« Après le retrait occidental, qui prendra la place en Afghanistan ? »

Dans une Tribune pour Marianne parue le 18 septembre 2021, Alain Boinet fait le point sur les défis futurs qu’implique la nouvelle situation de l’Afghanistan depuis la chute de Kaboul, le 15 août dernier, tant au niveau intérieur que géopolitique.

Si les observateurs avertis s’attendaient à une victoire finale des talibans après le retrait américain et de l’Otan, personne ne semblait avoir anticipé l’effondrement du gouvernement d’Ashraf Ghani, de l’armée et de la police. Il y a là des leçons à méditer pour la suite.

Si l’intervention militaire américaine sous mandat des Nations unies était pleinement justifiée et nécessaire après la destruction du World Trade Center, plusieurs erreurs lourdes de conséquence ont ensuite été commises. D’abord celle d’avoir cru que les talibans étaient définitivement vaincus. Ensuite, celle de ne pas les avoir invités à la Conférence de Bonn, le 5 décembre 2001, alors que toutes les factions afghanes y participaient, sauf eux. Rappelons que l’objectif était de mettre un terme au conflit et de promouvoir la réconciliation.

Puis, celle d’avoir plaqué un modèle occidental sur un pays qui ne l’est pas, en oubliant sa farouche tradition d’indépendance, sa réputation de « cimetière des empires » en prenant ainsi le risque que les talibans deviennent les patriotes luttant contre l’occupation étrangère. Gérard Araud, ancien ambassadeur de France aux États-Unis, fait ce constat dans Le Point: « Les talibans sont sans doute plus proches des mœurs, des croyances et des pratiques de la majorité du pays, que les élites de Kaboul. » La question qui se pose maintenant est de savoir quelles relations avoir avec ce pays de 38 millions d’habitants avec les talibans au pouvoir.

Six défis pour l’Afghanistan

L’Afghanistan nous confronte à six immenses défis majeurs, tant pour les Afghans que pour nous-mêmes : l’aide humanitaire, les droits humains, l’émigration, le terrorisme, la drogue et la géopolitique.

Le défi humanitaire. Depuis l’époque de l’invasion soviétique dans les années 1980, l’aide humanitaire ne s’est jamais interrompue malgré les vicissitudes. Elle n’est jamais négociable quand il s’agit de sauver des vies. Aujourd’hui, un Afghan sur trois a faim, un million d’enfants risquent de sombrer dans la malnutrition sévère, les médicaments manquent, les salaires ne sont plus versés, les services publics et de proximité sombrent et le pays est comme fermé. L’ONU vient justement de tirer la sonnette d’alarme pour mobiliser les secours.

Le défi migratoire. Le Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations unies (HCR) déclare craindre le départ de 500 000 Afghans cette année dans le « pire des scénarios ». Il faut donc faire vite, car l’hiver approche et un effondrement humanitaire et économique aurait pour conséquence de jeter de nombreux Afghans sur les routes de l’exil forcé.

« Seuls les talibans auront le pouvoir nécessaire pour interdire l’opium. »

Le défi de la drogue. La production afghane de pavot dont on tire l’opium, puis l’héroïne, représenterait 84 % des drogues opiacées vendues dans le monde, en Europe particulièrement. En 2020, la production d’opium se montera à 6 300 tonnes. La drogue est une menace grave de santé publique et de propagation de la corruption. Bernard Frahi, ancien directeur de la lutte contre la drogue pour l’ONU en Afghanistan et au Pakistan, appelle à « renouer le dialogue » pour obtenir une « interdiction totale des cultures d’opium ». Il faudra alors proposer des cultures de substitution efficaces et rentables aux agriculteurs afghans. Mais seuls les talibans auront le pouvoir nécessaire pour interdire l’opium !

Le défi géopolitique. Après le retrait occidental, qui prendra la place ? Si aucune armée ne s’aventurera dorénavant en Afghanistan, il y a un large espace de coopération. Avant même la retraite américaine, le ministre chinois des Affaires étrangères, Wang Yi a rencontré le numéro deux des talibans, le mollah Baradar, tout en fustigeant les États-Unis. Le Qatar fait aujourd’hui office d’antichambre pour les nouveaux maîtres de Kaboul. Soutien indéfectible des talibans, le Pakistan entend en tirer des avantages. La Turquie a annoncé son intention de coopérer tandis que l’Iran et la Russie affichent une position pragmatique. Le monde a bien changé depuis 2001 ! Pour les pays occidentaux, toute la question est de savoir s’ils vont laisser la place à ces pays et perdre ainsi toute influence dans cette région.

