – particulièrement le CDCS – et l’autre grand bailleur public national de l’aide, l’Agence Française de Développement (AFD) sur les critères à déterminer pour ce “cas par cas“. A cet égard, un dispositif normatif devra nécessairement être mis en place, tant pour les objectiver qu’afin d’éviter des ruptures d’égalité et de sécuriser juridiquement les organisations. C’est d’autant plus nécessaire que la distinction parfois avancée par certains bailleurs entre “aide humanitaire” et “aide au développement” constitue une zone grise, sans véritable fondement en droit, outre que nombreux sont les projets sur le terrain amalgament ces deux volets.

 

Plus encore, peut-être que ses devancières, cette 5ème CNH loin d’être un aboutissement va constituer durant l’année à venir et la majeure partie de la suivante (2022) une source et une référence auxquelles l’ensemble du secteur humanitaire va s’alimenter. Si -probablement – elles vont continuer à mettre en avant dans leurs relations avec l’Etat et les diverses administrations ce qu’on pourrait dénommer les 4P (plaidoyer / pédagogie / propositions / pratiques), les 3ème et 4ème P vont constituer désormais, un axe essentiel, autant sous l’angle organisationnel que normatif. Car cette CNH a montré – de manière exemplaire – que en ces temps d’incertitudes multiples et de besoins humanitaires démultipliés, sinon surmultipliés ,les acteurs ne sauraient se contenter de rester au stade du déclaratif ou du démonstratif. L’impératif – et rapidement – est de conceptualiser du normatif, puis de le mettre en œuvre afin de faciliter l’opérationnalité.

 

Philippe Ryfman


Qui est Philippe Ryfman ?

Philippe Ryfman

 

Philippe Ryfman est spécialiste des questions non gouvernementales et humanitaires sur la scène internationale. Avocat au Barreau de Paris, spécialiste en droit des associations et fondations ainsi qu’en droit humanitaire et Expert-Consultant, il est aussi professeur et chercheur associé honoraire à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne. Co-fondateur et Coordinateur du Forum Espace Humanitaire (FEH). Il travaille – au sein d’équipes et groupes de réflexion – sur la prospective stratégique du milieu ONG et de l’action humanitaire à l’horizon 2030. Auteur de divers ouvrages  ” Dernier paru, en co-direction avec S. Szurek & M. Eudes : Droit et Pratique de l’action humanitaire, Paris, LGDJ, 2019. Dernier article publié : « Se donner les moyens de lutter contre l’impunité des agresseurs de travailleurs humanitaires », Alternatives Humanitaires, n° 15, 11/20.

 

 

 


[1] Terme employé sur le site de France Diplomatie dans la page de synthèse des résultats de la CNH

 

  Pour en savoir plus sur la CNH :

Se donner les moyens de lutter contre l’impunité des agresseurs de travailleurs humanitaires.

Une tribune de Philippe Ryfman, parue dans Alternatives Humanitaires, le 26 novembre 2020.

 

 

 

 


Philippe Ryfman Spécialiste des questions non gouvernementales et humanitaires

Un été meurtrier. Les nombreux assassinats de travailleurs humanitaires survenus ces derniers mois ont relancé le débat dans le milieu de l’aide. À l’acceptation des risques et au renforcement des protocoles de sécurité, faut-il ajouter des mesures de protection juridique ? Philippe Ryfman expose son point de vue, en s’interrogeant sur une qualification spécifique et en mettant l’accent sur le scandale de l’impunité.

Sept travailleurs humanitaires (six français et un nigérien) en poste au Niger pour l’organisation non gouvernementale (ONG) ACTED et leur guide ont été assassinés à Kouré, à proximité de Niamey, le 9 août 2020. Ils voulaient simplement profiter d’un temps de détente, avant de reprendre un travail harassant et à haute intensité au service de populations vulnérables. Il s’agit d’un massacre, terme adéquat pour une exécution délibérée, de sang-froid et dans des conditions atroces. Ne pas nommer exactement la scène de crime relève d’une litote malsaine et critiquable.

