L’innovation humanitaire à l’épreuve du terrain : l’exemple du purificateur d’eau Orisa

L’action humanitaire est faite d’engagement, et de réponses concrètes, sans lesquelles elle n’est que mots. Pour apporter celles-ci de façon efficiente, et répondant aux besoins des personnes secourues, les solutions techniques innovantes jouent un rôle déterminant, démultipliant le temps gagné, le nombre de personnes assistées, et l’impact de l’aide. Cette notion d’innovation est présente dans tous les domaines de notre action (sécurité alimentaire, santé, abris, résilience, etc.), et bien sûr dans celui, technique par nature, de l’EHA (Eau, Hygiène et Assainissement).

Le changement de paradigme consiste parfois, sans révolutionner la solution technique elle-même, à mettre à disposition des acteurs et bénéficiaires de terrain une réponse simple d’utilisation, fiable, adaptée à l’ensemble du spectre des interventions, de l’urgence au développement, en termes d’accès individuel, familial ou collectif, à une eau potable. C’est l’idée du purificateur d’eau Orisa proposé par la société Fonto De Vivo, co-fondée par Anthony Cailleau, spécialisé en R&D, et David Monnier, ancien humanitaire ayant travaillé pendant 14 ans sur des terrains difficiles autant que variés : Libéria, Irak, Comores, Guinée, Afghanistan… Il y a pu mesurer le besoin en moyens faciles et sûrs d’accès à l’eau pour les populations impactées par des crises sécuritaires, climatiques ou épidémiques. Le développement du purificateur Orisa s’est fait, à partir de 2017, en partenariat avec des chercheurs des universités de Nantes (où Anthony Cailleau et David Monnier se sont rencontrés, et ont décidé de fonder Fonto De Vivo) et de Vendée. Un « focus group » de six ONG françaises a été mis en place, afin de spécifier leurs besoins en termes de purification et de logistique liée. Puis un cabinet de designers nantais, et un bureau d’étude en Vendée spécialisé dans la plasturgie ont finalisé le produit, qui a commencé à être commercialisé en 2021.

Concrètement, il s’agit d’un purificateur portable et autonome, de taille modeste (42,5 x 17 x 12cm), d’un poids de 2,1 kg, fonctionnant par pompage manuel, intuitif, conforme aux directives de qualité pour l’eau de boisson de l’OMS. L’ultrafiltration se fait par des membranes en fibres creuses à travers lesquelles passe l’eau. Le purificateur est adaptable à différents types de récipients, de réservoirs, et traite les eaux de surface (puits, cours d’eau…).

Le banc d’essai, pour un outil destiné à un usage humanitaire, c’est sa mise en œuvre sur le terrain. A ce titre, l’intervention menée par l’ONG SOLIDARITES INTERNATIONAL à Djibo, au Burkina-Faso (programme d’urgence), est significative, quant au potentiel du purificateur Orisa. Le contexte particulier de la ville de Djibo, soumise à un blocus par des groupes armés, y a transformé une situation critique en urgence humanitaire. Djibo, avant même ce blocus, était impactée par la raréfaction de la ressource eau due au changement climatique, et concentrait une grande partie des déplacés au Sahel. Au 31 / 03 / 2002, selon l’organisme d’état burkinabé enregistrant les déplacés internes, on y comptait 283.428 déplacés, pour une population résidente d’environ 50.000 personnes. En janvier, les groupes armés y ont déplacé de force les habitants des villages alentour ; selon OCHA, 36.532 personnes sont arrivées en moins de deux mois. La tension sur la ressource en eau potable y était maximale. Puis le blocus a été déclaré le 17 février, en posant des mines sur les routes d’accès et en attaquant tout véhicule ou personne tentant d’entrer ou de sortir de la ville. Enfin, un sabotage, par les groupes armés, des points d’eau et infrastructures d’accès à l’eau, fut mené, entre le 21 février et le 13 mars : destruction d’un groupe électrogène du réseau de l’Office National de l’Eau et de l’Assainissement (qui alimentait 2/3 de la population), de deux des trois générateurs alimentant les stations de pompage desservant le réseau public (réduisant de 80 % la production d’eau), et de six des douze adductions à énergie solaire, mises hors service par des tirs sur les réservoirs de stockage… Selon les estimations du cluster WASH, au moins 220.000 personnes ont perdu l’accès à des sources d’eau protégées au 17/03/2022 en raison de ces attaques. La population de Djibo, comme le raconte Sébastien Batangouna, chef de chantier EHA SOLIDARITES INTERNATIONAL au Burkina Faso, « fut réduite à creuser à la main des trous de fortune dans le lit du barrage à sec, extrayant des quantités insuffisantes d’eau trouble, ou d’aller puiser dans quelques puits ou des eaux de surface stagnantes ». Par ailleurs, de nombreuses agressions de personnes allant puiser l’eau ont eu lieu. L’accès à l’eau est devenu pour les groupes armés un enjeu de pression sur la population.

