Comment protéger les acteurs humanitaires dans le contexte des conflits armés anti-terroristes : relégitimer ou sanctionner ?

Un article de Françoise Bouchet-Saulnier sur l’impact des lois et sanctions anti-terroristes sur la sécurité de l’action humanitaire. Mme Bouchet-Saulnier est la directrice juridique internationale chez Médecins Sans Frontières (MSF) et l’auteure du Dictionnaire pratique du droit humanitaire (la Découverte).


Si la sécurité des acteurs humanitaire est un problème reconnu par tous, la nature des réponses à y apporter relève, selon MSF, de la réaffirmation de la légitimité de l’action humanitaire, mise à mal dans les conflits actuels, plutôt que d’une hypothétique sanction.

Le DIH construit la légitimité et la sécurité des organisations humanitaires

Faire accepter la présence des secours humanitaires dans les conflits armés internationaux et non internationaux est le résultat d’un long combat politico juridique qui a conduit à l’adoption, par tous les États, du droit international humanitaire (DIH). Les quatre conventions de Genève de 1949 ont été adoptées après la seconde guerre mondiale. C’est la quatrième convention qui établit pour la première fois dans l’histoire de l’humanité l’obligation de protection des civils en temps de guerre. Elle détaille les différents droits au secours et à la protection des victimes des conflits et impose des impératifs humanitaires qui limitent la nécessité militaire.

En 1977, après les guerres de décolonisation et d’indépendance, notamment celle du Biafra qui a suscité la création de Médecins sans Frontières, les conventions de Genève ont été renforcées par deux protocoles additionnels. Le deuxième protocole constitue une nouvelle révolution du DIH puisqu’il étend le droit au secours et à la protection aux victimes des conflits armés non internationaux. Cela signifie concrètement que le DIH s’impose dans les relations entre les États et les groupes armés non étatiques parties à un conflit.

Dans ces contextes, le DIH construit la légitimité et la sécurité des organisations humanitaires sur l’exigence d’impartialité, de neutralité et d’indépendance vis-à-vis de tous les acteurs du conflit, notamment les États. La présence et la sécurité d’un acteur de secours sur un terrain de conflit repose donc, selon le DIH, sur un triptyque juridique et pratique fondamental.

Les 3 pieds de ce triptyque concernent (i) le droit et la capacité des organisations humanitaires à dialoguer avec les acteurs étatiques et non étatiques de violence, (ii) celui de répondre de façon effective et impartiale aux besoins de secours humanitaires identifiés et (iii) celui de donner des garanties de ne pas donner un avantage particulier au profit d’une des parties au conflit.

C’est sur ce point que se situe le principal malentendu concernant la protection des travailleurs humanitaires dans les situations de conflit. Les attaques sur les organisations humanitaires sont une réalité tragique, mais si l’on veut améliorer la sécurité des humanitaires il est impératif que le remède proposé corresponde à un diagnostic bien posé.

©Faith Njeri Kariuki, ambulancière à la Maison Lavande de MSF – qui abrite également la salle de traumatologie – à Mathare, Kenya, vérifiant les signes vitaux d’un patient. Photo prise par Paul Odongo le 4 mai 2020.

Faire prévaloir le droit international humanitaire face aux règles anti-terroristes

Contrairement à certains discours simplificateurs, MSF considère que les attaques sur les humanitaires ne sont pas liées à l’absence de sanction mais à une réelle perte de légitimité et de neutralité des acteurs humanitaires dans les conflits armés impliquant des groupes armés non étatiques considérés comme criminels ou terroristes.

Prétendre protéger les acteurs humanitaires exige donc d’agir de façon concrète, lucide et courageuse pour restaurer leur légitimité et leur neutralité dans les contextes de guerre contre le terrorisme. Cela suppose notamment de faire prévaloir de façon explicite les règles du Droit international humanitaire, qui autorisent le secours humanitaires, face aux règles anti-terroristes qui, au contraire, le criminalisent. Restons simple et admettons que porter une étiquette de suspect de soutien au terrorisme aggrave de façon évidente les risques et l’insécurité des acteurs humanitaires sur les terrains de conflit.

Pourtant, à part pour en dénoncer les violations, la société civile et nombre d’acteurs humanitaires sont largement étranger au contenu du DIH. Par facilité, ils justifient leurs actions de secours sur un impératif moral, souvent financé et soutenu par leurs États d’origine. Mais, avec l’engagement des États dans la lutte mondiale contre le terrorisme, c’est tout le fragile équilibre du droit aux secours dans les conflits armés qui a été ébranlé.

