Forum Espace Humanitaire, où en sommes-nous ?

Participants au FEH du 28 au 30 avril 2022 à la Fondation Mérieux à Annecy.

Alain Boinet : Suite au 9ème FEH, peux-tu nous rappeler les raisons qui ont conduits à sa création en 2011, comment il s’organise et quel était l’enjeu du récent Forum qui a eu lieu du 28 au 30 avril à la Fondation Mérieux à Annecy ?

Benoit Miribel : Une convergence de facteurs a permis la création du Forum Espace Humanitaire (FEH) en 2009.

Je pense en particulier à la suppression du HCCI en 2007 qui nous incite à nous donner les moyens de poursuivre nos réunions mensuelles par nos propres moyens. Cela amènera la formalisation du Groupe de Réflexion Urgence et Post-Crise (GRUPC) en 2008. Je pense également au contexte post-tsunami avec des prises de position contradictoires entre MSF et la plupart des organisations humanitaires y compris la Croix-Rouge. Cela nous questionna sur l’intérêt de partager entre dirigeants humanitaires certaines de nos préoccupations et analyses de façon constructive, sans media interposés. Il y avait également à l’époque de nombreux débats avec la volonté des Nations Unies de réformer le cadre d’organisation de l’action humanitaire mondiale, notamment avec une approche en « clusters ». Je pense aussi bien sûr au rapport commandé en 2009 par Bernard Kouchner sur l’action humanitaire et ses enjeux. Par les analyses et recommandations soulevées à l’époque, il a indéniablement été fédérateur d’une nouvelle dynamique de collaboration entre acteurs humanitaires et partenaires publics.

Quelques précisions peut-être pour expliquer comment ces 3 facteurs, non exhaustifs, ont participé à l’émergence du Forum Espace Humanitaire (FEH).

Il est clair que la suppression du Haut Conseil de la Coopération Internationale (HCCI) en 2007, sous la présidence de Nicolas Sarkozy, nous a poussée à vouloir continuer de nous retrouver chaque mois pour poursuivre la dynamique que nous avions développée dans cette enceinte. J’avais hérité de la présidence de cette 12ème Commission HCCI dédiée à l’Urgence et Post-Crise, en tant que DG ACF, à la suite de Michel Brugière (DG MDM). Face à la clôture du HCCI, nous avons été plusieurs à vouloir continuer à nous réunir. Alors, on a décidé de nous donner rendez-vous chaque mois à tour de rôle dans l’une de nos organisations. Je me souviens que parmi les piliers de cette dynamique, il y avait notamment Anne Héry, Philippe Ryfman, Stéphanie Daniel-Genc, Martin Spitz, Jean-Bernard Véron et Gisèle, mon assistante veillait à la bonne organisation de nos réunions qui au fil du temps ont permis de forger le Groupe de Réflexion Urgence et Post-Crise (GRUPC).

Cette dynamique a contribué à favoriser l’émergence du FEH en 2009 car au-delà des réunions mensuelles durant lesquelles nous partagions l’actualité humanitaires et nos enjeux, les sujets ne manquaient pas. Nous étions dans un contexte post-tsunami dans lequel avait surgi une polémique : pouvait-on qualifier ce contexte de catastrophe naturelle comme étant une priorité humanitaire ? La posture de MSF était plutôt tranchée à l’époque et ne rejoignait pas celle de la plupart des organisations humanitaires françaises. Certains se souviennent peut-être de la tension télévisée en prime time au lendemain du Tsunami, entre le président d’ACF, Jean-Christophe Rufin et Jean-Hervé Bradol, alors président de MSF qui estimait n’avoir pas à intervenir dans ce contexte. L’ouvrage de Jean-François Mattei « l’humanitaire durable » amena Philippe Ryfman à me proposer une rencontre avec lui pour discuter de l’intérêt d’un Forum Humanitaire. A la fin des années 90, lorsque Philippe Ryfman dirigeait le Master Humanitaire de la Sorbonne et que j’étais directeur de Bioforce, nous avions lancé un cycle de conférences sur l’éthique de l’action humanitaire (Etikuma). Par exemple dans la conférence de 1999, on avait débattu de la question des codes de conduites dans l’action humanitaire. A la suite de ceux promus par le CICR, on débattait de ceux proposés par SPHERE et en France, le Groupe URD était plutôt opposé à cette approche en proposant l’outil COMPAS. Bref, on le voit, les années 2000 étaient propices à de nombreux enjeux liés en particulier à ce que l’on nommait l’espace humanitaire. Rien de spatial, mais plutôt déjà, une capacité d’accès terrain de plus en plus entravée dans de nombreux contextes, ce qui reste encore un enjeu majeur aujourd’hui.

Benoit Miribel à la tribune du FEH introduisant la séance sur le partenariat en Ukraine.

Durant la rencontre avec Jean-François Mattei et Philippe Ryfman, je me souviens qu’il était regretté que la Croix-Rouge Française soit dans une sorte d’isolement vis-à-vis des ONG humanitaires françaises. D’autant que les pratiques et les questionnements étaient proches, au titre des opérations internationales. Jean-François Mattei fut très clair sur son souhait d’ouverture. J’ai pu parler du Centre des Pensières où Charles Mérieux, qu’il avait bien connu, réunissait occasionnellement dans les années 90, quelques personnes impliquées dans la santé internationale et l’action humanitaire pour en débattre informellement, le temps d’un week-end. J’avais par exemple rencontré à cette occasion Jacques Lebas qui avait fondé l’Institut de l’Humanitaire et avec qui j’avais été chargé de présenter un dossier sur le « marché de l’humanitaire » en 1996. Nous avons conclu le déjeuner en décidant de sonder les dirigeants humanitaires sur l’intérêt d’une rencontre informelle, en retrait du quotidien, pour leur permettre d’échanger entre pairs sur leurs problématiques, dans un cadre convivial et propice aux contacts interpersonnels.