Photo prise à Djibo par Sebastien Batangouna Banzouzi, chef de chantier EHA à SOLIDARITES INTERNATIONAL au Burkina FASO @SOLIDARITES INTERNATIONAL

Dans ce contexte, et dans une ville qui n’est plus reliée que par hélicoptère au reste du pays, les réponses classiques en EHA, comme l’explique Lise Florin, Coordinatrice EHA à SOLIDARITES INTERNATIONAL au Burkina Faso, ne sont plus adaptées : « Trop dangereux d’effectuer des réparations des points d’eau et des groupes électrogènes vandalisés, water-trucking inenvisageable car points d’eau inaccessibles et ravitaillement en carburant limité par le blocus, installation de bladders (réservoirs souples) écartée, car une station de traitement eut été trop visible et le pompage difficile dans des trous de fortune, enfin accès limité au barrage pour des raisons de sécurité ». Ne restait que la solution d’un traitement domiciliaire et / ou communautaire, en utilisant au besoin des sources d’eau non conventionnelles (eau de surface éparses dans la ville). Solution « discrète » et sûre, donc, qui a consisté à « détourner », pour reprendre la formule de Baptiste LECUYOT, Responsable du pôle EHA – Expertise Technique et Qualité des Programmes au siège de SOLIDARITES INTERNATIONAL, « l’usage de purificateurs normalement plus adaptés au traitement d’eau à domicile, en mettant en place des points de filtration collectifs où les gens viendraient chercher de l’eau filtrée, sans avoir à mettre en place des installations plus importantes ». 242 volontaires communautaires furent recrutés et formés, 64 points de filtrations mis en place, et une équipe mobile de 50 volontaires fut chargée d’aller sensibiliser les ménages à l’hygiène et au traitement de l’eau à domicile. A ce jour 500 purificateurs Orisa ont été déployés à Djibo par SOLIDARITES INTERNATIONAL.

Même si l’intervention de SOLIDARITES INTERNATIONAL à Djibo est toujours en cours, on peut d’ores et déjà constater que, comme le souligne Sébastien Batangouna, « La prise en main, l’utilisation, l’entretien et la réparation des purificateurs Orisa s’est révélée facile, tout comme la formation du personnel national et des journaliers ». Simplicité renforcée, comme le rappelle Lise Florin, « par les tutoriels mis à disposition sur Internet par Fonto De Vivo ». Lise Florin ajoute que, outre la discrétion et la simplicité « ces purificateurs se sont montrés plus rapides que le traitement chimique « PUR » : entre 120 L/H et 180L/H pour les filtres ORISA contre 40L/H pour le PUR. Également moins volumineux : il faut 4 fois moins de seaux de 20L pour couvrir le même nombre de bénéficiaires, le transport et le stockage sont donc facilités et moins couteux. Enfin, l’eau est de meilleure qualité pour les personnes secourues, car elle est simplement chlorée après filtration pour éviter la recontamination de l’eau dans le transport/stockage ». A Djibo, ces purificateurs ont subi une utilisation intensive, de 4 à 6 h par jour, en produisant environ chacun 100 L/H, soit 4 jours de besoins d’une famille « normale ». Bien sûr, le pompage requiert un minimum de force physique, mais, compte tenu du contexte et de l’urgence, cette réponse s’est montrée la plus pertinente, efficiente et discrète. Il faut toutefois mentionner que des cas de non-conformité (liés à un fournisseur) ont été constatés à Djibo, sur un certain nombre de purificateur Orisa. Le problème a été immédiatement reconnu par Fonto De Vivo, qui a mis en place des solutions, les purificateurs étant réparables : de nouvelles pièces (bagues) ont été testées et envoyées en express au Burkina Faso ; et, en plus du stock de membranes déjà sur place, de nouvelles sont en cours d’acheminement, afin de changer celles qui ont connu un problème (avec l’appui à distance de Fonto De Vivo, et sachant que ces membranes doivent de toute façon être changées au bout d’un certain temps d’utilisation).

