
Si la zone sahélienne connaît une dégradation continue des conditions sécuritaires comme de la situation humanitaire, cette dégradation est particulièrement rapide et aiguë au Burkina-Faso, pays longtemps cité comme un ilot de stabilité dans une région en crise. Et les humanitaires doivent y faire face aux effets d’une spirale redoutable.
En février 2020, dans un rapport intitulé, justement, « sortir de la spirale des violences », l’International Crisis Group affirmait que le Burkina-Faso, en 2019, était devenu le pays sahélien le plus ciblé par les attaques jihadistes récurrentes, dont il était devenu la proie à partir de 2015. Depuis, la situation n’a fait que se dégrader, engendrant une crise humanitaire, des déplacements de populations, et une frustration grandissante parmi les citoyens. Cette frustration s’est cristallisée, peu après l’embuscade meurtrière du 26 septembre dernier qui a frappé, dans la localité de Gaskindé, un convoi (plus de 200 camions escortés par l’armée) de ravitaillement vers la ville de Djibo, assiégée (avec ses près de 350.000 habitants) par les groupes armés, au nord du pays. Le bilan de celle-ci s’est élevé à 37 tués (10 civils et 27 militaires), 29 blessés dont 21 militaires, 3 personnes portées disparues et des dégâts matériels importants (camions incendiés). Dans un précédent article (L’innovation humanitaire à l’épreuve du terrain : l’exemple du purificateur d’eau Orisa), j’avais évoqué la situation de cette ville de Djibo assiégée depuis début 2022 par les groupes armés. Les conditions dans cette localité, où tout manque, se sont empirées. Quelques jours après l’embuscade de Gaskindé, des hashtags « #PontAerienPourdjibo » et « #AgirPourDjibo #BurkinaFaso » ont été lancés au sein de la société civile burkinabée. L’armée burkinabée est parvenue ensuite à héliporter plus de 70 tonnes d’aide alimentaire sur la ville (un volume dérisoire par rapport aux besoins). La cristallisation, à cette occasion, de la frustration dans le pays a été l’un des éléments, comme l’a reconnu après coup le lieutenant-colonel Paul-Henri Sandaogo Damiba, du coup de force qui a amené un groupe d’officiers mené par le capitaine Ibrahim Traoré, à le démettre. Le lieutenant-colonel Paul-Henri Sandaogo Damiba avait lui-même, il faut le rappeler, chassé du pouvoir, au nom de l’insuffisance de la lutte menée contre les groupes armés frappant le pays, le président de la république Roch Marc Christian Kaboré, en janvier dernier. Le capitaine Ibrahim Traoré, qui d’ailleurs prit part à ce premier coup de force mené par le lieutenant-colonel Damiba, a été formellement investi en tant que président du Burkina-Faso le 21 octobre dernier. Le terme de son mandat, normalement, est juillet 2024, où des élections sont prévues d’être organisées. Le cas de Djibo n’est pas isolé, puisque 11 villes sont actuellement sous blocus, et que près de 40 % du territoire national est hors contrôle de l’état. Les groupes armés ont mis en place une véritable stratégie « d’asphyxie des populations ». Par ailleurs, les violences armées ont fait, depuis le début de l’année, et selon l’ONG Armed Conflict Location and Event Data Project, plus de 3.350 morts.


La prise du pouvoir par le groupe d’officiers mené par le capitaine Traoré s’est accompagnée de manifestations appelant à la fois à libérer le pays de l’influence étrangère, symbolisée par des partenariats – notamment de défense – avec la France, et à nouer des alliances avec de nouveaux partenaires, tels que la Russie, dont des drapeaux furent aperçus parmi les manifestants. Une activité soutenue sur les réseaux sociaux semble avoir nourri ce sentiment. Soulignons que l’ambassade française, lors de ces récents évènements, a fait l’objet d’une attaque de la part de ces manifestants.
Rappelons que le Burkina-Faso compte un peu plus de 20 millions d’habitants (dont près de 10 % sont aujourd’hui déplacés internes), avec un taux de pauvreté estimé à 40,1 %, et qu’il se classe 182ème sur 189 pays pour l’indice de développement humain du Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD). Sur ce terrain vulnérable, la conjonction d’une dégradation sécuritaire fragilisant les institutions, et forçant les populations à se déplacer, d’une dégradation de la stabilité politique, d’une dégradation climatique (sécheresse) due au changement global, laquelle s’accélère en réduisant de plus en plus les ressources alimentaires, d’une dégradation de l’accès de la population aux services de base et du retrait des agents de l’état (fermetures de centres de santé, d’écoles…), d’une dégradation de la situation économique mondiale, africaine en particulier et sahélienne au plus haut point, limitant l’accès aux ressources alimentaires du marché international ou national, et enfin une dégradation progressive de l’accès des humanitaires aux populations en détresse, comme parfois de la perception de ces organisations humanitaires – en fonction des pays dont elles proviennent – par la population, ne peut qu’engendrer une spirale aussi redoutable que dangereuse.