Lorsque j’ai pu présenter à Alain Mérieux, la possibilité de lancer un Forum Espace Humanitaire dans le Centre des Pensières, avec comme co-organisateurs Jean-François Mattei et Philippe Ryfman, il approuva aussitôt. Il était encore avec nous en avril dernier lors de la dernière session du FEH qui continue à être soutenu par la Fondation Mérieux, la Fondation de France, le Fonds Croix-Rouge ainsi que plusieurs ONG humanitaires rassemblées dans le Conseil d’Orientation Stratégique. Divers experts reconnus ainsi que des représentants de l’Etat, d’agences onusiennes, de la Commission Européenne, d’autres gouvernements, d’entreprises y participent régulièrement, mais uniquement en tant qu’invités.

Voilà quelques facteurs non exhaustifs qui ont contribués à faire émerger le FEH.

A.B. : Parmi les thèmes de cette 9ème édition, vous avez notamment débattu du récent Forum Humanitaire Européen qui s’est tenu à Bruxelles en mars. Que peux-tu nous en dire dans les grandes lignes ?

Anne Héry : Le Forum Espace Humanitaire s’est tenu juste après le Forum Européen Humanitaire, évènement premier du genre, initié dans le cadre de la Présidence Française de l’Union Européenne. Il paraissait donc naturel de débuter nos discussions par un bilan de ce Forum Européen.

Dans un contexte de hausse des besoins humanitaires, de rétrécissement des ressources et d’accroissement des contraintes pour l’accès humanitaire, voir l’Europe mettre la question de l’humanitaire au cœur de son agenda est forcément une bonne chose. Les moyens et l’ambition affichée du Forum, la présence d’un grand nombre de ministres réaffirmant en séance de clôture leur attachement au respect du Droit International Humanitaire et aux principes humanitaires envoient un signal fort et positif.

Évidemment, la prolifération des thématiques traitées, le manque de représentations de professionnels de terrain, ont abouti à des résultats qui peuvent être considérés comme décevants. Il n’y a pas eu d’annonce très concrète en dehors de la Déclaration des bailleurs sur le climat et l’environnement et du lancement d’une capacité logistique européenne humanitaire. Les ONG sont restées particulièrement sur leur faim pour ce qui concerne l’impact des régimes de sanction et politiques de lutte contre le terrorisme sur l’aide humanitaire, barrière majeure à l’accès et au respect des principes humanitaires. La mise en place d’exemptions humanitaires a été affirmée comme une nécessité par tous les acteurs et tout au long des discussions, sans que n’émerge d’engagement concret pour une réelle mise en œuvre, le tout sur fond de bras de fer entre les ONG et le gouvernement français sur la question sensible du criblage des bénéficiaires finaux.

Mais la dynamique est lancée et le Forum Européen Humanitaire doit maintenant se tenir tous les ans. Le prochain aura lieu en 2023 sous présidence suédoise et autour de 3 thèmes : le climat, l’élargissement des ressources et la qualité des financements.

Jean-Yves Le Drian a qualifié l’Europe de “puissance humanitaire”. Les ONG doivent peser de tout leur poids pour que cette ambition affichée se traduise par une augmentation des moyens alloués à une réponse humanitaire impartiale, et non pas par une politisation accrue de l’aide.

 

A.B. : Parmi les sujets majeurs abordés lors de ce Forum, les participants ont notamment débattu de l’Afghanistan et des leçons à en tirer pour les humanitaires, ainsi que de l’Ukraine et de la coopération entre société civile et acteurs humanitaires internationaux. Quelles sont les leçons de l’Afghanistan et les réflexions sur le partenariat en Ukraine ?

Philippe Ryfman :

1°) Afghanistan

Les leçons pour les Organisations humanitaires à tirer de la longue durée de leur présence en Afghanistan [certaines depuis l’invasion soviétique en 1979, d’autres à compter de l’intervention internationale en 2001] sont multiples. Les échanges lors du FEH ont montré aussi leur complexité et leur caractère souvent chrono-centré. Aucune ne s’impose vraiment, car les remises en cause sont permanentes. Ainsi l’une qui a longtemps semblé prévaloir de négocier l’accès humanitaire de manière décentralisée, voire district par district avec – notamment – des commandants talibans locaux a montré ses limites. Depuis le retour au pouvoir des Talibans en août 2021, la situation humanitaire n’a cessé de se dégrader. Les ONG et les agences humanitaires de l’ONU continuent, certes, de maintenir une présence effective dans le pays. Cependant – alors que les besoins sont considérables – le registre des activités conduites se restreint. Même si le financement de l’aide humanitaire par les grands bailleurs publics persiste, au moins pour partie.