Le défi du terrorisme. L’Afghanistan abrite actuellement des combattants d’Al-Qaida et de Daech appelé État islamique au Khorassan (EIK). Si les talibans se sont engagés auprès des Américains et des Chinois à ce que l’Afghanistan ne serve pas de base à des attaques terroristes contre eux, il s’agit maintenant d’en faire la preuve. D’autant que cela n’inclut pas les pays de l’Union européenne, dont la France, qui n’ont encore obtenu aucune assurance.

« Ou bien chercher à isoler les talibans, voire à les punir, ou s’engager dans un dialogue difficile et exigeant. »

Toutefois, l’attentat de Daech le 26 août à l’aéroport de Kaboul qui a fait plus de 300 morts peut être considéré comme une déclaration de guerre contre les talibans. Mais l’Afghanistan est grand avec ses vallées et ses montagnes et les terroristes peuvent facilement se déplacer de part et d’autre de la frontière pakistanaise ! L’erreur à ne pas commettre serait à coup sûr de pousser les talibans dans les bras des djihadistes.

Le défi des droits humains. Ce sera la pierre d’achoppement. Qu’en sera-t-il des minorités ethniques, du gouvernement et des instances représentatives, de l’éducation, du statut des femmes en matière d’éducation et de travail, des médias ? Le secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres déclarait ces jours-ci : « Si nous voulons faire progresser les droits de l’homme pour le peuple afghan, le meilleur moyen est d’aller de l’avant avec l’aide humanitaire, de dialoguer avec les talibans et de tirer avantage de cette aide humanitaire pour pousser la mise en œuvre de ces droits. »

Croisée des chemins

Au fond, il y a deux grands choix possibles. Ou bien chercher à isoler les talibans, voire à les punir, ou s’engager dans un dialogue difficile et exigeant fondé sur les six défis auxquels nous sommes confrontés ensemble. Est-ce vraiment la fin de la guerre ? Les Afghans peuvent-ils s’engager progressivement sur le chemin de la paix ? La voie est étroite, mais elle se décide maintenant. Ce ne sera certes pas simple après vingt ans de guerre et de divisions.

Cela dépend aussi des talibans dans leur politique à l’égard de leurs opposants, des femmes et des pays occidentaux. Ils doivent faire leurs preuves, d’autant que l’Afghanistan vit une situation humanitaire dramatique. Soyons aussi réalistes, tout le monde a maintenant compris que les talibans étaient résistants et que nous ne reviendrons pas à la situation antérieure ! Des discussions sont en cours à Doha avec l’ancien président Hamid Karzaï et l’ancien Premier ministre, Abdullah Abdullah. Même Ahmad Massoud, le fils du fameux commandant Massoud, est prêt à négocier, mais pas à se rendre.

Lakhdar Brahimi, ancien ministre algérien des Affaires étrangères et ex-représentant spécial des Nations unies pour l’Afghanistan déclarait récemment : « La paix était possible avec les talibans, mais encore eût-il fallu qu’on leur parle. »

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L’Afghanistan des Talibans et nous

Mission humanitaire dans les années quatre-vingt. Un mois de marche à pieds pour rejoindre le nord de l’Afghanistan. De droite à gauche, Alain Boinet, Fahim, François et Jean-François.

L’histoire retiendra la date du 31 août 2021 comme le symbole du retrait chaotique des États-Unis et de leurs alliés de l’OTAN d’Afghanistan après 20 ans d’une guerre qui avait débuté avec l’invasion soviétique le 27 décembre 1979. Maintenant que les Talibans ont pris le pouvoir à Kaboul et qu’ils sont là sans doute pour longtemps, il est temps de tirer quelques leçons utiles pour penser la nouvelle période qui commence.