Les lois anti-terroristes criminalisent tacitement l’action humanitaire

D’Afghanistan en Syrie, du Nigeria au Sahel, les acteurs humanitaires sont perçus par les États comme des alliés dans la lutte contre la violence terroriste. En retour les acteurs non étatiques perçoivent les acteurs de secours comme le bras armé des États bien éloigné de l’image de l’acteur humanitaire, neutre et impartial.

Quelques soient les efforts des acteurs humanitaires pour contrer cette perception, ils sont pris en étau par des lois anti terroristes qui leur dénient toute possibilité de neutralité et d’impartialité effective dans ces contextes.

Depuis 2001, la communauté internationale des États s’est dotée d’un arsenal répressif sans précédent dans l’histoire à travers les régimes de sanctions et les règles anti-terroristes. Adoptées dans le cadre des Nations Unies, ces règles sont déclinées dans le droit pénal de chaque État. Par souci d’efficacité de la répression criminelle, les infractions anti-terroristes sont définies très largement, souvent sans exiger une intention criminelle. Elles englobent et criminalisent ainsi tacitement l’action humanitaire sans prévoir d’exemption pour les actions conformes aux DIH.

La liste des groupes désignés terroristes au niveau des organisations internationales s’allonge de tous ceux désignés comme tel par chaque État. Ces listes sont irréconciliables pour un acteur humanitaire de terrain obligé de composer avec les contraintes posées par les différents États impliqués dans un conflit. Ces contraintes incluent de façon antagoniste les différents groupes d’opposition armées regroupés sous le vocable terroriste par chacun des États impliqués.

L’exemple du conflit en Syrie illustre l’impossible arbitrage entre les terroristes désignés par les gouvernements syrien, turc, russe, états-unien, ou par l’Union européenne, pour ne nommer que ceux-ci.

Ainsi, malgré les règles contraires du DIH, les secours aux populations présentes dans des zones contrôlées par des groupes armés non étatiques sont assimilées à du financement ou du soutien matériel aux terroristes et groupes armés criminels.

L’entrée sur des territoires contrôlés par ces groupes est également criminalisée par le droit anti-terroriste. Le contact avec les membres de ces groupes armés – autorisé par l’article 3 commun aux conventions de Genève pour organiser la sécurité des actions de secours – est interdit au titre de la complicité, l’entente ou l’association avec des groupes terroristes ou criminels. Le soin médical à des blessés et malades « suspect », ainsi que leur transport est également considéré comme une activité criminelle de soutien matériel et complicité. Ces soins médicaux donnent lieu, en pratique, à des arrestations ou des attaques dans les structures médicales humanitaires et sur le personnel en violation absolue de l’obligation de soigner sans discrimination prévu par le DIH.

L’entrée d’un centre psychosocial, Afghanistan / ©Médecins Sans Frontières

MSF demande d’inclure dans les lois anti-terroristes une clause d’exemption pour l’action humanitaire

Ce risque juridique n’est pas seulement théorique. Il n’est pas non plus le fruit d’une lecture pessimiste du droit et des pratiques anti-terroriste existantes. Ce n’est pas un simple problème de respect du Droit humanitaire. C’est un défaut manifeste d’articulation juridique du droit national antiterroriste avec le droit humanitaire qui doit être reconnu et corrigé dans chaque État.

MSF a fait la dure expérience de cette réalité et a documenté depuis 2015 de telles accusations, arrestations, condamnations et attaques contre son personnel, ses patients et ses hôpitaux dans plusieurs pays en conflit en lien avec les lois et pratiques anti-terroristes.

En 2016, MSF avait alerté le comité contre le terrorisme du Conseil de sécurité de l’ONU sur ce sujet. MSF demandait d’inclure dans les résolutions anti-terroristes et les régimes de sanctions internationaux une clause d’exemption précisant que les actions de secours conduites par des organisations humanitaires impartiales conformément au Droit international humanitaire ne constituaient pas des infractions terroristes.

Cette demande est, depuis cette date, portée sans relâche par MSF, le CICR (Comité International de la Croix Rouge) et d’autres acteurs majeurs de l’action humanitaire internationale. En 2018, devant la CNH (Conférence Nationale Humanitaire), MSF avait exprimé clairement ce risque et appelé à une action de la France à ce sujet. Fin 2019, le Conseil de sécurité de l’ONU a reconnu ce danger et demandé aux États de limiter l’impact des mesures anti-terroristes sur l’action humanitaire conforme au droit humanitaire en situation de conflit. Cela s’est fait grâce à une forte mobilisation incluant la France et d’autres pays européens avec l’appui de grandes organisations humanitaires.

Audition de MSF au Comité Contre le Terrorisme du conseil de sécurité de l’ONU, le 14 juin 2016 / ©MSF

L’intégration du droit international humanitaire en France est encore très imparfaite

Si les lignes ont commencé à bouger au niveau international, elles restent figées au niveau interne en France.