SOLIDARITES INTERNATIONAL (qui avait déjà utilisé de façon limitée le purificateur Orisa au Niger dans des centres de santé), l’a également déployé en Haïti dans les écoles, et prévoit de l’utiliser au Mali pour des réponses d’urgence. Allassane Traore, coordinateur EHA Dakar, souligne d’ailleurs que cet outil est intéressant « pour les interventions auprès des populations transhumantes ou affectées par les déplacements récurrents, souvent oubliées des réponses humanitaires et particulièrement à risque sur les enjeux d’accès à l’eau potable ».

@MSF, Madagascar, avril 2022

Outre SOLIDARITES INTERNATIONAL, d’autres ONG utilisent le purificateur Orisa, comme MSF en Ukraine (dans des structures de soin) et à Madagascar (auprès de communautés). Ses très bonnes performances en filtration des bactéries (99,999999%, soit LOG 8) et virus (99,999%, soit LOG 5) en font un outil de prévention d’infections évident, mais, comme le souligne Jérôme Leglise, Référent Eau et Assainissement au Pôle Opérationnel de Support de MSF, une innovation technique spécifique a particulièrement intéressé MSF : son système de rétrolavage utilisant l’eau purifiée, limitant la contamination pendant le lavage. L’ONG médicale considère que ce purificateur est particulièrement adapté pour les missions exploratoires, les petites bases ou structures de santé isolées, les communautés spécifiques loin des réseaux urbains, et les personnes à risque (femmes enceintes, immunodéprimés, enfants en bas âge, cas de rougeole) en « kit de sortie » post consultation ou hospitalisation.

Enfin, le CDCS (Centre de crise et de soutien du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères) a commandé 405 purificateurs Orisa, afin de constituer un stock de contingence permettant de répondre à de potentielles urgences (catastrophes naturelles, conflits, pandémies…).

Au final, cet outil montre que, entre pari du développement d’un produit et épreuve du terrain, l’innovation humanitaire est – aussi – une forme de prise de risque…nécessaire…

Pierre Brunet

Ecrivain et humanitaire  


Pour aller plus loin : 


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Pierre Brunet

Né en 1961 à Paris d’un père français et d’une mère espagnole, Pierre Brunet a trouvé sa première vocation comme journaliste free-lance. En 1994, il croise sur sa route l’humanitaire, et s’engage comme volontaire au Rwanda, dévasté par un génocide. Il repart début 1995 en mission humanitaire en Bosnie-Herzégovine, alors déchirée par la guerre civile. Il y assumera les responsabilités de coordinateur de programme à Sarajevo, puis de chef de mission.

A son retour en France fin 1996, il intègre le siège de l’ONG française SOLIDARITES INTERNATIONAL, pour laquelle il était parti en mission. Il y sera responsable de la communication et du fundraising, tout en retournant sur le terrain, comme en Afghanistan en 2003, et en commençant à écrire… En 2011, tout en restant impliqué dans l’humanitaire, il s’engage totalement dans l’écriture, et consacre une part essentielle de son temps à sa vocation d’écrivain.

