Entretien avec Patrice Franceschi

Alain Boinet : Patrice, tu viens de rentrer d’un nouveau voyage en Syrie du nord-est. Quelle est la situation actuelle et les principaux enjeux ?
Patrice Franceschi : La situation des Forces Démocratiques syriennes – alliance des Kurdes, des Chrétiens et des Arabes anti-islamistes du nord et de l’est de la Syrie – est plus précaire que jamais, sauf à se voiler la face. Depuis l’abandon partiel des kurdes par nous autres Occidentaux en octobre 2019 et l’invasion turque qui s’en est suivie, les acquis de la campagne militaire victorieuse contre Daech entre l’automne 2014 et l’été 2019 ont été largement perdus. La région libérée et unifiée à l’époque – grande comme quatre fois le Liban – est devenue une mosaïque mouvante où se croisent forces russes, américaines, françaises, syriennes, turques, avec une résurgence de plus en plus grande des cellules dormantes de Daech. Bref, un grand foutoir pour parler crûment, à la place d’un territoire totalement en paix comme il l’était encore en septembre 2019…
Les Turcs sont à la manœuvre partout pour déstabiliser la région, avancer leurs pions, et conquérir le plus de territoires possibles à l’aide de leurs supplétifs islamistes. Ces derniers sont soit des mercenaires syriens, soit des jihadistes de Daech recyclés sous d’autres noms. Les Kurdes font ainsi face à un nombre considérable de défis : « guerre de l’eau » menée par les Turcs qui régulent à leur profit les barrages de l’Euphrate pour affamer les populations du nord de la Syrie en réduisant la production agricole, « dronage » régulier des responsables civils et militaires kurdes dès qu’ils se déplacent, bombardement à l’aveugle dans les campagnes par l’aviation turque, même chose sur des cibles civiles précises – minoteries, silos à grain, centrales électriques, écoles, hôpitaux – blocus de plus en plus serré du minuscule passage frontalier vers le Kurdistan irakien afin de réduire à rien l’économie du pays, manœuvres des services secrets turcs et iraniens pour inciter les tribus arabes des FDS à se rebeller etc… La liste n’est pas exhaustive.

Cela faisait longtemps que je n’avais pas entendu l’artillerie turque à longue portée frapper au hasard pour terroriser la population. C’est désormais régulier. Surtout la nuit. La ville d’Amuda où je séjourne régulièrement a été pour la première fois privée d’éclairage public par la destruction de sa centrale électrique. La vie devient très dure et incertaine pour les Kurdes, les Chrétiens et les Arabes de la région. Cela met à mal leur union et la confiance qu’ils ont en leur dirigeants – ce qui est le but recherché par Ankara, qui progresse dans son agressivité à proportion de notre passivité.
J’ai aussi pu constater personnellement que les Turcs – et les Iraniens, ce qui est nouveau – n’hésitent plus à bombarder avec leurs drones les forces kurdes installées dans les camps américains des environs de Hassaké. Cela ne s’était jamais vu. Il faut noter que quand ces bombardements frappent des camps de déplacés kurdes, les ONG occidentales prennent le parti de cesser leur travail et de quitter ces camps, ce qui aggrave encore la situation.
Pour ce qui est des enjeux politiques, ils n’ont pas changé : les intérêts sécuritaires des Kurdes et des Occidentaux, en particulier des Français, sont toujours aussi intimement liés face à la résurgence de l’État islamique soutenu par les Turcs. Ces islamistes rêvent de nous frapper à nouveau et le plus durement possible. C’est au moins ce que disent les prisonniers jihadistes les plus durs. Au moins, les Kurdes consentent encore à les garder chez eux. A nous d’augmenter notre appui aux FDS avant qu’il ne soit trop tard.
Alain Boinet : Jean-Michel Blanquer, l’ancien ministre de l’Éducation, vous accompagnait. Quel est le sens de sa présence avec vous dans le nord-est syrien ?
Patrice Franceschi : Depuis des mois, je proposais à de nombreuses personnalités françaises de m’accompagner au Kurdistan syrien pour prendre en compte la situation de manière concrète et charnelle, afin d’intervenir ensuite dans leur sphère d’activité pour appuyer les Kurdes. Au final, toutes ces personnalités se sont récusées, sauf Jean-Michel Blanquer. Nous sommes donc partis à trois seulement, avec Khaled Issa, le représentant en France de l’auto-administration du nord et de l’est de la Syrie – ainsi qu’on appelle désormais la région… Et puisque l’ancien ministre partait là-bas à son initiative, le Président de la République lui a confié un message de soutien aux FDS – que nous avons bien évidemment transmis aux chefs politiques et militaires de la région. Souhaitons maintenant que des actes suivent ces paroles.

