La contribution de la démographie au réchauffement climatique

n°294 – décembre 2023

Mots clés associés : gouvernance mondiale, mondialisation | climat et énergie | changement climatique | démographie | environnement | G.I.E.C. | gaz à effet de serre | population | transition

Résumé

Selon les derniers rapports du Giec, l’augmentation de la population mondiale a été, au cours de la période 2010-2019, et après la croissance du PIB par habitant, le moteur le plus important de l’augmentation des émissions de CO2 issues de la combustion de combustibles fossiles. Pourtant, la contribution de la démographie aux émissions de gaz à effet de serre n’est pas évoquée dans les « résumés pour les décideurs » du dernier rapport d’évaluation du Giec, alors que le corps de ce rapport apporte des informations intéressantes à ce sujet.

Quelques travaux sur la corrélation entre les évolutions de la population et les émissions de CO2 d’origine « fossile » permettent de penser que dans de nombreux pays la contribution de la démographie à ces émissions serait plus importante que ce qui résulte de l’identité de Kaya. La croissance de la population a une influence importante sur la croissance des émissions associées aux changements d’usage des terres et à la déforestation dans beaucoup de pays à faible revenu dont la croissance économique par habitant est restée souvent très faible ou même inexistante.

Les politiques et mesures susceptibles d’agir sur la démographie en vue de réduire les émissions n’ont jamais fait l’objet d’évaluations par le Giec, alors qu’elles seraient susceptibles de contribuer substantiellement à l’atténuation du réchauffement climatique, notamment dans de nombreux pays en développement dont les émissions associées à la déforestation sont fortement corrélées à la croissance de la population. Le Giec prend actuellement en compte dans ses projections l’évolution démographique comme une variable exogène, ce qui obère la possibilité de tester des politiques portant sur la démographie.

Au vu de l’impact considérable de la population sur la nature et le climat, et par conséquent sur la dégradation de la vie de la plupart des humains, il apparaît important et urgent que la communauté socioéconomique et le Giec s’intéressent aux incidences sur le climat de politiques et de mesures portant sur la démographie.

Auteurs

Gillet Marc

Consultant en météorologie et climat, Ingénieur général des Ponts, des Eaux et de Forêts, a été point focal du Giec pour la France, Directeur de l’Observatoire national des effets du réchauffement climatique et Directeur des relations internationales à Météo-France.

Texte

Introduction

Dans le résumé à l’attention des décideurs de sa contribution au cinquième rapport d’évaluation du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec, voir IPCC, 2014), le groupe de travail 3 du Giec, dont l’objet est l’atténuation du changement climatique, indiquait qu’ « au niveau mondial la croissance économique et celle de la population continuaient à être les moteurs les plus importants des augmentations des émissions de CO2 provenant de la combustion de combustibles fossiles ». Cette affirmation n’est pas reproduite dans le résumé pour les décideurs de la contribution du Groupe 3 au sixième rapport d’évaluation (IPCC, 2022). Elle figure pourtant dans le résumé technique et dans le corps de ce rapport, sous la forme suivante : « Au niveau mondial, la croissance du produit intérieur brut (PIB) par habitant et celle de la population sont restées au cours de la dernière décennie les moteurs les plus importants des émissions de CO2 à partir de la combustion de combustibles fossiles », ce résultat étant présenté avec un degré de confiance élevé. Malgré tout, les moteurs des variations des émissions de gaz à effet de serre (GES) que sont la croissance économique et de la population ne sont pas même mentionnés dans le rapport de synthèse du sixième cycle d’évaluation (IPCC, 2023).

