L’humanitaire, panne, recul ou sursaut ?

© WFP/Julian Civiero Distribution de nourriture par le PAM au camp de réfugiés soudanais d’Adre au Tchad.

Depuis 1980, l’humanitaire a été confronté à plusieurs grandes ruptures géopolitiques. Certaines ont littéralement fait décoller l’humanitaire, d’autres l’ont entretenues.

Et aujourd’hui, quelle est la tendance et comment agiront les humanitaires ? Dans cette nouvelle édition de la revue Défis Humanitaires, avec les auteurs d’article et d’interview que nous remercions pour leur contribution, nous évaluons avec eux les enjeux et défis dans plusieurs domaines distincts dont l’impact sur l’humanitaire modèlera surement celui-ci, quand ce n’est pas déjà le cas !

 

L’effet papillon dans la géopolitique des conflits.

Le 24 février 2022, l’agression militaire Russe en Ukraine a ramené la guerre en Europe. Une guerre de haute intensité, sur un vaste front et qui s’inscrit dorénavant dans la durée et dans l’enjeu décisif de la défaite ou de la victoire. Ce qui change tout avec la décision de Vladimir Poutine, c’est que dorénavant la guerre est à nouveau un modèle de règlement des conflits de frontière et ceux-ci ne manquent pas dans le monde.

C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre l’attaque de l’Azerbaïdjan qui a chassé en septembre 2023 les Arméniens de leur terre ancestrale du Haut-Karabagh ou Artsakh. De même que la guerre à Gaza et ses victimes s’inscrit dans une dimension régionale de portée mondiale. Enfin, ces tensions et ces conflits opposent souvent et de plus en plus le modèle démocratique à celui des autocraties quand ce n’est pas du néo totalitarisme.

Dans cette édition, nous publions un entretien avec Grégoire de Saint Quentin qui a été général d’armée doté d’une longue expérience internationale. Il intervient régulièrement sur LCI et dans les médias et nous présente les changements, les enjeux et les risques de ce changement d’époque.

Ukraine, la ville d’Adivka est le lieu de violents combats.

 

L’effet ciseau entre besoins et moyens.

A Paris, le 15 avril, la France, l’Allemagne, et l’Union Européenne ont organisé une conférence humanitaire internationale pour le Soudan et les pays voisins affectés. Comme le dit très bien, dans son article, Kevin Goldberg, directeur général de Solidarités International, « il était plus qu’urgent d’agir » avant la période de soudure entre deux récoltes au moment de la saison des pluies qui va bientôt paralyser la logistique humanitaire alors que 27 millions de soudanais ont besoin d’aide humanitaire dont 6,8 millions de déplacés internes et près de 2 millions de réfugiés.

Cette conférence a permis de mobiliser 2 milliards d’euros sur les 4 milliards de dollars demandés par les Nations-Unies ! Si cette conférence est la bienvenue, elle souligne aussi la grande fragilité de l’écosystème humanitaire et son déficit chronique de financement qui va s’aggravant.

Conférence humanitaire internationale pour le Soudan et les pays voisins – Paris, le 15 avril 2024.

Ainsi, lors du Forum Humanitaire Européen à Bruxelles les 18 et 19 mars, Cindy McCain, représentante du Programme Alimentaire Mondial, a déclaré que celui-ci avait dû faire des choix déchirants par manque de moyens : « En Afghanistan, nous avons retranché plus de 10 millions de personnes des aides, en Syrie nous avons retranché 4 millions, et en Somalie nous avons retiré 3 millions de personnes des aides ». Le verdict est dramatique ! Avis aux humanitaires, nous ne sommes pas seulement des acteurs de la réponse humanitaires, mais tout autant les acteurs de la mobilisation des moyens !

 

L’effet bureaucratique couteux et paralysant.