L’intégration du droit international humanitaire dans le droit français est encore très imparfaite puisque, par exemple, le code de procédure pénale ne prévoit pas la possibilité pour le juge français d’appliquer les conventions de Genève. Dans ces conditions, comment le juge français peut-il prendre en compte le droit humanitaire international dans ses arbitrages sur l’application du droit français anti-terroriste ? Ceci est d’autant plus problématique que c’est le DIH qui contient la définition des organisations humanitaires impartiales et du personnel protégé qui peut agir dans les conflits.

Le droit pénal français ne contient pas non plus de clause reconnaissant le caractère légitime des acteurs et actions humanitaires face aux infractions terroristes non intentionnelles telles que le financement. Intégrer une clause d’exemption humanitaire dans le droit pénal national est la seule façon de reconnaitre et de faire reconnaitre la légitimité et le statut protégé du personnel humanitaire sur les terrains de conflit. Cela permet de lever l’ambiguïté autour des accusations de complicité criminelle portées contre les organisations de secours. Cela permet également de limiter la mise en accusation d’un humanitaire français devant les tribunaux d’un autre pays.

Comment les acteurs humanitaires pourraient-ils clarifier leur statut juridique légitime et protégé dans les pays en conflit si les gouvernements de nos propres pays préfèrent conserver l’ambigüité pénale sur leur statut et leurs activités ?

En agissant ainsi, la France donnerait une protection réelle et pas seulement symbolique aux acteurs humanitaires français. Elle donnerait aussi un exemple fort à tous les pays dans lesquels les acteurs humanitaires, français ou non, sont déployés.

La faisabilité juridique de cette clarification est déjà prouvée par l’adoption de clause d’exemption humanitaire dans le droit national de plusieurs pays occidentaux et du Sud. MSF a partagé ces exemples concrets avec les autorités françaises mais sans résultats à ce jour. L’exemption humanitaire inclue dans la nouvelle loi antiterroriste du Tchad est à souligner, soutenir et dupliquer dans tous les autres pays en conflit ou pas.

La lutte contre l’impunité ne suffira pas à renforcer la sécurité des acteurs de secours

Pourtant, malgré les concertations entreprises, les propositions actuelles du gouvernement français mettent principalement l’accent sur la lutte contre l’impunité et le renforcement des sanctions contre les auteurs d’attaques sur les acteurs humanitaires. Ces propositions peuvent avoir un impact symbolique sur l’opinion, mais la sécurité des acteurs de secours ne relève pas des symboles ni des illusions sécuritaires et juridiques qui les sous-tendent.

En effet, il ne faudrait pas laisser croire que l’impunité des attaques contre les acteurs humanitaires est liée au fait que ces crimes ne seraient pas déjà inscrits dans le droit international et national existant. Au regard du Droit international humanitaire, l’attaque d’un acteur de secours est un crime de guerre. Au regard du droit anti-terroriste et de tous les codes pénaux nationaux, c’est un crime terroriste ou un assassinat. Lutter contre l’impunité ne suppose pas de créer une nouvelle infraction dans laquelle chaque pays décidera lui-même qui est un acteur humanitaire autorisé ou pas à agir sur son territoire. Cela signerait la disparition du droit d’accès pour les organisations humanitaires impartiales et un retour au droit des États en conflit de contrôler les secours.

L’impunité pour les attaques contre les acteurs humanitaires a les mêmes causes que tous les autres crimes commis dans les conflits. Hors, il est particulièrement difficile de mener des enquêtes impartiales permettant l’établissement des faits et des responsabilités dans des contextes de propagande et de violences armées. Ceci est encore plus évident quand il s’agit d’enquêter sur les attaques commises par des forces armées étatiques. La Cour pénale internationale en fait l’expérience ainsi que tous les tribunaux nationaux saisis de faits commis à l’étranger.

Concernant les attaques commises par les individus ou groupes armés non étatiques terroristes, le droit pénal existant au niveau national ou international est le plus complet jamais mis à la disposition des Juges et des États. La difficulté, dans ce cas, consiste à appréhender vivants des individus qui sont le plus souvent tués dans des opérations militaires et sécuritaires spéciales. S’ils paraissent rarement devant les tribunaux, on ne peut pas pour autant parler d’impunité en ce qui les concerne.

Dans ces conditions, il est difficile de voir en quoi la menace d’une nouvelle sanction améliorera la sécurité des acteurs humanitaires. En effet, cette menace existe déjà et elle n’a que peu d’impact sur les attaques commises par les gouvernements. Concernant les groupes armés non étatiques, la menace d’une sanction nouvelle semble encore moins dissuasive puisque ces individus sont déjà considérés par les droits nationaux des pays comme des criminels terroristes même en dehors d’attaque spécifique sur les acteurs humanitaires.