La domination de plus en plus effective à l’intérieur de l’espace politique taliban de la faction la plus radicale accentue l’hostilité de la majeure partie de la communauté international [principalement les pays donateurs de l’aide] et partant l’isolement du régime. Contrairement à ce qui était supposé, les conditions de sécurité pour le travail humanitaire demeurent précaires, notamment avec la montée en puissance de groupes armés affiliés à l’Etat Islamique et la multiplication des attentats qu’ils commettent. De même, la difficulté de recruter pour les opérations de nouveaux collaborateurs afghans – afin de remplacer ceux ayant fui le pays depuis 2021 – s’accroît. Avec, en outre, l’impossibilité désormais d’embaucher du personnel féminin. De ce point de vue aussi, la situation faite aux femmes par le nouveau régime, la perte de tous leurs droits et de l’oppression dont elles sont victimes (contrairement aux espoirs de « modération » que l’accord de DOHA avait suscité) place particulièrement les ONG dans une contradiction – de plus en plus délicate à gérer – vis-à-vis des principes humanitaires et des valeurs sur lesquelles elles fondent leur action. A la fois sur le terrain afghan, mais aussi par rapport à leur personnel ailleurs et au siège, ainsi que vis-à-vis des sociétés civiles de leurs pays d’origine.

2°) Ukraine

La surprise et la stupeur provoquées dans le monde par l’agression de la Russie contre l’Ukraine, le 24 février 2022, n’a nullement épargné les acteurs humanitaires. En dépit du fait que des ONG et le CICR étaient présents depuis 2014 au Donbass des deux côtés d’ailleurs de la ligne de front.

Le milieu humanitaire n’était nullement préparé à cette irruption sur la scène internationale d’un conflit de haute intensité. D’ailleurs, le « fil rouge » central de cette édition du FEH avait – en quelque sorte – anticipé cette problématique. Puisqu’il entendait questionner précisément les humanitaires sur le retour de ce type de conflits et leur réadaptation à pareille situation. Alors que depuis plusieurs décennies, les affrontements armés pour n’en être pas moins meurtriers ne ressortaient plus de guerres interétatiques. Mais de conflits armés non internationaux, qualifiés de moyenne ou basse intensité, impliquant – le plus souvent – des groupes armés et milices plus ou moins structurés. Or, l’invasion russe et la défense ainsi que la riposte ukrainiennes présentent des caractéristiques d’une « guerre totale », avec son cortège d’emplois de toutes sortes de systèmes d’armes, de moyens de destruction massive, mobilisation de centaines de milliers de combattants, de destruction délibérée d’infrastructures civiles, d’exactions nombreuses…

Rapidement, l’action humanitaire s’est orientée – principalement – sur l’aide aux réfugiés fuyant le pays pour diverses nations européennes. Ainsi que celles visant les très nombreux déplacés à l’intérieur du territoire ukrainien. Cependant, le répertoire des opérations des Organisations humanitaires s’est promptement trouvé contraint par des facteurs exogènes, dont les acteurs humanitaires n’avaient plus guère l’habitude. Ainsi, dans les pays d’accueil des réfugiés, elles n’ont pas toujours facilement trouvé un axe efficace d’intervention face aux dispositifs étatiques solides et fonctionnant correctement de prise en charge et d’aide aux exilés (en dépit des masses de populations concernées). De même que vis-à-vis des nombreuses initiatives émanant des sociétés civiles des Etats concernés. Ensuite, en Ukraine, l’Etat n’est nullement absent, et en aucune manière « failli ». Tout au contraire, l’administration et ses diverses composantes fonctionnent dans toutes les zones du pays. Pareillement, la société civile ukrainienne est plus que consistante et la guerre n’a fait que renforcer son implication dans tous les domaines, y compris donc celui de l’humanitaire.

Dès lors – pour des actions conduites dans les territoires sous l’autorité du gouvernement de Kyiv – le partenariat avec des ONG ukrainiennes, d’autres organisations de la société civile, des institutions de santé (particulièrement des hôpitaux), des collectivités… s’est systématisé. Bien plus que dans d’autres zones de guerre où il n’est pas toujours aisé à mettre en place.

Reste que dans ce conflit meurtrier qui – outre ses aspects internationaux – constitue une véritable « guerre d’indépendance », certaines Organisations humanitaires paraissent avoir du mal à trouver le bon positionnement, au-delà du soutien matériel et financier et parfois en ressources humaines apporté aux partenaires ukrainiens. D’autant que – du fait de l’interdiction russe – elles ne peuvent pas être présentes du côté de chaque belligérant. Ensuite, l’ampleur des combats (notamment des bombardements) sur les lignes de front – lesquelles de toute façon ont été décrétées « zones sous contrôle militaire exclusif » – ne permet pas de facto d’y accéder. Pareillement, les secours aux blessés militaires ou civils des combats sont assurés par les médecins et hôpitaux locaux, ainsi que les services de santé de l’armée ukrainienne. De même pour les prisonniers de guerre ou les civils détenus, aucun accès n’est possible du côté russe et leur situation – à ce jour en tout cas – relève du « trou noir ». De celui de Kyiv, le nombre de prisonniers russes pour ne pas être négligeable ne semble pas massif et il ne paraît pas exister de camps de détention de prisonniers de guerre, ces derniers étant – apparemment – internés au sein du système pénitentiaire local. Celui-ci semble pourvoir à leurs besoins. Enfin, dans les quelques échanges de prisonniers ayant eu lieu entre les belligérants, les acteurs humanitaires n’ont joué qu’un rôle marginal, voire en ont été complètement exclus.

L’analyse fine de ces difficultés de positionnement ne pourra être dressée – naturellement – qu’ultérieurement en post-conflit avec le recul nécessaire. Elle sera certainement riche d’enseignements et d’anticipation dans la perspective – à laquelle les Organisations humanitaires vont devoir faire face – de futures guerres à haute intensité dont le risque de reproduction (dans les prochaines années), est élevé.