L’une des caractéristiques de ce type de situation est la disparition de toute prédictibilité, et donc l’extrême difficulté à anticiper et programmer. Comme le dit Jean-Hervé Jezequel, directeur de projet Sahel à l’International Crisis Group « Il y a encore peu de temps, nous aurions envisagé des scénarios sur un an ; aujourd’hui nous ne savons quelle sera la situation dans quelques mois… ». Cette caractéristique affecte aussi bien la situation humanitaire elle-même que la réponse des ONG.

L’état des lieux humanitaire au Burkina-Faso est d’abord marqué par l’impact des déplacements de populations liés à l’insécurité. La multiplication des attaques meurtrières a poussé, selon le GCORR (Groupe de coordination opérationnelle de réponse rapide), plus de personnes à fuir entre janvier et juillet 2022 (398.471 personnes), que durant toute l’année 2021 (335.723 personnes). Ces déplacements ont augmenté de plus de 7.000 % depuis août 2018 (il y avait alors 27.571 déplacés internes selon le HCR). Ils touchent désormais de nouvelles régions, avec des mouvements constatés dans la boucle du Mouhoun, le Centre-Est, les Hauts-Bassins. Avec le Mozambique et l’Ukraine, c’est l’une des crises de déplacement à la croissance la plus rapide au monde. Et cette crise est l’une des racines de la faim : « Trop souvent, le déplacement et la faim constituent une double peine », selon Hassane Hamadou, directeur pays du Conseil norvégien pour les réfugiés (NRC). « Les personnes contraintes de fuir laissent derrière elles leurs champs et leurs bétails. De nombreuses familles déplacées rapportent qu’elles ne mangent plus qu’une seule fois par jour, afin de permettre aux enfants d’avoir deux repas ». De fait, les familles déplacées au Burkina-Faso souffrent d’insécurité alimentaire avec une ampleur disproportionnée : 1 personne déplacée sur 3 y est en situation d’insécurité alimentaire, pour 13% de la population générale. L’insécurité alimentaire sévère touche 12% de la population déplacée, pour 3% de la population générale. A la double peine de la faim s’ajoute la répétition des déplacements forcés : Philippe Allard, directeur d’Humanité et Inclusion au Burkina Faso, témoigne : « Nous constatons aujourd’hui que de plus en plus de personnes sont forcées de quitter non pas leur village, mais le lieu où elles avaient déjà trouvé refuge… Chaque nouveau déplacement accroît leur vulnérabilité et entame leurs ressources et leur santé mentale ». Ces fuites à répétition atteignent particulièrement les enfants : Benoit Delsarte, directeur pays de Save the Children, souligne que « Pour les enfants, qui constituent la majorité des déplacés, abandonner leur maison est déjà traumatisant, mais devoir fuir de façon répétée alors que leur famille essaye de survivre les prive de toute chance de reconstruire leur vie ».
Un exemple parlant de ces « chocs répétés de déplacement » est celui de la ville de Seytenga, près de la frontière avec le Niger. Celle-ci accueillait plus de 12.000 déplacés quand elle a été attaquée le 11 juin dernier, avec des dizaines de morts. Au cours des heures et des jours suivants, plus de 30.000 personnes ont quitté Seytenga pour rejoindre Dori, une ville dont la taille avait déjà triplé depuis le début de la crise…

Déplacements répétés, changement climatique et inflation mondiale se combinent pour le pire : selon Omer Kabore, directeur pays d’Oxfam au Burkina-Faso « Les communautés connaissent une période de soudure exceptionnellement difficile en raison de la crise alimentaire résultant, en partie, de la saison agricole catastrophique de l’année dernière… Les effets du changement climatique, les déplacements massifs et la hausse du coût mondial des produits céréaliers ont créé les conditions d’une spirale infernale engloutissant plus de 3,4 millions de Burkinabès ».
Perte brutale d’actifs et de revenus, baisse drastique de la production agricole et de l’accès à la nourriture, à l’eau, à la santé, à l’éducation… Risques accrus d’épidémies liés aux déplacements massifs… Pression sur les infrastructures de base… Les populations déplacées ont un besoin immédiat en articles ménagers, en abris, en nourriture, en accès à la santé, à l’eau, l’Hygiène et l’assainissement, en protection… et enfin en solutions durables, alors que plus de 50 % des déplacés le sont depuis maintenant plus d’un an.
Dans ce contexte de crise aiguë, la solidarité – qui est le plus souvent la première réponse humanitaire aux crises – a été le premier réflexe des Burkinabés : Antoine Sanon, directeur de la réponse de World Vision au Burkina Faso, rappelle que « Les communautés d’accueil à travers le pays ont fait preuve d’une solidarité remarquable en accueillant des dizaines de milliers de personnes déplacées, en ouvrant leurs maisons et en partageant leur nourriture pendant des mois, voire des années… Les efforts de la communauté internationale pour apporter une aide vitale doivent être à la hauteur des leurs ».