La priorité pour la France est de restaurer la légitimité du statut humanitaire dans les lois anti terroristes

C’est pour cela qu’MSF s’est clairement distancié de certaines propositions françaises en insistant sur la priorité pour la France de contribuer activement à restaurer la légitimité du statut humanitaire protégé par le DIH dans les lois antiterroristes nationales et internationales. Il s’agit d’un préalable à toute autre velléité de protection. C’est aussi une nécessité urgente pour limiter l’insécurité à laquelle nous sommes confrontés quotidiennement sur les terrains de conflit.

Nous attendons avec beaucoup d’impatience une prise de position claire du Président Macron concernant l’exemption de l’action humanitaire vis à vis des infractions terroristes en situation de conflit. Nous savons que cette action requiert clairvoyance et détermination au plus haut niveau politique pour éviter la surdité et les fausses prudences administratives. Nous constatons malheureusement que la CNH 2020 n’a pas retenu la participation d’MSF dans sa table ronde sur le contre-terrorisme mais l’a inclus dans les débat plus généraux de la table ronde sur le DIH.

En attendant que notre appel soit entendu des vrais décideurs, nos actions sur les terrains de conflit resteront livrées à l’ambiguïté juridique, privées du soutien auquel nous devrions avoir droit dans une démocratie humaniste respectueuse de ses engagements en matière de droit humanitaire.

Françoise Bouchet-Saulnier

 

Qui est Françoise Bouchet-Saulnier ?

Françoise Bouchet-Saulnier, docteur en droit et magistrate, est la directrice du département juridique international de Médecins Sans Frontières (MSF).

Elle est l’auteur de nombreux ouvrages et articles sur l’action humanitaire, le droit humanitaire et la justice internationale, notamment le Dictionnaire pratique du droit humanitaire (éd. La Découverte, 4ème édition 2013), traduit en huit langues.

Elle participe à la définition des droits et responsabilités des actions humanitaires et médicales de MSF en situation de crises et de conflit armé concernant le secours général aux populations et le secours médical aux blessés, malades et victimes de violence.

Au cours des 30 dernières années, elle a contribué au développement des politiques, des pratiques et des prises de paroles publiques de MSF sur l’action humanitaire, la défense de l’espace humanitaire, l’accès aux victimes, la protection des populations face aux crimes de masse, et les enjeux liés aux interventions militaires internationale et à la justice pénale internationale

Mme Bouchet-Saulnier est chargée d’enseignement en master à l’Institut d’Études Politiques de Paris, à l’Institut Catholique de Paris et à la Sorbonne. Elle fait également partie du comité éditorial de la Revue internationale de la Croix-Rouge et du comité éditorial des études historiques publiées sur les grandes « Prises de parole publiques » de MSF.

 

Le management chez MSF – Partie 2

Réunion de groupe de l’équipe MSF avec les leaders communautaires pour discuter et évaluer les besoins, les problèmes et les défis sanitaires et humanitaires dans le village de Kurtunle, Ethiopie. Photo: Susanne Doettling, MSF.

Dans un premier entretien, Marion Péchayre évoquait différents problèmes relatifs au management chez Médecins Sans Frontières : travail en silo, multiplication des outils de gestion dans une perspective de contrôle, omniprésence des demandes de validation, effacement du rôle des individus au profit d’une présentation pseudo scientifique des faits et des projets, etc. Dans cette interview, réalisée par Elba Rahmouni, il est cette fois question des solutions à apporter à ces différents problèmes, autant d’hypothèses pour améliorer nos façons de travailler. Marion Péchayre n’entend pas donner des recettes toute faites mais plutôt un état d’esprit empreint de « sagesse pratique » (un concept de sociologie des professions) et de management par la délibération que chacun, et chaque équipe, pourra mettre en œuvre à sa manière. 

0. Remarque préliminaire

Dans notre premier entretien, tu disais vouloir modifier nos manières de travailler plutôt que notre structure, peux-tu préciser pourquoi ? 

Ces dernières années, les dirigeants de MSF se sont beaucoup intéressés à la modification de notre structure : réforme destinée à redonner du pouvoir aux responsables opérationnels du département des opérations, création de nouveaux départements (département achats et approvisionnement en 2014), clarification des niveaux de responsabilité et encouragement à plus d’autonomie. Malgré ces initiatives, la difficulté du travail en silo n’a fait que s’accentuer depuis les années 1990. Du coup, je me suis dit qu’il fallait peut-être commencer par réfléchir à nos façons de travailler au sens large, avant de s’attaquer à des réformes d’organigrammes.