 

A.B. :  Ce Forum a été très riche et diversifié. Vous aviez notamment proposé de réfléchir ensemble aux défis environnementaux auxquels font face les humanitaires dans leur action et de faire un bilan de la revue Alternatives Humanitaires. Que peux-tu nous dire des débats sur ces sujets ?

Karine Meaux :

1°) Sur les défis environnementaux

Après quelques mois marqués par la crise sanitaire et les conflits, le Forum espace Humanitaire a souhaité faire le point sur les avancées collectives sur les questions environnementales. L’assemblée constatant que ces questions sont bien désormais intégrées dans les réflexions des organisations humanitaires, qu’il s’agisse de réduction de leur empreinte carbone comme de capacités de prévention, protection et adaptation des populations ciblées par leurs actions. De façon plus collective, ces organisations ont élaboré plusieurs textes depuis 2020 : la Déclaration d’engagement des organisations humanitaires sur le climat, portée par le Réseau Environnement Humanitaire et signée par 10 ONG ; la Charte sur le climat et l’environnement pour les organisations humanitaires, développée par le Comité international et la Fédération de la Croix-Rouge ; la Déclaration des bailleurs de l’aide humanitaire sur le climat et l’environnement, développée par le groupe de travail Climat et Humanitaire qui regroupe des représentants d’ONG et de fondations, du ministère de l’Europe et des affaires étrangères, du ministère de la transition écologique et de l’AFD.

Les débats ont porté sur la façon de faire vivre ces documents : ICVA propose par exemple des ateliers participatifs sur la Charte. Les participants ont aussi tracé des perspectives de travail pour les mois qui viennent définir des indicateurs pour mesurer les avancées dans l’application de ces engagements, poursuivre le plaidoyer à tous les niveaux, développer une approche plus axée sur les écosystèmes, mieux intégrer les dynamiques de santé globale…

2°) Sur la Revue Alternatives Humanitaires

Depuis la parution de son numéro inaugural en février 2016, la revue Alternatives humanitaires compte une vingtaine de numéros publiés systématiquement en français et en anglais. Elle a bâti sa légitimité sur des articles au calibrage conséquent permettant à la fois de combler les acteurs désireux de développer leur réflexion et les chercheurs satisfaits de s’adresser à un public plus large tout en sortant des cadres contraignants de leurs publications professionnelles. Outre la publication papier, la revue s’appuie sur un site internet et des réseaux de distributions dématérialisés et est complétée par des événements en ligne, conférences…

Le bilan réalisé en 2022 souligne le succès du modèle multi partenarial (universités, ONG, médias…) et international. Pour être encore plus percutante et pertinente, des pistes sont en cours de discussion sur une ouverture du modèle économique (aujourd’hui concentré sur le financement d’une douzaine de fondations et ONG), le développement des partenariats (notamment avec des universités étrangères) et sur une optimisation des supports numériques.

Un nouvel élan donc, pour aider les acteurs humanitaires à prendre de la distance, anticiper les évolutions et dégager des pistes d’actions face aux problématiques auxquelles nos organisations seront immanquablement confrontées dans les années qui viennent.

La belle équipe d’organisation du FEH et de la revue Alternatives Humanitaires ».

A.B. : En conclusion de ce Forum, tu as présenté un large tour d’horizon de l’environnement international et des idées et débats, si ce n’est des idéologies, qui le parcourent et qui interpellent l’humanitaire. Pour aller à l’essentiel, peux-tu partager ta vision à ce sujet ? 

Jean-François Mattéi : L’action humanitaire est toujours fondée sur des valeurs universelles telles que la générosité et la solidarité. Ce sont elles qui animent l’engagement au service des plus fragiles et vulnérables. Pour cette raison, l’action humanitaire internationale n’a longtemps différé de l’action sociale dans notre pays que par le contexte géographique et sociétal des différents pays concernés. Pendant de longues années la qualité des secours apportés aux populations a suffi pour nouer des rapports de confiance entre les « humanitaires » et les autochtones. Mais avec le temps les relations ont peu à peu changé. Le sentiment d’identité et d’indépendance a modifié le regard porté par les populations sur l’action humanitaire. La pratique médicale aide à comprendre cette évolution car elle a rencontré les mêmes difficultés devant la relation asymétrique entre le médecin et le malade peu à peu devenue insupportable. Il a fallu la Loi du 4 mars 2002 sur Les droits des malades qui fait référence aux quatre grands principes de l’éthique médicale (autonomie, bienfaisance, non-malfaisance et justice) pour que les rapports entre soignants et soignés en soient grandement améliorés. Les mêmes réflexions éthiques sont depuis quelques années plus fréquentes dans l’action humanitaire et l’éthique devrait être mieux enseignée en pratique pour servir de guide dans le partenariat « aidants-aidés ». Encore est-il important, parce qu’elles obéissent à des impératifs différents, de distinguer les situations de guerre avec les principes d’impartialité, neutralité, et les catastrophes naturelles qui peuvent s’inscrire dans une action durable avec les populations locales. Lorsqu’il s’agit d’actions inscrites dans la durée, après l’éthique, l’acteur humanitaire doit aussi prendre conscience des mouvements de pensée qui se développent un peu partout sur la planète et qui constituent ce que l’on appelle « la pensée postmoderne ».