Je parle ici à titre personnel comme un ami de l’Afghanistan depuis une première mission humanitaire en 1980, suivi par beaucoup d’autres avec Solidarités International et par un plaidoyer constant pour soutenir la population afghane. Souvenons-nous aussi que l’Afghanistan a joué un rôle déterminant avec les ONG dans la révolution humanitaire du « devoir d’assistance » qui a commémoré ses 50 ans l’année dernière et qui a été décisive depuis pour l’accès des secours aux populations en danger dans le monde.

J’ai bien conscience en écrivant ces lignes que je sors de l’humanitaire stricto sensu. Je crois que c’est le moment de partager mon expérience et mes réflexions dans la mesure où les erreurs politiques, les errements idéologiques, l’ignorance et les conflits engendrent des drames sans fin. C’est justement le cas de l’Afghanistan depuis 41 ans ! Et puis, j’entends et je lis dans les médias tellement d’approximation, d’erreur et de partis pris de la part de personnes qui ne sont jamais allées en Afghanistan et qui au fond n’y connaissent pas grand-chose, que cela me conduit à témoigner.

Des Afghans se rassemblent au tarmac de l’aéroport de Kaboul le 16 août 2021 pour fuir le pays @Carlos Branson / Alamy Stock Photo

Nous avons tous en tête les images de panique à l’aéroport de Kaboul, les attentats sanglants de l’Etat Islamique au Khorasan (EI-K), le chaos et la peur. J’ai une pensée pour tous ces afghans qui ont fuient leur pays et ceux qui n’ont pas encore pu partir. On ne s’exile jamais sans souffrance. Saluons l’engagement de tous les pays, dont la France, qui ont évacué celles et ceux qui ont coopéré avec eux pour les protéger et les accueillir.

Une victoire prévisible.

Si les observateurs lucides, et les femmes et hommes de terrain s’attendaient à une victoire des Talibans après le retrait des Américains et de leurs alliés, personne, pas même les Talibans, n’avaient prévu un effondrement si rapide du gouvernement, de l’armée et de la police et finalement de tous les opposants. C’est depuis 40 ans une première dans l’histoire de ce pays qui en dit long sur le régime mis en place à l’issue des Accords de Bonn le 5 décembre 2001 après la chute des Talibans.

L’intervention militaire américaine sous mandat des Nations-Unies était justifiée après la destruction du World Trade Center à New York par Al Qaïda le 11 septembre 2001, et les 3000 victimes qu’elle a causé. L’erreur a été de croire ensuite que les Talibans étaient définitivement vaincus après leur retrait de Kunduz et de Kaboul. Plus grave a été la faute politique de ne pas les inviter à participer, avec toutes les autres factions afghanes, pourtant très divisées entre elles et parfois aussi radicales que les Talibans, à participer aux accords de Bonn alors que l’objectif premier était de mettre un terme au conflit et de promouvoir la réconciliation.

Mais quelle est la cause principale de la victoire des Talibans 20 ans plus tard ? N’est-elle pas celle d’avoir voulu, envers et contre tout réalisme, plaquer un modèle politique de type occidental sur un pays qui ne l’est pas, en oubliant ses caractéristiques identitaires et historiques, sa longue tradition d’indépendance farouche et sa réputation de « cimetière des empires ».

Talibans à Kaboul le 18 août 2021 @John Smith/ Shutterstock

Hubert Védrine, ancien ministre des Affaires étrangères, a annoncé (Marianne 20 au 26.8.2021) « L’Afghanistan est le tombeau du droit d’ingérence » et d’ajouter « Nous avons menti à ces peuples en danger ». Bernard Kouchner, autre ancien ministre, vient de lui rétorquer (L’Express 26.8.2021) « Non, le droit d’ingérence n’est pas mort ». C’est tout le débat entre l’école du réalisme géopolitique et des intérêts nationaux, et celle principalement fondée sur les droits de l’homme. Pourtant l’ingérence dans les affaires d’un autre pays n’est pas une nouveauté dans les relations internationales.

Nous devons ici lever une ambiguïté qui consiste simplement à distinguer l’humanitaire du politique. L’humanitaire dont nous parlons dans cet article est celui de la neutralité, de l’impartialité des secours fondés sans exclusivité sur l’urgence des besoins vitaux et l’indépendance de ces acteurs. Si l’ingérence n’aura jamais de fin, il est en revanche probable que l’interventionnisme occidental et le « state building » seront sérieusement révisés, si ce n’est oubliés.