Pierre Brunet est Vice-Président de l’association SOLIDARITES INTERNATIONAL. Il s’est rendu sur le terrain dans le Nord-Est de la Syrie, dans la « jungle » de Calais en novembre 2015, ou encore en Grèce et Macédoine auprès des migrants en avril 2016.

Les romans de Pierre Brunet sont publiés chez Calmann-Lévy :

  • Janvier 2006 : parution de son premier roman « Barnum » chez Calmann-Lévy, récit né de son expérience humanitaire.
  • Septembre 2008 : parution de son second roman « JAB », l’histoire d’une petite orpheline espagnole grandie au Maroc qui deviendra, adulte, une boxeuse professionnelle.
  • Mars 2014 : sortie de son troisième roman « Fenicia », inspiré de la vie de sa mère, petite orpheline espagnole pendant la guerre civile, réfugiée en France, plus tard militante anarchiste, séductrice, qui mourut dans un institut psychiatrique à 31 ans.
  • Fin août 2017 : sortie de son quatrième roman « Le triangle d’incertitude », dans lequel l’auteur « revient » encore, comme dans « Barnum » au Rwanda de 1994, pour évoquer le traumatisme d’un officier français à l’occasion de l’opération Turquoise.

Parallèlement à son travail d’écrivain, Pierre Brunet travaille comme co-scénariste de synopsis de séries télévisées ou de longs-métrages, en partenariat avec diverses sociétés de production. Il collabore également avec divers magazines en publiant des tribunes ou des articles, notamment sur des sujets d’actualité internationale.

Sommet Union Africaine – Union Européenne, quels résultats ?

Interview exclusive avec Alain Le Roy qui a préparé et suivi ce sommet.

De gauche à droite : Muhammadu BUHARI (Président du Nigeria, Nigeria), Ursula VON DER LEYEN (Présidente de la Commission européenne, COMMISSION EUROPÉENNE), Abdel Fattah EL-SISI (Président de l’Égypte, Égypte), Cyril RAMAPHOSA (Afrique du Sud), Charles MICHEL (Président du Conseil européen, CONSEIL EUROPÉEN), Emmanuel MACRON (Président de la France, France), Macky SALL (Président du Sénégal, Sénégal), Kaïs SAÏED (Tunisie) au sommet UE – UA 2022 @European Union

Alain Boinet : Tu as préparé le 6ème Sommet Union Africaine-Union Européenne qui vient de se tenir à Bruxelles les 17 et 18 février sous la présidence de M. Macky Sall et Charles Michel. En quoi s’agit-il d’un « partenariat renouvelé riche de promesses » » alors que le précédent Sommet à Abidjan en 2017 a laissé des souvenirs mitigés ?

Alain Le Roy : En effet, à l’issue du sommet d’Abidjan en 2017, il devait y avoir un plan d’action qui n’a finalement pas été adopté, ce qui entrainé une certaine frustration. C’est la raison pour laquelle il était essentiel de tenir un nouveau sommet avec cette fois des engagements concrets, précis et mesurables. Normalement, ce sommet Afrique-Europe se tient tous les 3 ans, mais en raison du COVID, il a fallu attendre 2022 pour le tenir. La France a insisté pour qu’il se tienne pendant sa présidence du Conseil de l’Union européenne.

Cette fois-ci, une attention toute particulière a été portée sur les résultats du sommet et aussi sur la forme. L’objectif était de parvenir à une déclaration politique courte et lisible et d’éviter la longue litanie de 80 chefs d’Etat et de gouvernement parlant les uns à la suite des autres. Les discussions ont ainsi été organisées autour de sept tables rondes pour débattre en profondeur entre chefs d’Etat et avec des experts, sur les thèmes suivants : financement de la croissance / infrastructures, énergie, transport, numérique / paix, sécurité et gouvernance / vaccins et systèmes de santé / agriculture et développement durable / éducation, formation professionnelle, migration / soutien au secteur privé et intégration économique.

Tout cela a abouti à des engagements clairs et chiffrés, notamment un montant de 150 milliards d’euros pour financer les investissements en Afrique d’ici 2027, et une liste de projets concrets et bien identifiés dans les différents domaines.