Alors que la pensée classique avait pour but la transmission de la tradition, en référence au passé, le siècle des Lumières a détrôné Dieu et la religion pour construire le futur de l’homme grâce à la raison et la science. Hélas, pendant la seconde guerre mondiale, la raison s’est perdue à Auschwitz et la science a permis Hiroshima. Cette double trahison de l’Homme par l’Homme condamne la construction du futur auquel on ne peut plus se fier. Il ne reste donc que le présent pour être heureux. Dès lors, la pensée postmoderne avec l’individualisme, la temporalité réduite à l’instant, la déconstruction du racisme en racialisme tout comme la fluidité du genre ont favorisé de nouveaux débats à l’origine du « wokisme » dont le décolonialisme et l’indigénisme. A l’évidence, l’humanitaire ne peut ignorer les tenants et aboutissants de ces nouveaux modes de pensées qui se développent dans l’opinion. Ils peuvent modifier profondément les rapports entre les acteurs de terrain et les populations qui bénéficient de leur aide. Il serait utile de développer plus avant le sujet. En effet, la légitimité de certaines questions posées est réelle à partir de regards différents, mais les réponses doivent être discutées lorsqu’elles peuvent conduire à une sorte d’exclusion réciproque, un effacement du passé (déboulonnage des statues) ou une incompréhension à jamais irréconciliable. Comment évoquer le racisme, la colonisation, la domination d’un modèle, avec le souci permanent de la nécessaire concertation, de l’implication et la reconnaissance des identités distinctes sans faire de la publicité pour une idéologie « woke » qui nie aussi ce qu’il y a de juste dans l’universalisme ?

Pour aller plus loin:

www.alternatives-humanitaires.org

www.forum-espace-humanitaire.org

Benoit Miribel

Président du Centre français des Fonds et Fondations (CFF) depuis juin 2015. Il est également le Secrétaire Général de la Fondation « Une Santé Durable pour Tous » lancée en juin 2020 et assure la présidence de la Plateforme Logistique Humanitaire « Bioport. Il est membre du Conseil Economique Social et Environnemental (CESE) depuis mai 2021 et rapporteur sur l’Europe de la Santé. Il a été auparavant, Directeur Santé Publique de l’Institut Mérieux (2018-2020) et Directeur Général de la Fondation Mérieux (2007-2017) Depuis juin 2013, il est Président d’Honneur d’Action contre la Faim (ACF).

Anne Héry

Après plusieurs années à l’OCDE, elle intègre l’ONG Handicap International en tant que déléguée à Paris, en charge du lien avec les réseaux associatifs et les pouvoirs publics. Entre 2010 et 2013, elle est Directrice des relations extérieures et du plaidoyer chez Secours Islamique France. Elle est aujourd’hui directrice du plaidoyer et des relations institutionnelles pour la Fédération Handicap International – Humanité & Inclusion. Dans le cadre de son travail, elle a voyagé sur le terrain en Afrique, en Asie et au Moyen-Orient pour collecter des données et produire du matériel de plaidoyer. Elle a été impliquée dans différents réseaux et coalitions pour plaider pour le désarmement et la protection des civils, l’action humanitaire ou les politiques de développement inclusives du handicap.

Phillipe Ryfman

Docteur en science politique et diplômé d’études supérieures de droit privé est professeur et chercheur associé honoraire au Département de Science Politique et au Centre Européen de Sociologie et Science Politique de la Sorbonne (CESSP-Sorbonne), Université Paris I, Panthéon-Sorbonne. Il a dirigé le DESS puis Master « Coopération Internationale, Action Humanitaire et Politiques de Développement » (CIAHPD) au sein de cette université. Aujourd’hui, il poursuit des activités de chercheur sur les questions non gouvernementales et humanitaires, notamment comme chercheur associé à l’Observatoire canadien sur les crises et l’action humanitaire (OCCAH), UQAM, Montréal.

 

Karine Meaux

Responsable des questions humanitaires et internationales au sein de la Fondation de France, Karine Meaux supervise des programmes ciblant prioritairement les organisations locales sur des territoires aussi divers que l’Afrique de l’Ouest et le Maghreb, les Antilles et Haïti, le Liban et la Syrie, et plus récemment l’Ukraine et ses pays limitrophes.

 

 

Jean-François Mattéi

J.-F. Mattei est professeur émérite de pédiatrie-génétique et éthique médicale. Il est membre de l’académie de médecine qu’il a présidée en 2020 et membre de l’académie des sciences morales et politiques de l’Institut de France. Ancien ministre de la santé, de la famille et des personnes handicapées (2002-2004), il a présidé la Croix-Rouge française et siégé à la gouvernance de la FICR à Genève de 2004 à 2013. Il a créé la Fondation de la Croix-Rouge française en 2013. Auteur de romans et de nombreux essais (médecine, éthique, humanitaire). Cofondateur du FEH et de la revue Alternatives humanitaires.

 

Virginie Troit est membre du comité d’organisation du FEH. Elle n’a pas pu contribuer à cet entretien en raison de travaux universitaires en cours.

 

Tribune libre de Pierre Brunet – La construction du désastre ?