En discutant avec les participants d’une session du FOOT1, du personnel international comme du personnel national, issus du siège et du terrain, je me suis rendue compte que la plupart d’entre eux ne souhaitaient pas d’une nouvelle réforme de structure leur accordant plus d’autonomie. Ils craignaient qu’une « décentralisation » les laisse encore plus seuls pour exercer leurs responsabilités. En revanche, la plupart souhaitaient être davantage consultés sur les orientations stratégiques de leurs projets et soutenus pour faire face à leurs difficultés. Ainsi, c’était moins l’organigramme en tant que tel qui leur posait problème que les relations de travail quotidiennes entre départements et avec le siège.

1. La sagesse pratique

Tu parles d’« adapter notre management à la spécificité de notre travail humanitaire ». Qu’y a-t-il de spécifique à notre travail ? 

Le cœur de notre travail est de déployer des soins médicaux (parfois dans l’urgence) dans des pays à ressources limitées, dans des situations dynamiques, souvent volatiles. C’est un travail marqué par un haut degré d’incertitude, comparable à de nombreux égards au travail médical.

Des recherches en sociologie sur les professions médicales montrent que les médecins ne s’appuient pas uniquement sur un raisonnement scientifique lorsqu’ils doivent faire des choix thérapeutiques, pour adapter la prise en charge à chaque patient et à chaque situation de soins. Si la connaissance scientifique est un prérequis aux soins, chaque soignant y adjoint son expérience pratique ainsi que, le cas échéant, des échanges avec ses pairs. Le sociologue Florent Champy appelle « sagesse pratique » cette forme de rationalité qui mobilise autant les connaissances théoriques (science), les savoirs pratiques (guidelines, procédures) que l’expérience professionnelle : la sienne et celle de ses pairs. Dans cette logique, la décision médicale s’apparente à un pari sur les objectifs de soins (soulager, guérir, prévenir, rassurer…) et sur les moyens thérapeutiques. Un pari dont on ne peut, par définition, pas garantir le résultat à 100%.

Les acteurs de l’aide sont dans une situation comparable. Dans chaque situation où nous intervenons, il y a une part d’incertitude sur les buts de l’action (qui aider en priorité par exemple), sur les moyens à mettre en œuvre et sur les résultats de l’action ; notamment parce que nous ne pouvons pas anticiper comment les patients, les autorités et nos collègues vont réagir. Nos décisions, nos choix, sont des paris, que nous devons réévaluer et justifier en permanence. Si la maîtrise de connaissances et de savoir-faire techno-scientifiques (notamment médicaux) est essentielle, elle n’est pas tout. La capacité à convoquer nos expériences passées, à réfléchir par induction (qu’est-ce qui est comparable, différent des situations antérieures), par intuition, est tout aussi importante.

Or nous vivons dans un monde qui survalorise la rationalité scientifique. Lorsque nous prenons des décisions, ce sont en général les arguments d’apparence scientifique qui sont mis en avant, le plus souvent quantitatifs. Les décisions y apparaissent souvent comme la seule option possible, occultant ainsi la part d’incertitude et le fait que nous avons toujours le choix.

Le problème, lorsque l’on rend la part d’expérience et le jugement professionnel invisibles dans le travail, c’est de se priver de la mise en discussion collective, de la confrontation de cette expérience à d’autres expériences, celles des collègues. Le danger de ne pas voir que nos décisions tiennent plus du pari informé que de la conclusion scientifique logique, c’est de croire que nos décisions sont définitives, qu’elles sont « les bonnes », et qu’elles doivent être poursuivies coûte que coûte.

2. Le management par la délibération

En quoi consistent les espaces de délibération ? 

La délibération est l’un des moyens de faire en sorte que nos paris opérationnels soient le plus éclairés et le moins risqués possible. C’est aussi une manière de gérer l’écart irréductible entre ce qui est « prescrit » par l’organisation (les procédures, les normes, etc.) et le « réel » du travail (les procédures doivent parfois être adaptées, les normes ne peuvent pas toujours être respectées, des imprévus surgissent, etc.)2. Les espaces de délibération permettent de discuter de ces écarts et de la façon de les gérer. Tout ce qui peut se passer de manière routinière, comme prévu et sans gêner les autres n’a peut-être pas besoin d’être discuté ; mais le reste, l’inhabituel, le problématique, doit au contraire l’être. Et les réunions doivent être essentiellement dédiées à cela, plus qu’à un rendu de comptes détaillant ce que l’on a fait et qui peut être consigné à l’écrit quelque part pour une meilleure coordination.