Cette réponse humanitaire s’efforce en effet d’être à la hauteur, avec deux difficultés essentielles, le manque de financements pour l’aide d’urgence au Burkina-Faso : à quatre mois de la fin de l’année, les montants n’atteignent que 36 % du financement annuel requis malgré l’explosion des besoins. Rappelons-le, ceux-ci sont massifs : selon l’ONU, 4,9 millions de personnes ont besoin d’aide. En avril 2022, selon le décompte OCHA (Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations Unies) / CONASUR (Conseil National de Secours d’Urgence et de Réhabilitation), 1,5 million de personnes s’étaient déplacées à l’intérieur du pays, dont 285.000 à Djibo. En octobre 2022, selon les organisations humanitaires, le nombre de personnes déplacées approche désormais 2 millions. Pour la première fois, on évoque le risque de famine.

La seconde difficulté que la réponse humanitaire doit assumer est la nécessaire adaptabilité à un contexte imprévisible, volatile, difficile sur le plan de la sécurité et de l’accès (lequel se rétrécit et se militarise inexorablement), et où des solutions mises en œuvre ailleurs ne peuvent l’être ici. Adaptabilité illustrée par le témoignage de Philippe Dianou, responsable des activités « sécurité alimentaire et moyens d’existence » de SOLIDARITÉS INTERNATIONAL au Burkina Faso : « Dans une situation de blocus, les distributions alimentaires sont difficiles à réaliser ; nous effectuons donc des distributions d’argent afin que les populations puissent se procurer le peu de ressources disponibles sur les marchés locaux », Il ajoute : « A Djibo, nos équipes ont par ailleurs procédé à la distribution de filtres à eau « discrets », limitant le risque de vandalisation » (vandalisation par les groupes armés : cf mon précédent article L’innovation humanitaire à l’épreuve du terrain : l’exemple du purificateur d’eau Orisa).
En conclusion, l’action humanitaire au Burkina-Faso est confrontée à une spirale redoutable engendrant un triple défi, pratique et de principe : comment sortir de l’impasse de l’accès en délivrant une aide dans les zones sous blocus, et, ce faisant, comment ne pas acquiescer à la création délibérée, par ces mêmes blocus, de besoins humanitaires ? Le tout en risquant l’hostilité des parties en conflit, et éventuellement, en raison du pays d’origine de telle ou telle ONG, d’une partie de la population… La réponse à ces défis se fait, comme souvent, chaque jour, en avançant, autant que possible…
Pierre Brunet
Ecrivain et humanitaire
Pierre Brunet
Né en 1961 à Paris d’un père français et d’une mère espagnole, Pierre Brunet a trouvé sa première vocation comme journaliste free-lance. En 1994, il croise sur sa route l’humanitaire, et s’engage comme volontaire au Rwanda, dévasté par un génocide. Il repart début 1995 en mission humanitaire en Bosnie-Herzégovine, alors déchirée par la guerre civile. Il y assumera les responsabilités de coordinateur de programme à Sarajevo, puis de chef de mission.
A son retour en France fin 1996, il intègre le siège de l’ONG française SOLIDARITES INTERNATIONAL, pour laquelle il était parti en mission. Il y sera responsable de la communication et du fundraising, tout en retournant sur le terrain, comme en Afghanistan en 2003, et en commençant à écrire… En 2011, tout en restant impliqué dans l’humanitaire, il s’engage totalement dans l’écriture, et consacre une part essentielle de son temps à sa vocation d’écrivain.
Pierre Brunet est Vice-Président de l’association SOLIDARITES INTERNATIONAL. Il s’est rendu sur le terrain dans le Nord-Est de la Syrie, dans la « jungle » de Calais en novembre 2015, ou encore en Grèce et Macédoine auprès des migrants en avril 2016.
Les romans de Pierre Brunet sont publiés chez Calmann-Lévy :
- Janvier 2006 : parution de son premier roman « Barnum » chez Calmann-Lévy, récit né de son expérience humanitaire.
- Septembre 2008 : parution de son second roman « JAB », l’histoire d’une petite orpheline espagnole grandie au Maroc qui deviendra, adulte, une boxeuse professionnelle.
- Mars 2014 : sortie de son troisième roman « Fenicia », inspiré de la vie de sa mère, petite orpheline espagnole pendant la guerre civile, réfugiée en France, plus tard militante anarchiste, séductrice, qui mourut dans un institut psychiatrique à 31 ans.
- Fin août 2017 : sortie de son quatrième roman « Le triangle d’incertitude », dans lequel l’auteur « revient » encore, comme dans « Barnum » au Rwanda de 1994, pour évoquer le traumatisme d’un officier français à l’occasion de l’opération Turquoise.
Parallèlement à son travail d’écrivain, Pierre Brunet travaille comme co-scénariste de synopsis de séries télévisées ou de longs-métrages, en partenariat avec diverses sociétés de production. Il collabore également avec divers magazines en publiant des tribunes ou des articles, notamment sur des sujets d’actualité internationale.
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