Nous rappelons ici les principales conclusions que le Giec a pu tirer dans ses deux derniers rapports sur le sujet de la contribution de la démographie au réchauffement climatique. On présente tout d’abord la méthode utilisée pour estimer cette contribution, sur la base de l’équation de Kaya, qui s’applique aux émissions de CO2 de combustibles d’origine fossile. Certains travaux fondés sur des méthodes de régression produisent toutefois des contributions plus élevées pour ce même type d’émissions. On examine ensuite les émissions de CO2 provenant de l’utilisation des terres et de ses changements, qui ne peuvent pas être évaluées avec l’équation de Kaya, et qui sont susceptibles d’être fortement influencées par les évolutions démographiques dans un certain nombre de pays en développement. Il en ressort dans l’ensemble que l’influence de la démographie sur les émissions de GES (Gaz à effet de serre) pourrait être encore plus forte qu’estimé par le Giec.

On rappelle que les modélisations socioéconomiques réalisées par le Giec utilisent la démographie comme une variable exogène, ce qui obère la possibilité d’estimer les effets sur le climat de politiques et mesures portant sur la démographie.

Afin d’apporter une vue d’ensemble des émissions de GES dont il sera question, l’encadré qui suit rappelle certaines précautions à prendre lors de l’examen de données d’émissions. Le Tab. 1 résume les chiffres que nous avons pu trouver dans les rapports du Giec et des publications récentes pour les principales sources d’émissions évoquées dans cet article.

Les chiffres disponibles sur les émissions de GES ne sont pas toujours exhaustifs ni comparables et peuvent prêter à confusion. Très souvent, ils ne portent que sur le CO2 produit par la combustion de combustibles fossiles (pétrole, gaz, charbon, …), comptabilisé notamment par l’Agence internationale de l’énergie (AIE). Les GES issus de processus industriels autres que la combustion (ciment, chimie, acier, …) sont souvent considérés à part, comme les gaz provenant de l’agriculture, de la foresterie et d’autres utilisations des terres (AFOLU pour Agriculture, Forestry and Other Land Uses). Le Giec (IPCC, 2023) a estimé qu‘en moyenne sur la période 1990-2019 les émissions nettes de CO2 de l’AFOLU représentaient 22% des émissions totales de GES, soit environ 5,9 GtéqCO2/an, alors que seulement moins de 0,8 tonnes étaient communiquées à la Convention cadre des Nations-unies sur le changement climatique (CCNUCC). Par ailleurs, dans le cas du secteur dit UTCATF (Utilisation des terres, changement d’affectation des terres et foresterie), qui est inclus dans l’AFOLU, il faut distinguer entre « émissions » et « émissions nettes ». Ce dernier terme correspond aux émissions diminuées de la quantité carbone captée par la végétation. Les émissions nettes de l’UTCATF sont le plus souvent négatives pour les pays de l’hémisphère Nord, et positives pour les pays situés entre les tropiques (Houghton et Nassikas, 2017). Le Giec estime (IPCC, 2019) que les émissions brutes de l’AFOLU (un tiers du total mondial des émissions de GES) sont plus révélatrices du potentiel d’atténuation de réductions de déforestation que les émissions nettes (13 % des émissions mondiales), qui comprennent la compensation apportée par le boisement (degré de confiance élevé). Le flux « net » de CO2 de l’AFOLU est composé de deux flux « bruts » opposés : (i) les émissions brutes (20 GtCO2/an) dues à la déforestation, à la culture des sols et à l’oxydation des produits ligneux, et (ii) les absorptions brutes (–14 GtCO2/an), provenant en grande partie de la croissance forestière après une récolte de bois et de la déprise agricole (degré de confiance moyen). Friedlingstein et al., 2022, obtiennent des valeurs plus faibles, mais néanmoins élevées : au cours des dix dernières années, les émissions brutes mondiales dues à la déforestation auraient selon eux été en moyenne de 6,6 GtéqCO2/an, dont 3,3 Gt auraient été séquestrées, avec par conséquent un résultat net 3,3 GtéqCO2/an dû à la déforestation.