Les désaccords professionnels entre collègues ont toute leur place au sein de ces espaces de délibération car c’est précisément à partir des divergences (de leur explicitation, de leur mise en discussion) que de nouvelles règles temporaires peuvent émerger. Il ne s’agit pas de chercher le consensus à tout prix, mais d’entendre une pluralité de points de vue et d’arguments venant nourrir un arbitrage fait par le responsable d’équipe ou celui qui a amené la question à ses collègues. Cette approche permet de décider collectivement de s’écarter de certaines règles, sans pour autant laisser le champ libre à chacun de décider de nouvelles règles tout seul dans son coin.

Ce que le management par la délibération n’est pas :

  • Une révolution. Discuter les expériences et les avis professionnels, prendre des décisions dans l’incertitude, sont des pratiques qui existent déjà. Mais il serait bien de leur donner plus de valeur et d’y consacrer plus de temps.
  • Encore des réunions. Il ne s’agit pas nécessairement de rajouter des réunions mais de transformer le contenu de celles qui existent. Aujourd’hui, les réunions d’équipe sont souvent des moments de rendu de comptes et de coordination en vue de tenir un planning. Dans les espaces de délibération, les équipes s’attèlent à discuter des difficultés et plus spécifiquement de l’écart entre ce qui était prévu ou ce que dit le protocole (le travail prescrit) et ce qui se passe en réalité (le travail réel).
  • La fin des objectifs. On peut distinguer management par objectifs et management par la délibération, pour autant le management par la délibération ne signifie pas la disparition des objectifs qui sont nécessaires pour établir une direction commune et nous organiser. Mais dans le management par la délibération, les objectifs ne sont pas tout ce dont on parle, les discussions sont guidées par ce qui résiste à nos plans, quitte à rediscuter des objectifs et parfois les ajuster.
  • L’anarchie. Si parfois les règles et les procédures doivent être adaptées, il ne s’agit pas pour autant de laisser chacun décider d’agir comme il l’entend : c’est la discussion collective, avec ses collègues de travail ou ses pairs, qui régule l’écart à la règle. Un individu qui souhaite s’écarter de la règle doit soumettre son idée à la discussion pour que ses collègues évaluent du point de vue de leur fonction la possibilité et les risques associés, et partagent ainsi la responsabilité de ne pas respecter la procédure.

3. Le principe de subsidiarité 

Qui doit décider ? Faut-il aller vers moins de centralisation ? 

Aujourd’hui, il me semble que l’enjeu est moins celui de la centralisation ou de la décentralisation de la décision que celui de la coproduction, ou de l’association de plusieurs personnes aux discussions qui précèdent un arbitrage. Différents espaces de délibération doivent exister : d’une part au même niveau hiérarchique entre différentes fonctions et d’autre part entre niveaux hiérarchiques (terrain, capitale, siège).

Selon le principe de subsidiarité, il convient de refuser de prendre une décision que quelqu’un à un niveau inférieur pourrait prendre. Cette définition rapide ne permet pas toujours à une personne de savoir ce qui relève de sa responsabilité ou pas. Je pense que c’est une fausse piste que de penser qu’un guide, aussi exhaustif soit-il, pourrait être une réponse à cette difficulté. Je pense qu’il il est nécessaire d’avoir quelques grandes règles écrites sur les responsabilités de chacun (validation annuelle d’un budget par projet, responsabilités relatives aux procédures d’achat etc.) afin d’avoir un cadre clair et simple. Mais pour le reste, on doit pouvoir réguler au fur et à mesure en consultant son supérieur ou ses collègues, en leur demandant d’abord leur avis et non leur validation. Il me semble que cette pratique permettrait de mieux comprendre les contraintes de ses collègues, décloisonnerait le travail et in fine amènerait à construire ensemble des décisions.

4. La voix de tous ou la voix des plus forts

Le management par la délibération, est-ce une manière de décider qui inclut le plus de personnes possibles ou, au contraire, s’agit-il d’un système qui encourage et légitime les individus les plus performants dans la maîtrise de l’expression et de l’argumentation ? 

Je préfère une organisation qui valorise des pratiques de confrontation d’idées et de points de vue, qu’une organisation qui encourage les individus à respecter et faire respecter des règles.

Ceci étant, donner son avis est une action par laquelle on s’expose, c’est une prise de risque (celui d’être en désaccord avec les autres) qui n’est pas toujours évidente. Il faut donc du temps à chacun pour trouver ses marques au sein d’une équipe, connaître les autres suffisamment et savoir comment exprimer son point de vue. Si ces espaces existent en routine, cela permet de s’entraîner, de s’habituer à discuter.