Un sujet chassant l’autre, cette tuerie ne fait déjà plus l’actualité, même si elle y a opéré un bref retour avec sa revendication par l’État islamique le 17 septembre. Pourtant, si de dignes et justes hommages ont été rendus aux victimes, ce crime absolu ne saurait aucunement relever d’une fatalité inéluctable, autre manière de l’euphémiser. Au contraire, son extrême gravité doit inciter à y revenir et à engager une réflexion de fond sur sa véritable nature et partant les mesures à adopter pour prévenir sa répétition. Car il est loin de représenter un acte isolé.

Une statistique publiée quelques jours plus tard à l’occasion de la Journée mondiale de l’aide humanitaire le 19 août (date commémorative d’un autre massacre(1)) le confirme. Elle fait en effet état d’une augmentation sur l’année écoulée de 18 % du nombre de victimes (tuées, blessées ou enlevées) chez les humanitaires : 2019 a été ainsi la plus violente depuis la création de cet outil de mesure(2). En dépit d’analyses parfois ambiguës, les attaques contre le personnel humanitaire – quels que soient sa nationalité, religion, genre, couleur de peau – ne sont donc le plus souvent ni le fruit du hasard ni des phénomènes exceptionnels. Au contraire, elles témoignent de la volonté délibérée de commanditaires et de donneurs d’ordre, qu’il s’agisse d’États ou de groupes armés, de cibler celui-ci.

D’autres agressions ont eu lieu peu avant comme depuis le massacre de Kouré. En juillet, au Nigeria, cinq humanitaires – dont un salarié d’Action contre la Faim – enlevés en juin par un groupe affilié à l’État islamique en Afrique de l’Ouest étaient tués par leurs ravisseurs. Le 10 août, le directeur de l’ONG Agronomes et Vétérinaires Sans Frontières au Guatemala, mourrait dans un guet-apens tendu dans le nord-est du pays. Le 16 septembre, l’attaque par un groupe armé d’un convoi humanitaire de l’ONG World Vision au Nord-Kivu (République démocratique du Congo [RDC]) a causé la mort d’un travailleur humanitaire, un autre étant grièvement blessé. Deux jours plus tard, trois employés de Caritas étaient kidnappés, toujours dans l’Est de la RDC. Cette litanie d’agressions, enlèvements, assassinats et de massacres n’est pas acceptable. Elle n’est pas réductible à la seule problématique du risque sécuritaire.

Certes, ce macabre dénombrement recoupe une dimension mathématique intrinsèque : la progression constante du volume de l’aide humanitaire annuellement délivrée sur la planète (il a décuplé en dix ans) influe mécaniquement sur les ressources humaines en charge de sa délivrance. Toutefois, cet aspect est hiérarchiquement mineur par rapport à la cause principale de l’insécurisation croissante de leur cadre de travail. C’est-à-dire la dégradation accélérée tant de l’acceptabilité que de l’acceptance – soit l’assentiment à la présence, et leur réception – d’acteurs impartiaux, neutres et indépendants par les différents protagonistes de conflits armés. Ce recul – s’il n’est pas une première historiquement – prend aujourd’hui des formes de radicalité extrême, alors qu’auparavant on observait essentiellement des refus d’accès, des expulsions ou encore des emprisonnements ou des séquestrations à durée limitée.

Ce rejet de l’aide humanitaire a des causes variées : juridiques (ignorance ou remise en cause du droit international humanitaire), sociologiques, anthropologiques, culturelles, religieuses. Pour y faire face et protéger leurs employés, les acteurs humanitaires – ONG, composantes du Mouvement Croix-Rouge/Croissant-Rouge, agences spécialisées des Nations unies – ont progressivement mis en place un assortiment de mesures individuelles et collectives combinant normes de sécurité drastiques, sélection de nationalités, interculturalité, dialogue au plus près du terrain avec les communautés, groupes sociaux, sociétés civiles, leaders, religieux, belligérants. La tragédie de Kouré va certainement conduire à un nouveau renforcement de ce dispositif technique(3) et à la reformulation, déjà récurrente, d’une demande de protection juridique accrue(4). Toutefois, face à cette montée des risques extrêmes, dans laquelle le facteur politico-idéologique devient prégnant – ce serait se voiler la face que de l’occulter –, cela ne constituera qu’une réponse partielle à l’impunité quasi générale des auteurs et commanditaires de tels crimes.