République Démocratique du Congo – Distribution de cash à Kyondo Beni – Solidarités International et le CDCS – 2024 – @Solidarités International

Lors du Sommet Humanitaire Mondial, en mai 2016 à Istanbul, dans le cadre du « Grand bargain », il avait été décidé un choc de simplification de la gestion administrative de l’aide humanitaire. Selon les acteurs et observateurs, non seulement le choc ne s’est jamais produit, mais bien au contraire, la complexification s’est accrue pour les organisations humanitaires.

Selon le témoignage d’Olivier Routeau de PUI publié dans Défis Humanitaires, quand un bailleur qui demandait deux rapports intermédiaires de suivi par an, demande un rapport mensuel formalisé pour chacun des 7 sites d’intervention, cette obligation fait passer le nombre de rapports à soumettre de 2 à 84 ! Comment peut-on qualifier cela ? Acharnement bureaucratique, autoprotection systémique, défiance maladive ?

Que l’on me comprenne bien. La redevabilité n’est pas ici en cause. Les fonds mis en œuvre par les bailleurs sont des biens publics provenant des impôts des citoyens et il est juste sur le principe comme dans la pratique de rendre compte précisément de l’emploi de ces fonds. J’ajouterai même que si l’audit a fait progresser l’humanitaire à une époque, nous basculons peut-être maintenant dans l’excès d’un zèle bureaucratique déconnecté de la finalité même de l’action humanitaire, celle des secours aux populations en danger.

Dans cette revue, un expert de l’audit prend la parole et fait des propositions. Ludovic Donnadieu, expert-comptable, commissaire aux comptes, diplômé en économie du développement, fondateur du Cabinet d’audit international Donnadieu&Associés. Il établit un diagnostic et fait des propositions dont celle simple et pertinente consistant à lier audit financier et audit opérationnel alors qu’aujourd’hui ils sont déconnectés l’un de l’autre.

Plutôt que de subir et de demeurer dans l’attentisme, les ONG humanitaires et leurs coordinations pourraient s’emparer de ce problème et proposer un modèle d’audit alternatif qui réponde aux exigences de la redevabilité, de la simplification et d’une plus grande pertinence. Le risque de ne rien tenter, c’est assurément l’augmentation du poids bureaucratique et des coûts d’audit, de la défiance et du découplage entre la réalisation concrète du projet et son financement.

 

Quelle alternative entre universalisme et droit des peuples et des souverainetés ?

Assemblée Générale Nations-Unies, l’unité dans la diversité – 2024 – UN Photo/Manuel Elías

Si j’évoque ce sujet, c’est que parmi d’autres questions, celle-ci m’a été posée lors d’un dialogue avec le Groupe Nutriset, organisé par Fatima Madani, avec le journaliste Christian Troubé, bien connu des humanitaires.

Nous sommes tous témoin, si ce n’est acteur de ce débat, qui oppose fréquemment l’universalisme au souverainisme. Combien de fois n’a-t-on pas entendu que l’on devait promouvoir nos valeurs, sans d’ailleurs les définir, sauf de manière générale comme un mot valise, quel que soit le respect que ces valeurs peuvent nous inspirer.

A propos du souverainisme, qui est un terme très connoté, je préfèrerai que l’on évoque le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes dans un pays, une nation, un état qui peut légitimement attendre à être respecté comme souverain chez lui, ce qui n’empêche pas les alliances libres et volontaires.

Aussi, je suggère une autre voie. Ma conception de l’universalisme de l’humanité n’est pas opposée à la reconnaissance d’une autre réalité humaine qui est celle de la diversité des langues, des cultures, des religions, des peuples, des histoires, des modes de vie. Un diplomate français, qui a été en poste en Chine, en Grande Bretagne, en Allemagne, déclarait récemment « les autres ne pensent pas comme nous » et « un allemand n’est pas un français qui parle allemand ».  L’universalisme n’est pas l’opposé de la pluralité des identités et des souverainetés mais sa complémentarité. Bien sûr, tout dépend où l’on met le curseur et certains le place aux opposés l’un de l’autre.