Il est donc très important de s’assurer précisément à chaque fois de la signification précise des chiffres auxquels on a affaire. Les méthodes recommandées par le Giec pour établir les inventaires sont établies par l’Équipe spéciale pour les inventaires nationaux de gaz à effet de serre (voir notamment IPCC, 2006). On notera que les incertitudes étant parfois très importantes, surtout en ce qui concerne l’AFOLU, certaines incohérences entre les évaluations peuvent subsister.

Les estimations des émissions des principales sources et puits évoqués dans le présent article sont fournies dans le Tableau 1.

Les premiers travaux sur le lien entre démographie et climat

Le lien entre démographie et réchauffement climatique, ou plus généralement entre démographie et dégradation de l’environnement, a fait l’objet de quelques publications marquantes depuis Ehrlich et Holdren (1971). On pourra consulter notamment l’ouvrage de O’Neill et al. (2001), qui présente déjà une vision très complète de la question, et celui de Pont (2023).

Une étape importante dans la compréhension du sujet a été l’article de O’Neill et al. (2010). À l’aide d’un modèle socioéconomique élaboré, ils estiment qu’un ralentissement de la croissance démographique correspondant au scénario bas de l’ONU de l’époque (UNFPA, 2004) pourrait apporter, selon le scénario d’atténuation suivi par ailleurs, 16 à 29 % des réductions cumulées d’émissions de CO2 considérées comme nécessaires entre 2000 et 2050 pour éviter un changement climatique dangereux. Entre 2000 et 2100 ce potentiel de réduction cumulée de réductions se situerait entre 37 et 41%. Ils concluent aussi que même si la réduction de la croissance de la population pourrait ne pas constituer la mesure d’atténuation la plus efficace, elle pourrait cependant apporter une contribution substantielle, plus particulièrement à long terme.

Le rôle de la démographie vu par le Giec

Bien que cela n’apparaisse pas dans le résumé à l’attention des décideurs de son sixième rapport d’évaluation (IPCC, 2022), le Groupe 3 du Giec évalue cependant dans le chapitre 2 de ce rapport le rôle de la croissance de la population dans l’augmentation des émissions de GES, sur la période 1990-2019. La dernière ligne du Tableau (c) de la Fig. 1, extraite de ce rapport, indique qu’en moyenne annuelle, pour le monde et sur cette période, les émissions de CO2 hors UTCATF ont cru de 1,1%, avec des contributions positives s’élevant à 1,2% pour la croissance de la population et à 2,3% pour celle du PIB par habitant. En sens inverse, les améliorations de l’intensité énergétique auraient inversement contribué à réduire les émissions mondiales de 2%, et la décroissance de l’intensité carbone de 0,3%. Au vu de ces résultats, la croissance de la population contribuerait donc pour 34% à l’augmentation des émissions, le reste étant attribuable à la croissance du PIB par habitant.

Ces estimations sont déduites de l’identité dite de Kaya (Kaya, 1990). Cette identité s’applique uniquement aux émissions de CO2 issu de la combustion de combustibles fossiles, notées ici F, et s’écrit :

F = P x (G/P) x (E/G) x (F/E) (1)

Elle exprime F comme le produit de quatre fonctions du temps :

Le nombre d’habitants, noté P.

Le revenu moyen par personne, (G/P), où G désigne le PIB. On remarquera que rien n’oblige à retenir le PIB dans cette équation. D’autres indices de développement pourraient être utilisés, comme l’indice de développement humain (IDH) qui tient compte de l’accès à la santé et au savoir.

L’intensité énergétique, (E/G), où E représente la quantité d’énergie consommée. Cette intensité énergétique dépend notamment des techniques industrielles et du prix des carburants.

L’intensité carbone, (F/E), correspondant au CO2 émis par la production d’une unité d’énergie. Ce terme peut être réduit par exemple en développant les énergies nucléaire et renouvelables, par les économies d’énergie, par la captation et l’enfouissement du gaz carbonique dégagé par la combustion des ressources fossiles.

Il est possible de démontrer que les variations relatives des émissions sont la somme des variations relatives des quatre facteurs de l’équation de Kaya.