Les retours ont été très positifs de la part de l’essentiel des chefs d’Etat africains et européens présents qui se sont déclarés très satisfaits des résultats concrets du sommet et du renforcement du partenariat entre l’Afrique et l’Europe. La conférence de presse finale, au-delà de saluer les efforts et les engagements de ce sommet, a aussi été l’occasion de rappeler que l’Europe est de très loin le premier partenaire de l’Afrique, que ce soit en termes d’investissement, de commerce ou bien d’aide publique au développement. Et qu’elle compte bien le rester.

Alain Boinet : Comment s’articule les politiques de partenariat et de développement des 27 Etats membres de l’Union Européenne, comme la France, avec les décisions prises lors de ce Sommet ?

Alain Le Roy : Chaque Etat membre de l’UE a bien sûr sa propre politique d’aide au développement. La seule politique complètement communautarisée de l’Union Européenne est la politique commerciale. En revanche, tous les autres domaines et en particulier la politique d’aide au développement et la politique étrangère ne sont pas communautarisés, elles relèvent comme on dit à Bruxelles de l’intergouvernemental. Chaque pays garde sa propre politique.

La Commission européenne propose la répartition des fonds approuvés dans le cadre du budget européen et pour l’appui à l’Afrique cela relève principalement d’un nouvel instrument, le NDICI. Cette répartition est examinée par différents groupes de travail dans lesquels les Etats membres sont représentés.

Cette année il a été décidé pour rendre l’effort de l’Europe plus visible, d’agréger autant que possible par projet les engagements de l’UE (les fonds du NDICI par exemple) avec les engagements des Etats membres et de leurs agences de développement, ainsi qu’avec les engagements de la BEI (Banque européenne d’investissement). C’est ce qu’on appelle l’approche Team Europe ou Equipe Europe.

Alain Boinet : Quelles sont les mesures concrètes qui ont été prises pour faire face aux conséquences sanitaires, économiques et sociales de la pandémie de COVID-19 en Afrique ? 

Lancement de la campagne de vaccination contre la COVID-19 au Bénin @Présidence de la République du Bénin (CC BY-NC-ND 2.0)

Alain Le Roy : Dans ce contexte pandémique, deux aspects sont à prendre en compte, en premier les conséquences sanitaires directes de la pandémie mais aussi les conséquences économiques. Pour répondre aux mieux aux besoins sanitaires en Afrique, fournir des vaccins au continent était évidemment la priorité. Malgré un certain retard au début de la pandémie, l’Europe reste le seul continent qui n’a jamais limité ses exportations de vaccins et celui qui a déjà fourni à l’Afrique plus de 150 millions de vaccins. L’objectif est d’atteindre les 450 millions de vaccins livrés à l’Afrique d’ici fin juin 2022 en plus de ceux fournis par le mécanisme COVAX que l’UE a financé à hauteur de 3 milliards de dollars. On a beaucoup parlé des vaccins chinois, mais jusqu’à présent la Chine n’a fourni à l’Afrique que 35 millions de vaccins, beaucoup moins que l’Europe donc.

Le sommet s’est aussi attaché à contribuer à l’augmentation du taux de vaccination en Afrique. En effet, malgré ces dons de vaccins, le taux de vaccination moyen en Afrique reste aujourd’hui inférieur à 13% contre 70% en Europe. Ce faible chiffre s’explique notamment par des campagnes de vaccination insuffisantes, des réticences personnelles anti vaccin, des blocages dus au manque de matériel (pas assez de seringues par exemple) ou le manque de services de soins primaires. La Team Europe a donc prévu un paquet de mesures destiné au renforcement des systèmes de santé africains, avec entre autres un montant de 425 millions d’euros pour accélérer le rythme de la vaccination.

Enfin, au cours du sommet, des engagements ont été pris pour aider l’Afrique à produire rapidement ses propres vaccins, en particulier en Afrique du Sud, au Rwanda et au Sénégal. Une séquence spécifique a porté sur la production de vaccins ARN messager. Six pays vont bénéficier d’une aide à la production de ces vaccins : l’Égypte, le Kenya, le Nigeria, le Sénégal, l’Afrique du Sud et la Tunisie.