Dès lors, combattre celle-ci en s’en donnant les moyens devient crucial. À la fois pour que justice soit rendue, mais aussi en tant qu’instrument de dissuasion ou du moins de limitation de tels actes. Lutter contre cette impunité, c’est d’abord faire preuve de clarté dans la qualification exacte sur le plan pénal, pareillement sans euphémisation. À cet égard, le fait d’avoir confié, en France, l’enquête judiciaire au Parquet national antiterroriste (PNAT) appelle de sérieuses réserves. Certes, ce massacre de masse présente des similitudes avec divers actes de terrorisme de ces dernières années, mais l’y réduire revient à assimiler cette catégorie de criminels à des auteurs d’attentats parmi d’autres.

Plutôt que l’incrimination de « terrorisme », n’aurait-il pas fallu retenir celle de « crime contre l’humanité » ? Ce qui aurait alors conduit à confier les investigations au pôle « Crimes contre l’humanité, crimes et délits de guerre », lui-même rattaché au PNAT. Si l’extension de la notion de crime contre l’humanité aux attaques contre les humanitaires fait certes débat – y compris au sein et entre organisations –, elle mériterait néanmoins d’être considérée. Après tout, il s’agit de civils, objets de meurtres ou d’autres actes inhumains dans nombre de cas pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire des tiers impartiaux. En outre, l’incrimination de « crimes de guerre » est, elle, déjà admise (dans le cadre de leur définition) pour les agressions visant les personnes dites « protégées », dont le personnel humanitaire fait précisément partie (voir Protocole additionnel I de 1977 aux Conventions de Genève). Enfin, certaines infractions criminelles requièrent une désignation particulière, afin de les combattre plus efficacement. Le débat ouvert ces dernières années autour de la notion de « féminicide », en France comme dans d’autres pays, en est une illustration.

L’absence de caractérisation distinctive de l’homicide d’un humanitaire vient, en tout cas, de montrer ses redoutables retombées avec la remise en liberté le 3 septembre 2020 – dans le contexte des exigences formulées par les talibans en Afghanistan – des deux auteurs de l’assassinat de Bettina Goislard, une ressortissante française qui était la représentante du Haut Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés à Ghazni, en 2003. En dépit des efforts de la diplomatie française, cette libération n’a pu être empêchée. Il aurait pu en aller différemment avec une spécification ad hoc.

Les ONG ne devraient pas s’en remettre uniquement aux États, aux organisations internationales ou aux juridictions, mais au contraire prendre elles-mêmes les choses en main.

Au-delà – et en vue de faire cesser le scandale de l’impunité – les ONG ne devraient pas s’en remettre uniquement aux États, aux organisations internationales ou aux juridictions, mais au contraire prendre elles-mêmes les choses en main. D’abord en construisant une coalition – avec l’appui de chercheurs, d’experts et de citoyens – pour faire reconnaître la spécificité des exactions contre les humanitaires en situation de conflit armé, de manière qu’une politique pénale appropriée en découle. Ensuite en documentant, en échangeant et en mutualisant les informations que chacune recueille sur leurs potentiels auteurs, commanditaires et complices, afin de constituer des bases de données fiables et enrichies en permanence.