L’identité de Kaya peut s’appliquer à toute population pour laquelle on dispose de données statistiques suffisantes (monde, région, pays, …). Sur le plan mondial (voir Tab. 1), les émissions de CO2 provenant de combustibles fossiles étaient en 2019 de 38 Gt. Ce montant correspond à 64 % du total des émissions nettes (c’est-à-dire prenant en compte l’absorption par la foresterie) de GES, évaluées à 59 Gt en équivalent CO2 (IPCC, 2022). La prise en compte dans la formule de Kaya des émissions provenant de l’AFOLU n’est pas possible, puisque l’intensité énergétique n’a pas de sens dans ce cas. De même, les GES autres que le CO2 ne sont pas compris. Nous verrons que pour de nombreux pays en développement les émissions de GES provenant de l’AFOLU sont beaucoup plus élevées que les émissions de CO2 provenant de la combustion de combustibles fossiles. Les émissions de l’AFOLU sont prédominantes en Afrique, en Amérique du Sud et en Asie du Sud-Est (IPCC, 2022).

Le précédent rapport d’évaluation du groupe 3 du Giec (IPCC, 2014) apportait des précisions sur l’évolution dans le temps de l’influence des 4 facteurs de l’identité de Kaya au cours des quatre décennies antérieures à 2010. Les résultats sont présentés sur la Fig. 2. On observe une tendance régulière à la diminution du taux de croissance annuel de la population mondiale depuis les années 1963, où ce taux [1] était de 2,1 %. Toutefois, au vu de la Fig. 2, la contribution de l’augmentation de la population aux émissions de CO2 dues à la combustion de combustibles fossiles apparaît comme stable depuis les années 1970.

Le principal reproche qui a été fait à l’utilisation de l’équation de Kaya, notamment dans les rapports du Giec, est que l’on utilise des moyennes appliquées à des situations très inhomogènes. Le Giec signale ne pas utiliser cette équation pour en déduire des liens de causalité (IPCC, 2000).

On notera qu’il est indiqué au chapitre 5.3.2.1 du cinquième rapport d’évaluation du Giec (IPCC, 2014) que la littérature présente des résultats contradictoires quant à savoir si c’est dans les pays riches ou dans les pays pauvres que la croissance démographique contribue le plus à l’augmentation des émissions de GES. Le rapport cite les travaux de Poumanyvong et Kaneko (2010), qui estiment les élasticités entre population et émissions de CO2 d’origine fossile à 1,12 pour les pays à revenu élevé, à 1,23 pour ceux à revenu intermédiaire et à 1,75 pour ceux à faible revenu. Jorgenson et Clark (2010) trouvent des valeurs de 1,65 pour les pays développés et de 1,27 pour les pays en développement. D’après ces résultats de ces deux études, l’identité de Kaya, qui correspond à une élasticité de valeur 1 seulement, sous estimerait donc fortement la corrélation entre la croissance de la population et celle des émissions de CO2. Par ailleurs, rappelons que ces estimations se sont limitées aux données d’émissions nationales de CO2 provenant de combustibles fossiles. Si les émissions de l’AFOLU et celles des autres GES étaient prises en compte, les élasticités obtenues pourraient être encore différentes, notamment dans le cas des pays sujets à une déforestation importante.

Des projections démographiques très contrastées selon les continents

Les évolutions démographiques, constatées et projetées, sont très contrastées selon les continents, selon les pays, et même à l’intérieur des pays, notamment entre les villes et les campagnes. On trouvera un tableau détaillé des perspectives démographique mondiales dans Pison, 2018. Les projections démographiques sont étroitement liées aux projections de fécondité. De ce point de vue, la transition démographique est constatée depuis plusieurs années dans les pays développés, et une surprise a été la baisse plus rapide que prévue de la fécondité en Asie et Amérique Latine, mais que ne connait pas l’Afrique. Plusieurs facteurs peuvent expliquer que la baisse de la fécondité y soit pour l’instant plus lente que celle observée il y a quelques décennies en Asie et en Amérique latine.