Une femme se recueille lors d’une cérémonie en l’honneur des soldats ukrainiens morts au combat au cimetière de Lychakiv, dans la ville de Lviv, le 24 août 2022. © YURIY DYACHYSHYN / AFP

On dit parfois que, pour comprendre certains évènements, il faut les observer « du point de vue de Sirius »… S’efforcer au plus grand recul, loin des émotions légitimes mais souvent trompeuses, cultiver une vision d’ensemble, objective, lucide, dénuée de parti-pris ou préjugés, et relier sans idéologie l’ensemble des causes aux conséquences…

S’agissant de la crise ukrainienne, que penserait un habitant de Sirius des décisions prises par les Occidentaux, les USA, l’Europe ? Quelles conclusions en tirerait-il ? Ne constaterait-il pas, perplexe, la construction méthodique d’un désastre de portée mondiale ? La question que se poserait cet habitant de Sirius serait : « Mais ont-ils construit ce désastre planétaire en conscience, ou par une forme d’aveuglement ? ». Il ne pourrait y répondre… Mais nous, nous pouvons tenter de le faire.

Avant d’aller plus loin, je tiens à réaffirmer, comme je l’avais déjà fait dans un article précédent, qu’il ne s’agit en aucun cas de dédouaner le pouvoir russe de son écrasante responsabilité dans le déclenchement de cette crise de 2022, c’est-à dire cette agression militaire à grande échelle, cette invasion d’un pays souverain violant toutes les lois internationales, comme le continent européen n’en avait pas connue depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Cela est clair et indiscutable, même si les racines de cette décision irresponsable ne laissent pas les Occidentaux indemnes de toute forme de coresponsabilité, pour avoir considéré et traité les Russes, depuis une trentaine d’années, comme les perdants de l’histoire aux impératifs sécuritaires négligeables.

De même, la question de savoir s’il faut aider l’Ukraine à se défendre, ce qu’elle fait avec un patriotisme, une détermination et un héroïsme qui forcent le respect et l’admiration, ne se pose pas non plus à mes yeux. Bien sûr, il le faut, c’est-à-dire aider les Ukrainiens à stopper les Russes, pour le dire clairement. Mais de façon responsable, et en s’efforçant de ne pas se laisser entraîner dans autre chose, et d’éviter de construire un désastre.

Quand je parle de désastre (possiblement planétaire), à quoi fais-je référence ? D’abord, bien sûr, aux conséquences humanitaires directes de la guerre en Ukraine : 6,6 millions de déplacés internes, et 6,7 millions de réfugiés, des besoins, dans les zones touchées par les combats, couvrant tous les domaines de l’assistance humanitaire, alors que près de 17,7 millions d’Ukrainiens ont besoin d’aide, et un titanesque chantier de reconstruction à venir, à la hauteur des destructions massives que cette guerre de haute intensité provoque chaque jour. Mais au-delà de l’Ukraine, d’autres désastres en cascade se sont enclenchés : on observe une diminution ou une réaffectation de certains financements humanitaires destinés à des pays en grande vulnérabilité, au profit de l’Ukraine. Ors les crises aigues ne se remplacent pas, elles s’additionnent… et se combinent parfois pour le pire. La guerre en Ukraine, par ses conséquences sur l’accès à l’énergie et l’alimentation, et la montée planétaire de l’inflation dans une économie globale déjà impactée par la pandémie de COVID 19, frappe dramatiquement les pays déjà vulnérables. Il faudrait donc des financements en plus, et non en moins… L’effet de ciseaux va étrangler, si rien n’est fait, ces populations fragiles.

Aide alimentaire d’urgence au Soudant du Sud avec l’UNICEF et le PAM. Photo ONU/Tim McKulka. (CC BY-NC-ND 2.0)

Car « l’ouragan de famines » que craint le secrétaire général de l’ONU Antonio Gutteres n’a rien de virtuel. L’Ukraine et la Russie produisent près d’un tiers du blé et de l’orge du monde et la moitié de l’huile de tournesol. La Russie et le Belarus sont les deuxième et troisième producteurs mondiaux de potasse, ingrédient clé des engrais. Le prix du blé a augmenté d’environ 40 à 45% depuis le début de l’année. Au total, 27 pays dépendent à plus de 50 % de la Russie et de l’Ukraine pour leurs besoins en blé, dont de nombreux pays africains. En mai dernier, l’ONU déclarait que le nombre de personnes souffrant d’insécurité alimentaire grave avait doublé en seulement deux ans, passant de 135 millions avant la pandémie à 276 millions aujourd’hui, avec plus d’un demi-million de personnes connaissant des conditions de famine – une augmentation de plus de 500 % depuis 2016. … L’année 2023 s’annonce plus noire encore…

La crise alimentaire qui se forme est intimement liée à la crise énergétique-économique-inflationniste, conséquence en grande partie de la crise ukrainienne. En Europe (UE) par exemple, au moment du déclenchement de l’invasion de l’Ukraine, nous dépendions en moyenne à 48,4 % du gaz russe, et à 25,4% du pétrole russe. Que va-t’il se passer si les Russes ferment le robinet du gaz, en mesure de rétorsion contre les sanctions prises contre eux, après avoir déjà, le 25 juillet dernier, réduit l’exportation de gaz vers l’Europe à 20 % du volume normal ? Une crise énergétique sans précédent en Europe, comme dans le monde… Explosion du coût de l’énergie quotidienne, des transports, des coûts industriels et agro-alimentaires… Par ailleurs, n’oublions pas la dépendance au gaz (et à la potasse russe…) des usines d’engrais pour produire ces intrants indispensables aux agricultures… A l’heure où les famines menacent dans le monde, était-il raisonnable d’aller vers une « coupure » volontaire ou subie, du gaz russe ? Sans parler de l’empêchement fait aux Russes de vendre simplement leur blé et leurs engrais sur le marché mondial via le système SWIFT (plateforme interbancaire mondiale utilisée pour échanges commerciaux internationaux). Enfin, la raréfaction et la hausse du prix du gaz dans le monde va pousser des pays en développement très peuplés, comme l’Inde par exemple, à revenir à des productions d’électricité carbonée, comme le charbon… Donc à accélérer le réchauffement de la planète et son impact dramatique sur le changement climatique et les agricultures fragiles… Cercle vicieux parfait, crise assurée.