En ce qui concerne les conséquences économiques de la crise sanitaire, cet aspect fut déjà abordé au cours du Sommet sur le financement des économies africaines le 18 mai 2021 à Paris, avec en particulier l’allocation par le FMI de 650 milliards de dollars de DTS* pour l’ensemble du monde, dont 33 milliards de dollars directement pour l’Afrique. Et en plus, les pays du G20 ont fixé comme objectif de réallouer jusqu’à 100 milliards de dollars de leurs propres DTS, principalement au profit de l’Afrique. Le sommet a pu constater que la réalisation de cet objectif progressait bien puisque nous en étions déjà à plus de 55 milliards de dollars d’engagements fermes dont 13 milliards de la part des premiers pays européens.

*Les droits de tirage spéciaux (DTS, en anglais, Special Drawing Rights : SDR), également au singulier, sont un instrument monétaire international créé par le FMI en 1969 pour compléter les réserves officielles existantes des pays membres.

Alain Boinet : Il semblerait qu’il y ait des problèmes techniques qui gênent cette réallocation. 

Alain Le Roy : Il n’y a pas de problèmes techniques sérieux pour la réallocation à travers les trusts du FMI.

La première voie qui fonctionne est celle par laquelle les pays développés prêtent leurs DTS à travers le Poverty Reduction and Growth Trust (PRGT), ou FRPC en français, qui est un trust existant du FMI. Les pays prêtent au FMI qui prête ensuite directement aux Etats africains. Ce premier trust devrait approcher les 30 milliards de dollars.

La deuxième voie consiste à utiliser le Resilience and Sustainability Trust (RST), un trust en cours de création et dont l’idée a pris naissance au sommet du 18 mai. Il sera opérationnel en septembre/octobre. Le RST pourrait atteindre les 50 ou 60 milliards de dolars, principalement pour l’Afrique, mais pas exclusivement. En effet, ce trust est destiné aux PMA et PRI (pays à revenus intermédiaires) vulnérables dont la majorité sont des pays africains.

La difficulté est de mettre en place une troisième voie qui permettrait de réallouer ces DTS directement au profit des banques africaines de développement ce qui occasionnerait un vrai effet de levier. Pour le moment la Banque Centrale Européenne estime qu’il est impossible de prêter les DTS des pays de la zone euro en dehors des trusts du FMI. C’est donc un sujet sur lequel nos experts de la Direction du Trésor travaillent pour trouver une solution.

Alain Boinet : Ce sommet fait état d’un vaste plan de développement à l’aide d’un paquet d’investissements de 150 milliards de dollars. De quoi s’agit-il et quelles sont les priorités de ce plan ?  

Alain Le Roy : En effet, ce sommet a été l’occasion de lancer un plan d’investissement de l’UE en Afrique d’au moins 150 milliards d’euros sur 5 ans. S’inscrivant dans le projet Global Gateway de l’UE, ce plan aura un effet de levier sur les investissements privés, ce qui devrait multiplier par environ 3 son impact réel.

Ce plan couvre de nombreux domaines déjà identifiés par l’agenda 2063 de l’Union africaine, parmi lesquels on peut citer :

. la santé, avec en particulier l’appui aux systèmes de santé et à la production de vaccins en Afrique,

. l’éducation, avec l’appui à la formation des enseignants et le renforcement ou la création de centres de formation professionnelle adaptés aux marchés du travail locaux,

. les infrastructures, en renforçant de façon transversale les procédures pour accroître la transparence et la durabilité des projets,

. l’énergie, avec notamment de nombreux projets d’interconnexion électrique et des partenariats énergétiques « justes » pour accompagner les pays dans leur transition énergétique en tenant compte de leurs immenses besoins d’accroitre l’accès à l’électricité,