A mon avis, il est important que les managers partagent leurs doutes, ne se posent pas en autorité-qui-sait, et donnent l’exemple en présentant leur choix non comme des vérités mais comme des hypothèses. MSF devra aussi proposer des formes d’accompagnement pour permettre à tous ses membres de développer leurs capacités d’argumentation (par des formations ou du mentoring).

Une équipe de MSF lors d’une réunion avec HP et les infirmières dans le bureau de MSF à Kouroussa, Guinée pour évaluer le développement du projet communautaire. Photo : Albert Masias, MSF.

5. Satisfaction individuelle et mission sociale

Cette manière de travailler a-t-elle pour objet de rendre le travail plus satisfaisant du point de vue des individus ou de mieux accomplir notre mission sociale ? 

Nous nous sommes intéressés aux façons de travailler car nous remarquions une certaine rigidité bureaucratique ralentissant et alourdissant notre travail. Cela s’accompagnait de plaintes et de frustrations à différents niveaux : les responsables opérationnels trouvaient que les « fonctions supports » endossaient plus un rôle de contrôle que de soutien ; et, en parallèle, les départements supports se plaignaient de ne pas être suffisamment considérés et inclus dans les discussions portant sur les choix opérationnels.

Plusieurs travaux de recherche3ont montré que les espaces de délibération permettaient non seulement de prévenir certaines frictions dues au manque de consultation préalable (et d’éviter la charge de travail associée à leur gestion), mais surtout de redonner prise à chacun sur le sens de son travail, dans la mesure où tous les avis comptent.

On pourrait penser que le management par la délibération est trop chronophage par rapport à la nécessité d’agir rapidement dans la conduite de nos opérations. D’abord, il ne s’agit évidemment pas de discuter de tout. Ensuite, à mon avis, le temps passé à discuter des problèmes s’avère en réalité moindre par rapport à celui passé à résoudre des difficultés engendrées par le manque de discussion. Selon le psychiatre et psychologue du travail Christophe Dejours, nous vivons dans une société malade de la surcharge de travail. Il affirme qu’une partie de cette surcharge peut être directement attribuée à la fragmentation du travail, notamment lorsque chacun doit passer un temps considérable à reconstituer des informations que d’autres personnes possèdent.

Notre hypothèse (peut-être naïve et qu’il faudrait tester) est donc que le management par la délibération améliorera à la fois la satisfaction des personnes et l’efficacité globale de l’organisation.

6. Les managers 

Comment s’y prend le « bon » manager pour mettre en place un management par la délibération ?

Le manager ou responsable d’équipe a un rôle essentiel. Il doit d’abord être capable de repérer les sujets importants à discuter en équipe, tels que les « conflits de normes » entre départements, et d’autres difficultés rencontrées dans la mise en œuvre des activités. Pour ce faire, il faut qu’il s’intéresse au travail quotidien, réel, des membres de son équipe, et aux problèmes rencontrés par chacun : pourvoir un poste aux conditions de rémunération fixées par les grilles de salaire parfois déconnectées du marché de l’emploi, suivre une recommandation du département médical qui s’écarte des politiques nationales ou nécessitant des moyens supplémentaires, renvoyer en temps et en heure la comptabilité ou les statistiques médicales malgré des désagréments informatiques, respecter des injonctions contradictoires comme diminuer la  surface d’exposition à l’insécurité  tout en  préservant la qualité médicale, etc.

Contrairement au monde de l’entreprise où il est fréquent que les « professionnels du management » méconnaissent le travail réel des salariés, les responsables MSF connaissent en général le métier des personnes qu’ils encadrent. Ils l’ont souvent exercé auparavant, comme logisticien, administrateur, soignant, responsable d’activité, coordinateur de terrain… En revanche, ils ne connaissent pas toujours le travail réel des collègues d’autres départements. Je pense qu’il faudrait les encourager à affiner leur connaissance du « travail humanitaire » dans toutes ses dimensions, quitte à faire des « micro-stages » avec des collègues occupant d’autres fonctions (par exemple, que le coordinateur médical passe plusieurs jours avec le coordinateur de Ressources humaines qui lui explique les enjeux et contrainte de sa fonction – et vice versa).