Pour revenir à l’Afghanistan, je me suis récemment fait la réflexion que si l’on n’avait pas vécu dans les campagnes afghanes, si l’on n’avait pas cohabité avec des combattants sur le terrain comme les humanitaires le font par nécessité, dormi et mangé dans les mosquées où nous étions accueillis, si l’on ne connaissait que les villes, les élites et les dirigeants, il serait difficile de comprendre profondément ce pays et la majorité de sa population, toutes ethnies confondues. Gérard Araud, ancien ambassadeur de France aux États-Unis va jusqu’à dire « Les Talibans sont sans doute plus proches des mœurs, des croyances et des pratiques de la majorité du pays, que les élites de Kaboul ». A-t-on bien compris que les Talibans, porteurs d’un modèle islamique conservateur rigoriste appliquant strictement la charia, allaient alors devenir de fait les patriotes de la lutte contre la présence étrangère et acquérir une nouvelle légitimité dans la population.

Peut-on imposer la démocratie et le libéralisme par la force des armes et poursuivre en Afghanistan le projet de Georges W. Bush de « state building » pour démocratiser par la violence le Grand-Moyen Orient en s’attaquant à l’Irak de Saddam Hussein avec les conséquences que l’on sait : mensonge, chaos, destructions, renforcement de l’Iran Chiite, création puis expansion de Daech dont on retrouve maintenant les métastases en Afghanistan, au Sahel, dans la région du Lac Tchad, au Libéria et qui s’étend en Afrique sub-saharienne vers le Golfe de Guinée.

Le Président de la République, Emmanuel Macron, vient d’en faire le bilan en l’appliquant au Mali : « Je ne crois pas au « state building » : ce n’est pas aux Occidentaux d’aller construire un Etat au Mali ». Et d’ajouter dans un entretien au Journal du Dimanche (29.8.2021) depuis l’Irak où il participait à une Conférence internationale sur la stabilité et la lutte contre le terrorisme : « Nous avons donc tiré au Mali les conséquences avant l’heure de ce qu’on a vu en Afghanistan ».

La question qui se pose maintenant est de savoir ce que l’on va faire avec l’Afghanistan, ses 38 millions d’habitants et les Talibans qui sont là à priori pour longtemps. Un premier élément de réponse a été posé par Emmanuel Macron au moment où la France, la Grande Bretagne et l’Allemagne ont déposé un projet de résolution au Conseil de sécurité des Nations-Unies. Celui-ci vise à définir « sous contrôle onusien, une « zone de sécurité » à Kaboul » afin de poursuivre l’évacuation des afghanes et afghans qui ont travaillé avec les français et avec d’autres pays occidentaux. Et de préciser « C’est l’une des conditions préalables que nous posons à toute relation avec les Talibans ». Des discussions ont commencé avec les Talibans à Doha et avec le Qatar afin d’ « aménager des opérations de pont aérien ».

Cela est le préalable d’un dialogue qui pourrait ensuite se poursuivre et s’élargir avec les Talibans comme le font déjà plusieurs pays. Par le passé et durant longtemps, de nombreux experts considéraient que l’Afghanistan n’était pas une question stratégique internationale et l’ont par conséquent négligé. Et pourtant, en 40 ans, ce pays a vu successivement intervenir l’Union Soviétique puis les Etats-Unis et l’OTAN. Enfin l’intervention du Chef de l’Etat français à la télévision le 16 août sur l’Afghanistan a brusquement donné à ce pays un tout autre statut, non sans raison. L’Afghanistan nous confronte aujourd’hui à 5 questions stratégiques incontournables qui sont autant de défis : le terrorisme, la drogue, l’immigration, la géopolitique et les droits humains.

Les 5 questions stratégiques en Afghanistan.