Centrale thermo-solaire à cycle combiné intégré d’Ain Beni Mathar au Maroc. Photo: Dana Smillie / World Bank (CC BY-NC-ND 2.0) 

. les transports, avec une liste de projets d’infrastructures routières, ferroviaires, portuaires, souvent d’intérêt régional et à démarrage rapide,

. l’accès au numérique, avec entre autres le démarrage de l’étude de faisabilité pour le câble sous-marin Europe-Afrique, le développement de hubs de formation et le renforcement de l’accès satellitaire,

. le soutien au secteur privé et tout particulièrement au secteur des starts-up africaines et des jeunes entrepreneurs, au travers de fonds spécifiques. Ainsi que le soutien à la mise en place de la zone de libre-échange du continent africain pour contribuer à l’intégration économique du continent.

Dans chaque domaine, des projets précis et concrets ont été retenus, en accord entre l’UE et l‘UA.

Alain Boinet : Les Objectifs de Développés Durables (ODD 2015-2030) ne sont cités nulle part dans la déclaration finale de ce Sommet.

Alain Le Roy : Les ODD n’ont peut-être pas été cités de manière explicite dans la déclaration finale, mais il est clair que l’ensemble du projet est en conformité avec les ODD. Le paquet de 150 milliards est explicitement au service de l’ambition commune pour l’agenda 2030, ce qui est précisément une référence à l’agenda des ODD des Nations Unies. C’est d’ailleurs l’un des points sur lesquels l’Europe travaille très sérieusement pour que les investissements soient durables et que leur impact sur l’environnement soit mesuré à chaque fois.

Alain Boinet : Parmi les sujets abordés officiellement durant le Sommet sur la paix, la sécurité et la gouvernance, on ne trouve pratiquement rien dans la déclaration finale, notamment sur le Sahel et l’opération Barkhane et Takuba. De même que pour l’aide humanitaire qui est pourtant une priorité dans nombre de pays en Afrique. Est-ce un oubli ?

Visite de M. El-Ghassim Wane , Représentant spécial du secrétaire général des Nations, chef de la MINUSMA au contingent Togolais de la MINUSMA @MINUSMA/Harandane Dicko (CC BY-NC-SA 2.0)

Alain Le Roy : Une table ronde spécifiquement consacrée aux questions de paix et de sécurité a été organisée lors du Sommet qui a donné lieu à des discussions très denses et très riches.

Les principes de notre coopération renforcée en matière de paix et de sécurité ont été précisés au point 5 de la déclaration finale du sommet. Cela concerne entre autres le soutien à la formation des forces de sécurité africaines et le soutien aux opérations africaines (en Somalie, en faveur du G5 Sahel, etc…). Nous espérons aussi que l’UE pourra, dès que la nouvelle Facilité européenne de paix sera opérationnelle, soutenir les opérations africaines contribuant à la stabilité du continent ou à la lutte contre le terrorisme, comme l’opération actuelle du Rwanda pour lutter contre le terrorisme au Mozambique, à la demande de ce pays.

La déclaration rappelle aussi le caractère essentiel de l’engagement de tous au respect du droit international humanitaire.

La question du Sahel et de l’avenir de Barkhane a fait l’objet d’une réunion spécifique euro-africaine à Paris la veille du sommet.

Alain Boinet : Y aura-t-il un mécanisme de suivi effectif ? Il a même été évoqué un droit de regard de la société civile sur la mise en œuvre des programmes. Certains sont sceptiques, ont-ils raison de s’inquiéter ?

Alain Le Roy : Le Sommet a été très clair, il y aura un suivi précis des engagements pris. La Commission européenne fera preuve d’une transparence totale sur les engagements qui ont été pris, au travers d’un site internet qui donnera les détails de ces engagements et l’état de la mise en œuvre des projets décidés. Il y aura également un comité de suivi qui rendra compte à la réunion ministérielle annuelle UE-UA. Ce site internet sera accessible à tous et en particulier à toutes les associations et fondations qui s’intéressent à l’Afrique et qui serviront d’aiguillons pour s’assurer de la mise en œuvre effective des engagements pris au cours du sommet.