Dans le management par la délibération, le manager doit prêter une attention particulière au travail de formalisation. La formalisation permet de :

  • S’assurer que l’on s’est bien compris à l’oral. Après une réunion, il est utile d’écrire aux participants pour s’assurer que tout le monde est d’accord sur ce qui a été dit ; cela ne va pas toujours de soi.
  • Continuer à réfléchir. L’épreuve de l’écrit pousse à la précision des idées. Parfois, c’est en écrivant qu’on se rend compte que certains raisonnements ne sont pas si évidents qu’ils ne paraissent ou pas suffisamment étayés.
  • Rendre disponibles les informations au-delà du cercle des personnes qui ont participé. Une fois transcrites à l’écrit, les discussions peuvent être archivées et diffusées à toutes les personnes susceptibles d’être intéressées.
  • Garder une trace pour l’avenir. Si l’on considère que nos décisions sont des paris, et non des bonnes décisions qui s’imposeraient d’elles-mêmes, alors nous devons observer ce qu’elles produisent et parfois les ajuster. Cela requiert de nouvelles discussions pour lesquelles il est intéressant (voire nécessaire) de repartir de ce qui a déjà été dit. Avoir une trace du passé permettant de réévaluer est donc très important.

7. L’institution 

Qu’est-ce qui a été fait dans la maison pour développer le management par la délibération ?

Les aspects concrets de cette approche ont été développés dans le cadre de la révision de notre formation au management d’équipe. Nous avons renommé le FMT (Field Management Training) en WoW (Ways of Working), dorénavant ancré dans cette réflexion autocritique sur nos pratiques. Une nouvelle politique de « Learning & Development » pour les salariés de MSF France a vu le jour et ses manifestations concrètes commencent à émerger. Par exemple le changement de format du bilan individuel de fin de mission, s’intéresse à ce que les individus ont réalisé et appris, vérifie qu’ils se sont intéressés aux contraintes de travail de leurs collègues et des membres de leurs équipes, plutôt que de juger, de manière normative, leur niveau de compétence dans une série de domaines.

Lorsque nous présentons cette approche, en formation notamment, je sens que, globalement, elle séduit les gens. Certains ne nous ont d’ailleurs heureusement pas attendus pour travailler de la sorte, et j’espère que cela leur donnera des arguments pour faire valoir leur vision auprès de leurs collègues et chefs au besoin.

Par exemple, plusieurs personnes impliquées dans la réponse à l’épidémie de Covid-19 en Île-de-France me racontaient à quel point la dynamique d’équipe du projet avait été enthousiasmante malgré tous les obstacles rencontrés, justement parce qu’ils avaient mis en place des moments de discussion quotidiens pour partager leurs questions, leur inconfort, pour exprimer parfois leurs désaccords et in fine affiner ce qu’ils étaient en train de faire. En les écoutant, je me disais qu’ils semblaient comme soudés par ces échanges, par la construction au jour le jour d’un récit commun autour de l’objectif d’aider les personnes les plus en marge du système en France. Dans ce cas, l’équipe a su compenser l’effet pervers du travail en silo. En revanche, plusieurs d’entre eux ont noté à quel point des espaces de discussion avec les niveaux hiérarchiques supérieurs avaient manqué, faisant de la fragmentation verticale une entrave à la qualité de leur travail.

Tout responsable d’équipe peut mettre en place une telle approche à son niveau avec son équipe indépendamment de ce qui se passe au niveau hiérarchique supérieur, et c’est d’ailleurs l’occasion pour les individus d’influencer les décisions, voire même de marquer de leur empreinte certains projets. Pour autant, le seul moyen d’institutionnaliser cette pratique serait qu’elle soit adoptée à tous les niveaux afin que les responsables d’équipe donnent l’exemple, y compris au plus haut niveau de l’organisation.

8. Pour conclure… 

Personnellement, ce travail de réflexion m’a donné envie de me confronter à nouveau directement au travail de terrain avec les équipes, c’est pourquoi je repars en mission pour deux ans en espérant mettre à l’épreuve cette approche du management par la délibération, et en la prenant comme une hypothèse sur la meilleure façon de travailler et dont les résultats doivent être observés et surtout discutés.

Retrouvez la première partie de l’entretien ici.

Cet entretien est paru le 20 juillet 2020 sur le site de MSF-Crash.

Marion Péchayre

Anthropologue de l’action humanitaire. Avant de faire de la recherche, Marion Péchayre a travaillé en tant que responsable et coordinatrice de programmes sur le terrain puis au siège de Solidarités International. Elle a un doctorat en Development Studies (SOAS University of London) et un Master en Management international (ESCP Europe). Elle enseigne à PSIA et au Humanitarian and Conflict Response Institute (HCRI). Ses principales publications sont : « Politics, Rhetoric, and Practice of Humanitarian Action in Pakistan » (dans « The Golden Fleece: Manipulation and Independence in Humanitarian Action » Kumarian Press, 2012) et « Impartialité et Pratiques de Triage En Milieu Humanitaire. Le Cas de Médecins Sans Frontières Au Pakistan » (dans « La Médecine Du Tri. Histoire, Éthique, Anthropologie » PUF, 2014).