Terrorisme. L’enjeu est de savoir si l’Afghanistan peut devenir une base du terrorisme international. Or, le double attentat kamikaze perpétré par Daech ou l’Etat Islamique au Khorasan (EI-K) jeudi 26 août est une véritable déclaration de guerre faite aux Talibans. Ce qui distingue les Talibans de Daech et d’Al-Qaïda, c’est que les premiers ne s’intéressent qu’à l’Afghanistan alors que pour les Djihadistes, il s’agit seulement d’une base pour propager le terrorisme et leur idéologie ailleurs dans le monde. Les Talibans se sont engagés avec les américains à Doha, et plus récemment avec les Chinois, à ce que le territoire afghan ne soit pas utilisé à des fins terroristes dans le monde. Ils doivent donc en faire la démonstration.

La douleur des familles après l’attentat de L’Emirat Islamique à l’aéroport de Kaboul @ John Smith/ Shutterstock

J’aimerais aussi rappeler des faits qui sont oubliés ou méconnus. Oussama Ben Laden et Al-Qaida étaient en Afghanistan depuis longtemps avant la prise de pouvoir des Talibans en septembre 1996. Les Talibans n’étaient pas informés et n’ont pas participé à l’attentat contre le World Trade Center qui a conduit à leur chute. Ils en ont probablement tiré les leçons ainsi que celles de leur refus de livrer Oussama Ben Laden, pour des raisons de code d’honneur puisqu’il avait lutté avec les moudjahidins, qualifiés par l’Occident de « combattants de la liberté » contre les troupes soviétiques, alors qu’ils auraient simplement pu l’inviter à partir.

Drogue. La production afghane de pavot dont on tire l’opium, puis l’héroïne représenterait 84 % des drogues opiacées vendues dans le monde. En 2021, la production afghane d’opium a été de 6300 tonnes et représenterait entre 20 et 30% du PNB, soit entre 4,1 et 6,6 milliards de dollars, contre 18% pour l’agriculture légale. En 2020, la superficie des terres affectées à la culture du pavot a augmenté de 37%, soit 250.000 hectares, environ quatre fois plus qu’au milieu des années 1990 !

En juillet 2000, une fatwa du Mollah Omar, fondateur et chef des Talibans, avait conduit à une quasi-éradication du pavot en 2001, passant de 4600 tonnes en 1998 à 185 tonnes en mai 2001, concentré dans le nord-est du pays. Dans une récente tribune intitulée « Comment les Occidentaux ont laissé l’Afghanistan redevenir le pays de la drogue » (Le Figaro 25.8.2021), Bernard Frahi, contrôleur général honoraire de la police nationale et ancien directeur du bureau régional de l’ONUDC (Office des Nations Unies contre la drogue et le crime) pour l’Afghanistan et le Pakistan (1998 – 2002), appelle à « renouer le dialogue » et à « prendre les Talibans au mot en les mettant au défi d’imposer une interdiction totale des cultures d’opium ».

Migration. Beaucoup craignent un vaste mouvement migratoire comparable à celui des réfugiés syriens partis de Turquie vers l’Europe en 2015. Depuis longtemps, il y a près de 2,5 millions de réfugiés afghans en Iran et au Pakistan, issus principalement de la guerre avec l’Union Soviétique. Cette année, beaucoup sont rentrés d’Iran. En plus des 123.000 afghans évacués de l’aéroport de Kaboul depuis le 14 août, le Haut-Commissariat des Réfugiés des Nations-Unies (HCR) a déclaré craindre le départ de 500.000 afghans cette année dans « le pire des scénarios » tout en précisant que pour l’instant « aucun exode n’est constaté ».

Selon un récent bulletin d’UNOCHA (BCAH – Bureau commun des affaires humanitaires des Nations-Unies) présent à Kaboul, il y a eu depuis le début de l’année 558,123 déplacés forcés du fait des combats. Il est vrai aussi que l’Afghanistan représente aujourd’hui une terre d’émigration continue à cause des combats, de la pauvreté endémique et d’une forte démographie. Les postes frontières afghans sont actuellement fermés à l’exception de Spin Boldak au sud-ouest où les mouvements de part et d’autres de la frontière sont habituels. On ne voit donc pas d’exode significatif à ce stade, mais il faut prendre garde aux conséquences possibles d’un appauvrissement rapide, d’un affaiblissement de l’effort humanitaire et d’un isolement du pays.