Alain Boinet : Les kurdes semblent être menacés dans tous les pays de la région, comment l’interpréter ? Hasard du calendrier ?
Patrice Franceschi : Il n’y a pas de hasard de calendrier au sens propre. Ce que les Kurdes proposent comme modèle de société là où ils ont la maîtrise d’un territoire, surtout dans le nord de la Syrie, est insupportable aux satrapes de la région : démocratie, égalité homme/femme, laïcité, respect des minorités… tout cela est un cauchemar pour ces régimes, de Damas à Ankara et de Bagdad à Téhéran. Ils craignent une contagion de ce modèle chez eux et s’emploie à l’anéantir de toutes leurs forces. Comme, de surcroît, ces despotes sont habités par un mépris ontologique des Kurdes, qu’ils considèrent et traitent partout comme des sous-hommes, on imagine la haine qui les habite.
Alain Boinet : La guerre entre Israël et le Hamas modifie-t-elle les équilibres régionaux ? Quelles sont les conséquences pour les FDS ? Quel est le nouvel enjeu stratégique ?
Patrice Franceschi : Dans l’immédiat, il n’y a pas de conséquence visible. Mais il est sans doute trop tôt pour en tirer quelque conclusion que ce soit. Les responsables Kurdes constatent simplement que ce sont surtout les Iraniens qui sont à la manœuvre. L’attaque du Hamas sur Israël a été coordonnée avec la révolte contre les FDS des tribus arabes de Der-es-Zor sur l’Euphrate. Les services secrets iraniens étaient derrière cette révolte d’ampleur. Les Kurdes ont découvert cette implication une fois la révolte jugulée grâce à la loyauté de la majorité des arabes des FDS.
Quand ces mêmes chefs kurdes observent, en outre, qu’Erdogan soutient le Hamas après avoir appuyé les Azéris contre les Arméniens, ils se disent que les avant-postes de la démocratie en Orient – à leurs yeux : l’Arménie, le Kurdistan, Israël – ont bien les mêmes ennemis qui coordonnent leurs efforts dans un même calendrier afin de les faire tous disparaître. A leur avis, il serait temps de nouer de nouvelles alliances entre ces trois nations « autochtones » pour faire face à ce défi.
Alain Boinet : Comment souhaites-tu conclure cet entretien ?
Patrice Franceschi : Le plus important est de prendre conscience que ces trois conflits ont des liens entre eux, que pour être efficace on ne peut en privilégier un au détriment des autres et que nous devons mener bataille sur ces trois fronts ensemble. C’est ce que pensent les chefs Kurdes et je ne peux que les approuver. Naturellement, cette bataille dépasse le cadre de l’action humanitaire, hélas, et se joue sur les seuls plans politiques et militaires.
Patrice Franceschi
Ecrivain et humanitaire
Aventurier corse, philosophe politique, et écrivain français – prix Goncourt de la nouvelle 2015 – Patrice Franceschi est aussi aviateur et marin. Depuis toujours, il partage sa vie entre écriture et aventure. Il a multiplié à travers le monde les expéditions terrestres, aériennes et maritimes. Il a aussi mené de nombreuses missions humanitaires dans les pays en guerre, de la Bosnie à la Somalie, vécu parmi les peuples indigènes des contrées les plus reculées, Papous, Indiens, Pygmées, Nilotiques, et s’est engagé de longues années dans les rangs de la résistance afghane combattant l’armée soviétique. Il est également un soutien actif des Kurdes de Syrie sur le terrain depuis le début de leur combat contre l’Etat islamique. Ses romans, récits, poésie ou essais sont inséparables d’une existence engagée, libre et tumultueuse où il tente « d’épuiser le champ du possible ». Officier de réserve, il appartient également au groupe prestigieux des écrivains de marine.
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