Ces dernières années, plusieurs organisations humanitaires ont commencé à y travailler(5). Toutefois, elles l’ont fait à leurs niveaux respectifs, sans échanges véritables, ni mutualisation, ni partage des mêmes codes. L’aggravation du risque et l’exigence de justice devraient les amener à passer à un stade supérieur et à prendre des initiatives fortes. Cette mobilisation devant s’inscrire dans la durée pour être efficace, elle pourrait passer par la création d’une structure collective, dotée de moyens suffisants, sous forme d’un centre spécialisé. Il appuierait à la fois le plaidoyer en la matière et documenterait, centraliserait, partagerait les données recueillies sur les exactions subies et leurs auteurs ainsi que commanditaires présumés, avant de les communiquer (le cas échéant) à des juridictions nationales ou internationales. Divers précédents historiques attestent de la pertinence d’une telle méthode, du Centre Simon Wiesenthal ou de l’action de Beate et Serge Klarsfeld pour l’identification et la poursuite d’acteurs civils ou militaires de la Shoah, au Collectif des parties civiles pour le Rwanda des époux Gauthier. En montrant le chemin, les ONG françaises – comme souvent – joueraient un rôle pionnier.

1. L’attentat à la bombe perpétré contre le Bureau des Nations unies à Bagdad (Irak), le 19 août 2003. Parmi les vingt-deux victimes se trouvaient plusieurs travailleurs humanitaires. Symboliquement, depuis 2008, cette date a été retenue par les Nations unies pour l’hommage annuel à l’engagement et au dévouement des personnels des organismes d’aide.
2. Organisation mondiale de la Santé, « Journée mondiale de l’aide humanitaire 2020 : hommage aux travailleurs humanitaires en première ligne », 19 août 2020, https://www.who.int/fr/news/item/19-08-2020-world-humanitarian-day-2020-a-tribute-to-aid-workers-on-the-front-lines
3. C’est-à-dire, probablement, une accentuation du recours aux technologies de distanciation (drones, véhicules autonomes, robots…), au traçage et à la géolocalisation en temps réel de tous les déplacements, ainsi qu’à leur éclatement en microgroupes circulant dans des véhicules séparés. La conséquence indirecte, mais inévitable, en serait de réduire la dimension de solidarité humaine, d’échange, de dialogue et de partage des travailleurs de l’aide avec les populations vulnérables destinataires de celle-ci.
4. Il a beaucoup été question en septembre 2020 d’un projet de résolution de l’Assemblée générale des Nations unies (AGNU) ou du Conseil de Sécurité (CSNU) rappelant diverses normes du droit international humanitaire à ce propos, voire les redéfinissant. La tenue purement virtuelle – du fait de la pandémie de la Covid-19 – de l’AGNU, la paralysie du CSNU du fait des rivalités entre puissances et surtout les désaccords sur le contenu d’une telle résolution – y compris à l’intérieur de la communauté humanitaire – n’ont débouché à ce jour sur aucune initiative concrète.
5. Par exemple, Action contre la Faim-France à la suite du massacre de dix-sept de ses employés en 2006 à Muttur, une ville de l’Est du Sri Lanka. Durant des années, l’ONG a accumulé et recoupé une série d’informations sur les possibles commanditaires et auteurs présumés de cet autre crime de masse. Voir sur le sujet le remarquable documentaire d’Anne Poiret, fort symboliquement intitulé « Muttur : crime contre l’humanitaire » (Prix Albert Londres 2007). Pareillement, l’ONG ACTED a beaucoup documenté l’assassinat par décapitation revendiqué par l’État islamique de l’un de ses employés, britannique, en Syrie le 14 septembre 2014.

 

Biographie • Philippe Ryfman

Philippe Ryfman est spécialiste des questions non gouvernementales et humanitaires sur la scène internationale. Avocat au Barreau de Paris, il est aussi professeur et chercheur associé honoraire à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne. Dernier ouvrage paru, en codirection avec Sandra Szurek et Marina Eudes : Droit et Pratique de l’action humanitaire, LGDJ, 2019. Il est également membre du conseil d’orientation de la revue Alternatives Humanitaires. 

Philippe Ryfman sur Défis Humanitaires :

“Entretien avec Philippe Ryfman, co-directeur du Traité de droit et pratique de l’action humanitaire”.

Géopolitique de l’action humanitaire.