Parallèlement à cette politique de sanctions aux conséquences incalculables, les pays occidentaux, avec les Etats-Unis à l’initiative, poussent toujours plus à l’intensification de la guerre. Au point que l’on peut se demander, comme l’a fait Maurice Gourdault-Montagne, ancien Secrétaire Général du Quai d’Orsay, si nous ne sommes pas passés d’une aide, légitime, à un pays souverain envahi par la Russie – afin de signifier à celle-ci que tout n’est pas acceptable, et de permettre à l’Ukraine de s’asseoir à une table de négociation autrement que comme un vaincu – à une guerre entre Américains et Russes. Avec le sang ukrainien, et une Europe alignée sur les objectifs américains.

Le 24 août à Kiev, jour de l’indépendance ukrainienne, chars russes détruits ou capturés présentés sur l’avenue Khreschatyk. @UNDP (CC BY-ND 2.0)

N’était-il pas, à cet égard, troublant d’entendre les dirigeants américains expliquer ouvertement que leur but était de rendre inopérante l’armée russe pour les trente ans à venir (en clair la détruire, si possible), et de mettre à genoux l’économie russe ? Ce pourrait-il que ce fût là une faute et une erreur presque aussi grandes que l’erreur stratégique de Poutine, lequel fait face au résultat contraire à celui qu’il cherchait : l’élargissement et le renforcement de l’OTAN à ses frontières ? Les Russes, qu’ils soient ou non pro-Poutine, sont, comme les Ukrainiens, patriotes, et ne veulent pas voir leur armée ni leur économie détruites. Ne fabriquerait-on pas ainsi le resserrement du patriotisme russe « contre l’Occident qui lui fait la guerre et veut l’anéantir » ?

Et la récente proposition, émise par certains pays d’Europe, de refuser tout visa aux citoyens russes, comme pour « punir » collectivement le peuple russe de la décision prise par Vladimir Poutine, ne peut que renforcer ce sentiment…

Cette guerre contre la Russie en Ukraine, encore une fois, se fait non avec le sang américain, ou européen (pas encore…), mais avec le sang ukrainien : les pertes, aussi bien du côté russe que du côté ukrainien, étaient au plus fort des combats de 200 à 250 soldats tués par jour… N’a-t’on pas « vendu » aux Ukrainiens, un mensonge, celui selon lequel ils seraient, grâce à l’aide occidentale, en mesure de gagner la guerre, et récupérer l’ensemble des territoires sous contrôle de l’armée russe, Crimée y compris ? L’Ukraine, ce faisant, est encouragée à ne pas entrer en négociation avec la Russie. Il est pourtant probable que l’Ukraine ne pourra pas écraser l’armée russe, et devra bien, à un moment, négocier. D’ici-là, des dizaines de milliers de morts n’auraient-ils pas pu être évités ?

Enfin, et c’est le point le plus alarmant, comment oublier que cet encouragement à l’intensification de la guerre en Ukraine se fait dans un pays qui possède 15 réacteurs nucléaires en activité ? Encore une fois, cette guerre est inédite, car elle se joue pour la première fois de l’Histoire sur une terre parsemée de centrales atomiques… Ce ne sont pas les USA qui seront touchés si un accident nucléaire majeur survient… Les Russes n’ont-ils pas posté des unités militaires à l’intérieur de l’enceinte de la centrale de Zaporijia (la plus grande d’Europe), dont des lanceurs de missiles ? L’Ukraine et la Russie échangent des tirs de missiles aux alentours de la centrale (ainsi que de celle de Voznesensk, au Sud-Ouest du pays), s’accusant mutuellement de terrorisme nucléaire… L’ONU, les USA, les grands pays européens appellent à démilitariser la, voire les, centrales nucléaires, et tentent d’arracher un accord pour que l’AIEA inspecte et prenne en charge le fonctionnement et la sécurité des installations. C’est heureux, mais un peu tard… Tout faire pour négocier un arrêt du conflit dès les premières semaines eût empêché, probablement, cette situation terrifiante, plutôt que de réaliser après coup qu’intensifier toujours plus cette guerre-là peut avoir des conséquences apocalyptiques…

Au moment où je boucle cette tribune, la centrale de Zaporijia, suite à un tir sur une centrale à charbon voisine de celle-ci ayant déclenché un incendie, a été déconnectée en urgence du réseau électrique pour être alimentée sur générateurs, (situation ne pouvant perdurer) avant d’être finalement reconnectée, mais on parle maintenant, suite à des frappes sur le site, de risques de fuite d’hydrogène et de pulvérisation de substances radioactives et d’un risque d’incendie élevé…

L’ancien secrétaire d’état américain, Henry Kissinger, n’a pas dit autre chose que cet appel de bon sens à la responsabilité des dirigeants, quels qu’ils soient, en suggérant de substituer à la logique de l’escalade une exigence de diplomatie. Quand Kissinger appelle les dirigeants occidentaux à ne pas « être emportés par leurs sentiments actuels », et à mettre toute leur énergie dans l’obtention d’un cessez-le feu, puis de négociations entre l’Ukraine et la Russie, ne dessine-t’il pas la seule voie sensée, celle qui éloignerait le spectre d’un troisième conflit mondial, qui ne pourrait être que cataclysmique, et qui devient chaque jour moins inimaginable ? Est-il scandaleux de penser que l’obsession de la première puissance mondiale (les USA) devrait être, aujourd’hui, de tout faire pour obtenir le plus rapidement possible un cessez-le feu en Ukraine ?

