« Après le retrait occidental, qui prendra la place en Afghanistan ? »

Dans une Tribune pour Marianne parue le 18 septembre 2021, Alain Boinet fait le point sur les défis futurs qu’implique la nouvelle situation de l’Afghanistan depuis la chute de Kaboul, le 15 août dernier, tant au niveau intérieur que géopolitique.

Si les observateurs avertis s’attendaient à une victoire finale des talibans après le retrait américain et de l’Otan, personne ne semblait avoir anticipé l’effondrement du gouvernement d’Ashraf Ghani, de l’armée et de la police. Il y a là des leçons à méditer pour la suite.

Si l’intervention militaire américaine sous mandat des Nations unies était pleinement justifiée et nécessaire après la destruction du World Trade Center, plusieurs erreurs lourdes de conséquence ont ensuite été commises. D’abord celle d’avoir cru que les talibans étaient définitivement vaincus. Ensuite, celle de ne pas les avoir invités à la Conférence de Bonn, le 5 décembre 2001, alors que toutes les factions afghanes y participaient, sauf eux. Rappelons que l’objectif était de mettre un terme au conflit et de promouvoir la réconciliation.

Puis, celle d’avoir plaqué un modèle occidental sur un pays qui ne l’est pas, en oubliant sa farouche tradition d’indépendance, sa réputation de « cimetière des empires » en prenant ainsi le risque que les talibans deviennent les patriotes luttant contre l’occupation étrangère. Gérard Araud, ancien ambassadeur de France aux États-Unis, fait ce constat dans Le Point: « Les talibans sont sans doute plus proches des mœurs, des croyances et des pratiques de la majorité du pays, que les élites de Kaboul. » La question qui se pose maintenant est de savoir quelles relations avoir avec ce pays de 38 millions d’habitants avec les talibans au pouvoir.

Six défis pour l’Afghanistan

L’Afghanistan nous confronte à six immenses défis majeurs, tant pour les Afghans que pour nous-mêmes : l’aide humanitaire, les droits humains, l’émigration, le terrorisme, la drogue et la géopolitique.

Le défi humanitaire. Depuis l’époque de l’invasion soviétique dans les années 1980, l’aide humanitaire ne s’est jamais interrompue malgré les vicissitudes. Elle n’est jamais négociable quand il s’agit de sauver des vies. Aujourd’hui, un Afghan sur trois a faim, un million d’enfants risquent de sombrer dans la malnutrition sévère, les médicaments manquent, les salaires ne sont plus versés, les services publics et de proximité sombrent et le pays est comme fermé. L’ONU vient justement de tirer la sonnette d’alarme pour mobiliser les secours.

Le défi migratoire. Le Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations unies (HCR) déclare craindre le départ de 500 000 Afghans cette année dans le « pire des scénarios ». Il faut donc faire vite, car l’hiver approche et un effondrement humanitaire et économique aurait pour conséquence de jeter de nombreux Afghans sur les routes de l’exil forcé.

« Seuls les talibans auront le pouvoir nécessaire pour interdire l’opium. »

Le défi de la drogue. La production afghane de pavot dont on tire l’opium, puis l’héroïne, représenterait 84 % des drogues opiacées vendues dans le monde, en Europe particulièrement. En 2020, la production d’opium se montera à 6 300 tonnes. La drogue est une menace grave de santé publique et de propagation de la corruption. Bernard Frahi, ancien directeur de la lutte contre la drogue pour l’ONU en Afghanistan et au Pakistan, appelle à « renouer le dialogue » pour obtenir une « interdiction totale des cultures d’opium ». Il faudra alors proposer des cultures de substitution efficaces et rentables aux agriculteurs afghans. Mais seuls les talibans auront le pouvoir nécessaire pour interdire l’opium !

Le défi géopolitique. Après le retrait occidental, qui prendra la place ? Si aucune armée ne s’aventurera dorénavant en Afghanistan, il y a un large espace de coopération. Avant même la retraite américaine, le ministre chinois des Affaires étrangères, Wang Yi a rencontré le numéro deux des talibans, le mollah Baradar, tout en fustigeant les États-Unis. Le Qatar fait aujourd’hui office d’antichambre pour les nouveaux maîtres de Kaboul. Soutien indéfectible des talibans, le Pakistan entend en tirer des avantages. La Turquie a annoncé son intention de coopérer tandis que l’Iran et la Russie affichent une position pragmatique. Le monde a bien changé depuis 2001 ! Pour les pays occidentaux, toute la question est de savoir s’ils vont laisser la place à ces pays et perdre ainsi toute influence dans cette région.

Le défi du terrorisme. L’Afghanistan abrite actuellement des combattants d’Al-Qaida et de Daech appelé État islamique au Khorassan (EIK). Si les talibans se sont engagés auprès des Américains et des Chinois à ce que l’Afghanistan ne serve pas de base à des attaques terroristes contre eux, il s’agit maintenant d’en faire la preuve. D’autant que cela n’inclut pas les pays de l’Union européenne, dont la France, qui n’ont encore obtenu aucune assurance.

« Ou bien chercher à isoler les talibans, voire à les punir, ou s’engager dans un dialogue difficile et exigeant. »

Toutefois, l’attentat de Daech le 26 août à l’aéroport de Kaboul qui a fait plus de 300 morts peut être considéré comme une déclaration de guerre contre les talibans. Mais l’Afghanistan est grand avec ses vallées et ses montagnes et les terroristes peuvent facilement se déplacer de part et d’autre de la frontière pakistanaise ! L’erreur à ne pas commettre serait à coup sûr de pousser les talibans dans les bras des djihadistes.

Le défi des droits humains. Ce sera la pierre d’achoppement. Qu’en sera-t-il des minorités ethniques, du gouvernement et des instances représentatives, de l’éducation, du statut des femmes en matière d’éducation et de travail, des médias ? Le secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres déclarait ces jours-ci : « Si nous voulons faire progresser les droits de l’homme pour le peuple afghan, le meilleur moyen est d’aller de l’avant avec l’aide humanitaire, de dialoguer avec les talibans et de tirer avantage de cette aide humanitaire pour pousser la mise en œuvre de ces droits. »

Croisée des chemins

Au fond, il y a deux grands choix possibles. Ou bien chercher à isoler les talibans, voire à les punir, ou s’engager dans un dialogue difficile et exigeant fondé sur les six défis auxquels nous sommes confrontés ensemble. Est-ce vraiment la fin de la guerre ? Les Afghans peuvent-ils s’engager progressivement sur le chemin de la paix ? La voie est étroite, mais elle se décide maintenant. Ce ne sera certes pas simple après vingt ans de guerre et de divisions.

Cela dépend aussi des talibans dans leur politique à l’égard de leurs opposants, des femmes et des pays occidentaux. Ils doivent faire leurs preuves, d’autant que l’Afghanistan vit une situation humanitaire dramatique. Soyons aussi réalistes, tout le monde a maintenant compris que les talibans étaient résistants et que nous ne reviendrons pas à la situation antérieure ! Des discussions sont en cours à Doha avec l’ancien président Hamid Karzaï et l’ancien Premier ministre, Abdullah Abdullah. Même Ahmad Massoud, le fils du fameux commandant Massoud, est prêt à négocier, mais pas à se rendre.

Lakhdar Brahimi, ancien ministre algérien des Affaires étrangères et ex-représentant spécial des Nations unies pour l’Afghanistan déclarait récemment : « La paix était possible avec les talibans, mais encore eût-il fallu qu’on leur parle. »

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