L’un des grands changements démographiques à venir est le formidable accroissement de la population de l’Afrique qui, Afrique du Nord comprise, pourrait plus que quadrupler en un siècle, passant d’un milliard d’habitants en 2010 à 4,5 milliards en 2100 d’après le scénario moyen des Nations-unies comme déjà mentionné (Fig.3).

La satisfaction des besoins essentiels et la croissance démographique des populations de l’Afrique impliquera de fortes croissances de besoins en énergie et pourrait être un foyer de production important de production de GES à l’avenir, comme il en sera la croissance des émissions associées aux changements d’usage des terres et à la déforestation (comme il en sera de nombreuses autres pressions environnementales (eau, biodiversité, etc.).

Dans la Convention Climat ces problèmes de divergences de développement sont cités au titre des « responsabilités communes mais différenciées », formule périodiquement rappelée par les pays en développement, mais formule dont les conséquences restent encore mal définies.

Le Tableau (c), contenu dans la Fig. 1, présente une décomposition selon 10 régions du monde des facteurs intervenant dans l’identité de Kaya appliquée à chacune de ces régions. La liste des pays composant ces dix régions se trouve dans l’Annexe 2 du rapport IPCC, 2022. Le Giec a en effet pour principe de ne nommer aucun pays, et a utilisé ce regroupement tout au long de sa sixième période d’évaluation. Cette approche masque souvent des inhomogénéités très importantes à l’intérieur des régions.

On remarquera que ce Tableau (c), inclus dans la Fig.1, concerne uniquement les émissions de CO2 hors AFOLU, alors que l’illustration (b) juxtaposée présente la répartition des émissions de tous les GES selon les 10 régions définies par le Giec. Cette figure met en évidence des différences importantes par rapport aux émissions de CO2 issues de la combustion. Ainsi, pour le total des GES, les émissions de l’Amérique latine atteindraient 10% des émissions globales, et celles de l’Afrique 9 %. Il apparaît donc utile d’examiner de plus près les moteurs des émissions de l’AFOLU à un niveau désagrégé, en particulier si l’on s’intéresse à l’influence de la démographie sur ces émissions.

Le cas des pays pauvres confrontés la déforestation

La contribution au changement climatique de certains pays pauvres et peuplés peut être beaucoup plus élevée que ce qu’indique l’examen des émissions du seul CO2 issu de la combustion de combustibles fossiles. Sans procéder une analyse exhaustive, nous présentons ici quelques données, relatives à certains pays faisant partie des PMA (Pays les Moins Avancés). Ces exemples suffisent à mettre en lumière les lacunes actuelles dans la prise en compte de l’influence des évolutions démographiques sur le réchauffement climatique. La liste des PMA, tenue à jour par les Nations- Unies, comporte 46 pays et inclut la plupart des pays d’Afrique intertropicale. La population totale des PMA s’élève au total à environ 1 milliard d’habitants. Les PMA ne constituent pas une « région » pour le Giec, mais se trouvent dispersés principalement entre les régions Afrique et Asie du Sud.

La Fig. 3 montre que les émissions des PMA liées à l’AFOLU seraient environ six ou sept fois supérieures à leurs émissions dues à la combustion de combustibles fossiles [2]. En 2019, les émissions totales de GES des PMA, sans le CO2 de l’UTCATF, ont été estimées à 3.3% des émissions mondiales, soit 1,95 Gt (IPCC, 2022). Si on y ajoute le CO2 de l’UTCATF de ces pays, estimé ici, en supposant les proportions constantes d’un pays à l’autre, à 50% des émissions de l’AFOLU qui sont de l’ordre de 2 Gt, la contribution totale des PMA aux émissions mondiales serait au moins de 3 GtéqCO2, soit 5% des émissions mondiales.