La simple observation, d’ailleurs, nous montre les USA « gagnants » de cette crise : les USA sont pratiquement autosuffisants sur le plan alimentaire et énergétique, et peuvent même vendre à bon prix. Ils se donnent les moyens, en profitant de la faiblesse inattendue de l’armée russe pour s’efforcer de la détruire pour au moins trente ans, d’avoir les mains libres pour s’occuper de leur enjeu stratégique, la Chine. Enfin, la relégitimation, le renforcement et l’élargissement de l’OTAN leur offre plus de poids politique encore en Occident, et permet à l’industrie américaine de l’armement d’avoir des carnets de commande qui débordent. Mais attention, un ordre mondial politique et économique alternatif se met aussi en place à l’occasion de la crise ukrainienne et des sanctions décidées contre la Russie, et pourrait affaiblir à terme le pouvoir de l’Occident, son influence politique et économique, et ses « valeurs démocratiques ».

Pour en terminer, quant à cette notion de responsabilité face à la guerre en Ukraine et à l’aide occidentale, peut-on garder à l’esprit que l‘Ukraine, quel que soit le courage et la détermination admirables de son peuple et de ses dirigeants, est aussi, comme le soulignait récemment la géopolitologue Anne Pouvreau, spécialiste de la région, victime d’une corruption systémique profitant à une poignée d’oligarques dont les engagements politiques ont varié en fonction de leurs intérêts, et que la mafia ukrainienne est spécialiste du commerce illégal des armes ? N’est-il pas naïf de penser que l’aide financière et militaire colossale déversée dans ce pays (« comme dans un trou noir », s’agissant des armements, selon les aveux d’un responsable américain…) n’est pas en partie détournée, récupérée, et éventuellement vendue à de mauvaises mains à plus ou moins longue échéance ? Le directeur général d’Interpol, Jürgen Stock, a récemment fait part de ses inquiétudes sur ce point. Quand verrons-nous un braquage de fourgon blindé au Javelin, ou un attentat avec un Stinger contre un avion de ligne ?

Des soldats ukrainiens inspectent les restes calcinés d’un convoi militaire russe à Bucha, Avril 2022. @The Nez York Times/Daniel Berehulak (CC BY 2.0)

A l’heure où cet article sera publié, la situation sur le terrain repart à l’offensive aussi bien au Donbass que dans la zone de Kherson, après de longues semaines sans avancées, pendant lesquelles l’Ukraine reposait et préparait ses forces, tandis que la Russie reconstituait les siennes, et chacun des belligérants continuait à frapper l’autre le plus possible dans la profondeur, à l’exemple des audacieuses frappes ukrainiennes en Crimée … La Russie n’hésitant pas à viser, comme le 24 août dernier, jour de l’indépendance de l’Ukraine, des cibles comme la gare ferroviaire de Chaplyne, près de Dnipro, faisant au moins 25 tués et de nombreux blessés… Dans ce contexte, il faut bien sûr continuer à soutenir l’admirable résistance ukrainienne, mais sans céder à l’ambition d’outre-Atlantique de frapper à mort l’armée russe, et sans oublier que la Russie est une grande puissance nucléaire, ce qui ferait de nous des co-belligérants entraînant tout le continent dans une guerre généralisée. Est-il indigne de se fixer comme seul objectif de stopper les Russes, et de créer les conditions de négociations entre l’Ukraine et la Russie ?

Outre la dimension militaire, l’évitement d’un « désastre construit » passe, et c’est une question vitale pour des millions de personnes dans le monde, par un ajustement réfléchi des sanctions imposées à la Russie, plutôt que, là aussi, une logique d’escalade aux conséquences dévastatrices. A cet égard, l’accord sur l’exportation des céréales ukrainiennes et russes (et engrais russes), à partir des ports de la mer Noire, signé à Istanbul par la Russie et l’Ukraine, le 22 juillet dernier, grâce aux bons offices de la Turquie et sous l’égide de l’ONU (également signataires de l’accord), ouvre des perspectives de raison au cœur du conflit…. Jusqu’à maintenant, la volonté de mettre en œuvre cet accord semble réelle et partagée, et les bateaux chargés de fret quittent les ports continument…

En conclusion, si l’on se place toujours du point de vue d’un observateur de Sirius, n’est-il pas manifeste qu’une poursuite, au nom de principes vertueux, de la logique d’escalade (c’est-à dire l’intensification et l’élargissement du conflit et des sanctions aveugles), ne peut que conduire à plus de morts en Ukraine, un « ouragan de famines » dans le monde, une dissémination incontrôlée d’armement, peut-être un accident nucléaire, et qui sait un troisième conflit mondial ? Ce qui est en jeu aujourd’hui autour de la guerre en Ukraine dépasse nos sentiments. C’est bien plus grave. Teilhard de Chardin, qui avait connu le maelström de 14-18, écrivait, dans ses « Ecrits du temps de la guerre » : « Il ne nous servirait à rien de fermer les yeux – mais il nous faut au contraire les ouvrir tout grand pour regarder bien en face cette Ombre d’une Mort collective qui monte à l’Horizon »…

Pierre Brunet

Ecrivain et humanitaire