Alain Boinet : Comment souhaites-tu conclure sur ce sommet Union Africaine – Union Européenne dont nous n’avons pas pu aborder tous les aspects, tant ils sont nombreux.

Alain Le Roy : Nous avions quelques inquiétudes car le sommet d’Abidjan avait généré des frustrations et depuis 2017, il n’y avait pas eu d’autre sommet. De plus l’aspect COVID et la situation en Ukraine rajoutaient un facteur d’incertitude sur la tenue du sommet.

Mais finalement le sommet s’est tenu aux dates prévues, en présentiel, et avec une participation exceptionnelle ! 100% des chefs d’État ou de gouvernement européens étaient présents. Ainsi que près de 90% des chefs d’Etat africains invités. Au total, près de 80 chefs d’État, et de nombreux experts de très haut niveau, étaient donc présents au sommet. Du côté africain, comme du côté européen, tous se sont déclarés satisfaits des résultats du sommet, même si l’accord sur la propriété intellectuelle concernant la production des vaccins n’a pas encore été trouvé. Malheureusement la crise en Ukraine a réduit la visibilité des résultats du sommet dans les médias.

Beaucoup a été fait en termes d’engagements sur des projets précis et concrets, en prenant en compte de tenir compte les priorités africaines, l’agenda 2030 des ODD et l’agenda 2063 de l’Union africaine.

Je pense que nous avons réussi, malgré des intérêts divergents, à intéresser l’ensemble des pays européens à l’Afrique. Le taux de participation et les montants importants mobilisés en témoignent. Cette mobilisation de l’ensemble de l’Europe en faveur de l’Afrique, et pas seulement des pays comme la France, l’Espagne, l’Italie ou le Portugal, est un véritable succès porteur de nombreux espoirs.

La situation de l’Afrique ne va certes pas changer radicalement du jour au lendemain mais cette mobilisation générale était essentielle pour progresser dans la relance économique de l’Afrique et dans le renforcement du lien Afrique-Europe. Nous comptons désormais sur la société civile pour sa mobilisation et son rôle d’aiguillon dans le suivi des nombreux engagements pris.

Pour toute information complémentaire, veuillez trouver ci-dessous le texte de la déclaration finale et des notes officielles plus spécifiques. 

Pour aller plus loin :

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Interview avec Alain Le Roy sur le sommet de financement des économies africaines : Interview avec Alain Le Roy sur le sommet de financement des économies africaines – Défis Humanitaires (defishumanitaires.com)

Déclaration finale officielle : final-declaration-fr.pdf (europa.eu)

Précisions sur le SUEUA : https://www.consilium.europa.eu/fr/meetings/international-summit/2022/02/17-18/

Annonce des premiers bénéficiaires du centre de transfert de technologie pour les vaccins à ARN-messager : https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2022/02/18/annonce-des-premiers-beneficiaires-du-centre-de-transfert-de-technologie-pour-les-vaccins-a-arn-messager

Déclaration conjointe sur la lutte contre la menace terroriste : https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2022/02/17/declaration-conjointe-sur-la-lutte-contre-la-menace-terroriste

Partenariats pour une transition énergétique juste en Afrique : https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2022/02/18/partenariats-pour-une-transition-energetique-juste-en-afrique

Sommet UE – UA : élargir le champ des protéines végétales en Afrique : https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2022/02/18/sommet-ue-ua-elargir-le-champ-des-proteines-vegetales-en-afrique

Rappel : 

Les droits de tirage spéciaux (DTS, en anglais, Special Drawing Rights : SDR), également au singulier, sont un instrument monétaire international créé par le FMI en 1969 pour compléter les réserves officielles existantes des pays membres.


Qui est Alain Le Roy ?

Alain Le Roy est Ambassadeur de France et Conseiller maître honoraire à la Cour des comptes. Il été notamment Ambassadeur de France à Madagascar et en Italie, ainsi que Secrétaire général adjoint de l’ONU, chargé des opérations de maintien de la paix, et Secrétaire général du Service européen pour l’action extérieure.