Il semble que cette troisième voie de compréhension entre universalisme et souveraineté correspond bien à ce que vivent les humanitaires à travers le monde. L’universalisme de l’aide, du secours, de la solidarité dans des univers de civilisation distincts mais participants tous à l’humanité.

Pourtant, nous savons aussi que cet universalisme pluraliste ne mettra pas fin aux diverses formes de conflictualité, de rapport de force et au phénomène humain de la guerre dont les justifications ne manquent jamais. Mais il pourrait permettre de mieux se comprendre et s’accepter pour choisir la négociation plutôt que la confrontation. Et cela ne se substituera pas plus à la politique (polis en grec et civitas en latin) dont toute communauté humaine a besoin pour vivre ensemble.

 

Conclusion

© UNWRA. Camions de ravitaillement pour Gaza en attente pour entrer.

Alors, l’humanitaire est-il en pause, en recul ou amorce-t-il un sursaut ? S’il est trop tôt pour statuer, en tout cas la question se pose et c’est déjà une indication que d’en parler. Je vous invite à lire (liens à la fin de cet éditorial) les interviews et article de cette nouvelle édition qui vous permettront d’approfondir chacun des défis auxquels l’humanitaire se trouve confrontés.

Parmi les facteurs de changements abordés ici, il y en a sur lesquels les organisations peuvent agir et d’autres auxquels elles doivent surtout s’adapter, encore qu’elles puissent se faire entendre et peser autant que possible sur leur évolution là où elles sont légitimes.

Il y a bien d’autres défis qui se pose à l’humanitaire et dont il doit s’emparer pour y apporter ses réponses : catastrophes, épidémies, Etats faillis, changement climatique, environnement, biodiversité, démographie, innovation, coordination, mutualisation, formation, et bien d’autres encore.

Il en est un parmi les défis prioritaires qui est celui des financements tant il conditionne la réponse aux besoins vitaux des populations en danger que nous portons avec conviction depuis le début de Défis Humanitaires.

Et nous disposons maintenant d’un outil, d’un véritable levier qui consiste dans la recommandation du Conseil de l’Union Européenne aux Etats-membres de consacrer 0,07% de leur Revenu National Brut (RNB) à l’aide humanitaire. Aujourd’hui, seuls 4 pays ont atteint ou dépassé cet objectif, mais plus des deux tiers des autres n’accordent que 0,01% ou moins ! 0,07% doit devenir un objectif mais pas un maximum puisque certains pays font déjà beaucoup mieux. Et cette recommandation pourrait être élargie à tous les autres pays qui en ont les moyens, et ils sont nombreux !  C’est aussi pourquoi nous espérons bien que l’annonce de la France de consacrer un milliard d’euros à l’aide humanitaire sera tenue et concrétisé en 2025 ! Nous y veillerons.

Si l’esprit qui animait les pionniers de l’humanitaire est toujours là, alors tous les espoirs sont permis à condition de le vouloir et de le faire. C’est aussi notre mission.

Alain Boinet
Je vous remercie pour le soutien de votre don (faireundon) à Défis Humanitaires.

Alain Boinet est le président de l’association Défis Humanitaires qui publie la Revue en ligne www.defishumanitaires.com. Il est le fondateur de l’association humanitaire Solidarités International dont il a été directeur général durant 35 ans. Par ailleurs, il est membre du Groupe de Concertation Humanitaire auprès du Centre de Crise et de Soutien du ministère de l’Europe et des affaires étrangères, membre du Conseil d’administration de Solidarités International, du Partenariat Français pour l’eau (PFE), de la Fondation Véolia, du Think Tank (re)sources. Il continue de se rendre sur le terrain (Syrie du nord-est, Haut-Karabagh/Artsakh et Arménie) et de témoigner dans les médias.

 

Je vous invite à lire ces entretiens et article publiés dans édition :

Laisser un commentaire