Wang Yi rencontre le Chef de la Commission politique des Talibans de l’Afghanistan le mollah Abdul Ghani Baradar @Ministère des Affaires Étrangères Chinois
Le Ministre assistant des Affaires étrangères Wu Jianghao avec la délégation conduite par le mollah Abdul Ghani Baradar @Ministère des Affaires Étrangères Chinois

 

 

 

 

 

 

 

 

Relations internationales. C’est tout l’équilibre géopolitique qui est déstabilisé par le retrait occidental, l’effondrement du régime du président Asraf Ghani et la victoire des Talibans. Les Chinois n’ont pas attendu le départ des Américains pour recevoir officiellement une délégation conduite par le numéro 2 des Talibans, Mollah Baradar. La Turquie a annoncé par la voix de son président, Recep Tayyip Erdogan, son intention de coopérer. L’Iran, de son côté, semble bien disposé à le faire et la Russie sera pragmatique si elle reçoit des assurances concernant la sécurité et le terrorisme. Ne parlons pas du Pakistan qui a toujours soutenu les Talibans, ni de l’Arabie Saoudite et du Qatar qui les avait déjà reconnus en 1996. Pour les Etats-Unis et les pays de l’Union Européenne et celle-ci, toute la question est de savoir s’ils vont laisser dorénavant toute la place à ces pays et quelle pourrait être alors une politique alternative !

Droits humains. Ça sera la pierre d’achoppement majeure entre les pays occidentaux et le nouveau régime Taliban. Qu’en sera-t-il des élections, du parlement, des médias, de l’éducation, de la culture, du rôle des femmes dans la société ? Quand ils ont exercé le pouvoir à Kaboul entre 1996 et 2001, les Talibans ont laissé le souvenir d’un régime appliquant sévèrement la charia (lapidation, exécution publique, amputation, harcèlement et sanction physique,) et empêchant les jeunes filles d’accéder à l’enseignement supérieur et à l’exercice d’une activité professionnelle. Récemment, les Talibans, par la voix de leur porte-parole, ont déclaré officiellement qu’ils avaient besoin de femmes compétentes, qu’il s’agisse notamment de l’éducation et de la santé, et qu’elles pourraient travailler dans le respect des règles islamiques. Ils ont aussi demandé aux fonctionnaires de rester à leurs postes. N’est-ce-pas pas l’occasion de les prendre au mot et de fixer des lignes rouges ?

Le test des secours humanitaires.

Le premier test pour les Talibans comme pour les pays occidentaux portera sur l’aide humanitaire. Les Talibans vont-ils l’empêcher ou la contraindre après leur victoire, et les occidentaux vont-ils en interrompre le financement après leur départ ?

Najmuddin Hilal au centre orthopédique du CICR à Kaboul @CICR

Aujourd’hui un Afghan sur trois ne mange pas à sa faim, et 14 millions d’habitants sont confrontés à un risque de disette, si ce n’est de famine possible, selon les Nations-Unies. L’UNICEF nous alerte qu’un million d’enfants risquent de souffrir de malnutrition sévère. Sans oublier que depuis le début de l’année, les combats ont provoqué 550.000 déplacés qui nécessitent des secours suivis. De son côté l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé) s’inquiète de 500 tonnes de médicaments et de fournitures médicales stockées à Dubaï qui n’ont pas pu être livré.

Les Agences humanitaires des Nations-Unies par la voix de Martin Griffiths, le CICR (Comité International de la Croix Rouge) et les ONG humanitaires se sont engagés à rester en Afghanistan conformément à leur mission. Mais les obstacles ne manquent pas. Les Talibans vont-ils tenir leur engagement quand ils demandent aux humanitaires de rester et de poursuivre leur aide ? Aide qui n’est envisageable que dans le respect des principes de neutralité, d’impartialité, d’indépendance et des pratiques de maitrise complète du cycle de l’aide : évaluer, réaliser, vérifier, rendre compte.

Un responsable d’ONG, active sur place depuis 1987, évoque plusieurs difficultés immédiates. Qu’il s’agisse de l’accès aux banques, qui sont fermées alors que le besoin de liquidités est quotidien notamment pour payer les employés afghans, le blocage actuel des aéroports, le besoin de ravitaillement en médicaments, ou encore la question du dédouanement avec les Talibans peu au fait de ces questions.