Le Giec précise que les principales activités relatives à l’AFOLU dans les PMA sont la culture, l’élevage de subsistance et l’utilisation de bois pour la cuisine et le chauffage (voir IPCC, 2022, Box 5.23 et Figure 4 ). Selon la FAO [3] , dans l’ensemble, l’utilisation du bois de feu (Fig.4) croît au rythme de la population, c’est à dire entre 3 et 4 pour cent par an suivant les pays (Amous, 2000). C’est ainsi qu’en République Démocratique du Congo par exemple le charbon de bois fabriqué par les charbonniers dans les forêts, le plus souvent au voisinage des villes qui constituent leur marché, produit l’essentiel de l’énergie consommée dans les foyers. C’est le cas notamment à Kinshasa, la ville francophone la plus peuplée au monde, où l’on croise en permanence sur les routes des véhicules de toutes sortes, surchargés de sacs de charbon de bois, et se dirigeant vers la ville [4] . Par ailleurs, plusieurs pays émergents et disposant de superficies forestières importantes, comme l’Indonésie ou le Brésil, affichent également des niveaux d’émissions de GES très élevés dans le domaine de l’AFOLU, mais liés plutôt à l’extension de l’élevage et de l’agriculture. Cependant les populations pauvres de ces pays utilisent aussi largement le bois comme combustible.

Selon le Giec (IPCC,2022, chapitre 7), le bois de feu traditionnel et le charbon de bois continuent de représenter la plus grande part de la consommation totale de bois dans les pays à faible revenu (Barger et al., 2018). À l’échelle régionale, le pourcentage du bois total récolté utilisé comme bois de feu varie de 90% en Afrique, 62% en Asie, 50% en Amérique à moins de 20% en Europe, Amérique du Nord et Océanie.

On voit donc l’importance de la lutte contre la déforestation et pour la reforestation, telle que promue notamment par le programme REDD+ [5], qui peut apporter des réductions d’émissions substantielles à travers une meilleure gestion des forêts. Et à plus long terme, une population moins nombreuse utilisatrice des ressources de ces forêts ne pourra que renforcer les acquis d’un tel programme.

Pour de nombreux PMA, et pour d’autres pays plus avancés dont les forêts se trouvent sous pression, la prépondérance des émissions de l’AFOLU sur celles des bâtiments, de l’industrie et des transports (Fig. 4) suggère que la croissance démographique pourrait être le premier contributeur à la croissance des émissions dans ces pays (IPCC, 2022). Les trois pays qui ont déforesté les superficies les plus importantes entre 1990 et 2020 sont le Brésil (356.287 km²), l’Indonésie (101.977 km²) et la République Démocratique du Congo (94.495 km², qui fait partie des PMA) [6].

Les activités responsables de la déforestation varient selon les continents et selon les pays. Selon Tyukavina et al. (2018), dans le cas du bassin du Congo, les forêts sont défrichées principalement par des moyens manuels. Ce déboisement à petite échelle pour l’agriculture est responsable de 84% de la perte totale de forêt entre 2000 et 2014. Toujours selon ces auteurs, en République Démocratique du Congo et au Cameroun cette déforestation est fortement corrélée à la croissance démographique.

Le Giec (IPCC, 2022) a estimé que l’AFOLU contribuait aux émissions mondiales nettes à hauteur de 22%, dont la moitié pour le CO2 de l’UTCATF, avec une prépondérance de la déforestation. Il précise que « Les projections montrent que le potentiel d’atténuation sur l’AFOLU, entre 2020 et 2050 et à des coûts inférieurs à 100 USD par tonne éqCO2, est de 8 à 14 Gtéq CO2 par an (confiance élevée). 30 à 50 % de ce potentiel est atteignable pour moins de 20 USD par tonne éq.CO2 et pourrait être réalisé à court terme dans la plupart des régions (confiance élevée) ». Ces coûts sont très inférieurs aux coûts de réductions d’émissions dans le domaine de l’énergie.

