
Les appels humanitaires se suivent et se ressemblent. Pire crise humanitaires au monde en Afghanistan, pire situation humanitaire au Yémen, pire crise économique au Liban. Au-delà de la somme infinie des souffrances individuelles, des morts inutiles, l’inflation des appels internationaux depuis 2011 illustre plusieurs aspects de l’évolution de ce qu’est devenue l’aide humanitaire et de la façon dont elle est pensée.
Que ce soit en Afghanistan, au Yémen ou au Liban, beaucoup de ces besoins humanitaires sont créés non plus directement par un conflit, bombardements, déplacements, mais par une de ses conséquences, la déliquescence de l’économie. Faillite des banques, raréfaction des devises, taux de change fluctuants, sanctions, tout cela détruit les moyens de subsistance d’une population parfois bien intégrée dans l’économie formelle. Des actions urgentes sont alors nécessaires. L’allègement de la dette, le paiement des salaires des fonctionnaires, la stabilité macro-économique peuvent être urgents dans certains contextes. Bien qu’urgentes, ces actions ne sont pas humanitaires. À l’autre bout du spectre, au niveau individuel, la limite entre besoins humanitaires, grande pauvreté et action sociale s’estompe peu à peu. Toute aide humanitaire n’est pas urgente.

On le sait, le spectre de l’action humanitaire n’a jamais cessé de s’étendre, expliquant en partie l’accroissement des montants en jeu. Il y a trente ans par exemple, l’éducation des enfants dans les crises n’était pas considérée par les bailleurs ou les acteurs humanitaires ; c’est aujourd’hui un cluster complet, avec ses comités et sous-comités à part entière. L’importance donnée aux distributions monétaires a obligé les acteurs humanitaires à comprendre le fonctionnement complexe de systèmes bancaires et leur aversion au risque, à appréhender les différentes dimensions de mécanismes sociaux éminemment politiques. Peu auraient prédit cela à l’époque, dans le Biafra ou dans l’Ogaden.
Comment coopérer sans confusion entre humanitaire et développement.
Cette inflation humanitaire signe également pour les pays donateurs une certaine impuissance de l’action politique qui contribue en soi à prolonger les crises, demandant en retour un soutien humanitaire sur plusieurs décennies. Qui imagine la fin des besoins humanitaires au Yémen avant dix ans, même si la paix était signée demain ? L’assistance humanitaire devrait être envisagée à cet horizon alors qu’elle est encore pensée et construite comme un accident sur le chemin d’un développement continu. Très rares sont les bailleurs qui intègrent l’aide humanitaire dans leurs stratégies d’engagement. L’assistance humanitaire est programmée et financée, même massivement, sur des cycles courts consécutifs, par des budgets dédiés et souvent par des agences ou ministères séparés.
Malgré cette dichotomie, beaucoup d’efforts ont été fournis pour mieux combiner ‘humanitaire’ et ‘développement’. Tellement d’initiatives, de nouveaux acronymes et de réunions ont été initiées afin de faire mieux coïncider ces deux aspects de l’engagement international dans des zone et périodes de crise. Mais c’est surtout en l’absence d’alternatives que les acteurs humanitaires s’impliquent dans des programmes structurels. « On ne peut pas quitter car le développement n’est pas là » entend-on parfois de la part de certains acteurs humanitaires. En conséquence, c’est une ‘aide humanitaire étendue’ qui se déploie. Cela peut devenir dangereux, car cela mène à une confusion entre des principes d’efficacité de l’aide et des principes humanitaires pourtant assez peu complémentaires. L’un présuppose que l’État est un vecteur principal de développement et l’autre qu’il est à l’origine de la plupart des problèmes. Aide humanitaire et développement peuvent tout à fait être complémentaires et cohérents, mais l’un n’est pas la solution aux problèmes de l’autre. La coopération au développement n’est pas le prolongement de l’aide humanitaire.

L’action humanitaire au risque de la politisation.
Cette différenciation est importante car si l’aide au développement poursuit un objectif assez consensuel de lutte contre la pauvreté, le choix des moyens de parvenir à ces objectifs impliquent des changements sociétaux, et ce sont par définition des choix politiques. Les acteurs humanitaires, en étendant leurs domaine d’action, s’engagent dans l’opérationnalisation de ces choix politiques. On peut éventuellement considérer que nourrir une population affamée ou soigner des corps détruits ne rentre pas dans le champ politique. Mais par exemple, l’objectif d’accroître l’éducation des filles ne nécessite pas seulement de construire des salles de classe dans des zones reculées : il requiert surtout un engagement à long terme avec des groupes politiques, militaires, administratifs, religieux et de la société civile qui seuls peuvent faire de l’éducation des filles une priorité nationale.
Alors, à partir de quand un besoin cesse-t-il d’être humanitaire ? Cette question devient cruciale, et la difficulté croissante à y répondre montre que l’aide humanitaire est arrivée à une sorte de croisée des chemins. Les organisations doivent définir ce qu’elles sont, à quel modèle elles obéissent, à quels « besoins » elles répondent. Pour des ONG humanitaires, à priori, si l’on reste et travaille au quotidien avec les populations que l’on sert, et pas seulement pour ces populations en mettant en œuvre des programmes, ces questions sont peut-être plus simples.
Cyprien Fabre
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Cyprien Fabre est le chef de l’unité « crises et fragilités » à l’OCDE. Après plusieurs années de missions humanitaires avec Solidarités, il rejoint ECHO, le département humanitaire de la Commission Européenne en 2003, et occupe plusieurs postes dans des contextes de crises. Il rejoint l’OECD en 2016 pour analyser l’engagement des membres du DAC dans les pays fragiles ou en crise. Il a également écrit une série de guides “policy into action” puis ”Lives in crises” afin d’aider à traduire les engagements politiques et financiers des bailleurs en programmation efficace dans les crises. Il est diplômé de la faculté de Droit d’Aix-Marseille.
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