De son coté, Olivier Routeau, directeur des opérations de Première Urgence Internationale (PUI) indique être déjà passé à la question de l’après : comment continue-t-on d’agir avec les Talibans au pouvoir ? Il se trouve que c’était déjà le cas dans des territoires déjà contrôlés par les Talibans. Dans la province orientale du Nangarhar, le « Provincial Health Commettee » est maintenant dirigé par un responsable Taleb qui anime les réunions de travail. Mais il n’y a encore pas d’autorité et de règle établie au niveau central. Olivier Routeau s’inquiète également des fameuses lois antiterroristes (COTER) qui pourraient criminaliser les humanitaires. Comme souvent, les humanitaires doivent s’adapter pour agir, mais tous partagent la conviction de « rester et secourir », ou « stay and deliver » en anglais. Ainsi, MSF a une centaine d’expatriés sur place, et de manière générale, les Afghans travaillant dans ces organisations humanitaires de santé notamment, sont peu concernés par des départs et des évacuations. C’est plus délicat pour les projets de développement, particulièrement en matière d’éducation.

Depuis le début de l’aide humanitaire en 1980, celle-ci ne s’est jamais interrompue malgré les ruptures militaires et politiques successives. Elle s’est constamment adaptée avec pour fil rouge ses principes et pratiques, et les relations établies avec les Afghans depuis maintenant plus de 40 ans. A tel point que les Nations-Unies (UNOCHA) ont défini un cadre de relation avec les Talibans dans un document intitulé « Engagement strategy with Taliban in Afghanistan ».

Aujourd’hui encore, les humanitaires ne peuvent pas quitter l’Afghanistan et ses 38 millions d’habitants. C’est ainsi que l’UNICEF et l’OMS demandent « la mise en place immédiate d’un pont aérien humanitaire fiable et robuste pour envoyer des fournitures » et j’ajouterais aussi du personnel qualifié pour renforcer les équipes sur le terrain.

Conclusion toute provisoire.

Comment conclure dans un contexte en constante évolution et changement ? Quelle sera la composition d’un futur gouvernement afghan ? Les évacuations d’afghans pourront-elles se poursuivre, quelle sera l’attitude des pays occidentaux et des autres acteurs ?

Au fond, il y a deux grands choix possibles. Ou bien chercher à isoler les Talibans, voire à les punir, ou s’engager dans un dialogue justifié par les 5 défis stratégiques que sont le terrorisme, la drogue, l’émigration massive, la géopolitique et les droits humains.

Isoler et punir les Talibans aurait certainement pour conséquence de les radicaliser et de les pousser dans les bras de pays peu regardant sur les droits humains, voire d’Al-Qaida et de Daech, qui seraient confortés dans leur position et leur influence.

L’ancien représentant adjoint de l’OTAN en Afghanistan, Mark Jacobson, vétéran de l’armée américaine, vient de déclarer dans une interview au journal Libération (30.8.2021) : « Il faut se résigner à une sorte d’accord avec les Talibans ». Non, il ne faut pas se résigner mais comprendre que, sans angélisme, la meilleure manière de se faire entendre des Talibans sur les droits humains et les évacuations à venir, c’est de dialoguer avec eux sur la résolution des grands défis que la réalité afghane actuelle impose à tous.

Le rôle de la diplomatie n’est-il pas aussi celui de parler avec ses ennemis ? Et dialoguer ne veut pas dire s’incliner, au contraire ! Enfin, malgré le rigorisme rugueux des Talibans, nous connaissons aussi le pragmatisme des Afghans et la fin de cette guerre de 20 ans peut les décrisper.

Les premiers tests porteront sur la suite des évacuations d’Afghans, l’aide humanitaire et la composition de leur gouvernement.

Et puis, l’Afghanistan c’est 38 millions d’êtres humains dont près de la moitié ont moins de 15 ans. Ils seront 65 millions dans 30 ans dans un pays qui connait un déficit structurel en céréales pour nourrir sa population. Enfin, le dérèglement climatique menace la chaine himalayenne de l’Hindou-Kouch, véritable réservoir d’eau de ce pays qui risque un jour d’en manquer pour son agriculture.

Est-ce la fin de la guerre en Afghanistan ? Est- ce le début d’un chemin vers la paix ? C’est tout l’enjeu.

Alain Boinet.