Ces exemples montrent que la forte croissance démographique observée dans certaines régions forestières de pays en développement peut avoir une influence importante sur les émissions de CO2, à travers la déforestation et la dégradation des forêts. Par ailleurs, il est également à craindre que cette forte natalité ait des conséquences négatives sur le niveau de vie des populations concernées. En effet, il ne paraît malheureusement pas acquis que le revenu par habitant des pays les moins avancés soit en passe de s’améliorer. Alors que l’extrême pauvreté diminue à l’échelle mondiale, le nombre de personnes vivant dans le dénuement est actuellement en augmentation en Afrique subsaharienne [7] Il est permis de se demander si la très forte croissance démographique actuellement observée dans ces contrées ne joue pas important un rôle dans cette stagnation économique.

La démographie dans les projections climatiques du Giec

Les résultats à attendre de politiques et mesures de réduction des émissions de gaz à effet de serre sont évalués de multiples façons. Les méthodes les plus élaborées s’appuient sur la modélisation socioéconomique, à l’aide de modèles d’évaluation intégrés (MEI), qui sont décrits par exemple dans l’Annexe III d’IPCC, 2022. De tels modèles sont développés et exploités par des dizaines de centres de recherches en économie et en sciences sociales, qui ont défini dans un cadre consensuel des règles à suivre pour que leurs résultats soient comparables. Le Giec a créé une équipe spéciale sur les scénarios socioéconomiques, et un consortium sur les modèles d’évaluation intégrés s’est constitué, l’IAMC (Integrated Assessment Models Consortium). De nombreux organismes intergouvernementaux ou académiques renommés en font partie, comme l’Institut international pour l’analyse des systèmes appliqués (IIASA), l’OCDE, la Banque mondiale, le Centre commun de recherches de la Commission européenne, le Cired et des universités de différents pays. La démarche suivie est transparente, puisqu’on trouve facilement la plupart des publications des membres de l’IAMC dans les centres de documentation, sur Internet ou en en faisant la demande aux auteurs [8].

Malgré cet investissement considérable en recherche socioéconomique, les rapports du Giec n’apportent aucune information sur l’effet que pourraient avoir sur les changements climatiques des politiques visant à réduire la natalité. Quand on consulte les listes de politiques et mesures d’atténuation examinées par le Giec, on cherche en vain toute action sur la démographie. Dans le cadre des scénarios du Giec, la population est en effet prise en compte comme une variable « exogène », c’est à dire donnée à priori et non modifiable par les modèles MEI.

Le Giec n’est d’ailleurs pas le seul groupe intergouvernemental à demeurer silencieux sur les possibilités d’action à travers la démographie. La Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) a rangé la démographie parmi les « indirect drivers » (que nous traduirons ici par « moteurs indirects ») de la dégradation de la nature, dont les conséquences seraient difficilement quantifiables (IPBES, 2019).

On se trouve selon toute apparence en présence d’un consensus politique et scientifique pour ne pas évoquer les possibilités d’atténuation du changement climatique à travers des mesures de contrôle de la population. Sans doute les sujets de désaccord entre pays riches et pays pauvres sont-ils suffisamment nombreux pour que d’aucuns hésitent à ouvrir une discussion sur le rythme de reproduction des populations. Les Nations-unies ont récemment déclaré (UNFPA, 2023a) : « Au lieu de s’intéresser au rythme auquel les êtres humains se reproduisent, les dirigeants doivent se demander si les individus, en particulier les femmes, sont libres de faire leurs propres choix en matière de procréation – une question qui appelle encore trop souvent une réponse négative », et « Nous ne parviendrons pas à responsabiliser les pays qui émettent le plus de carbone en imputant le changement climatique aux taux de fécondité ». Le dernier rapport de cet organisme (UNFPA, 2023b) va dans le même sens. Nous ne nous engagerons pas ici dans un argumentaire sur les contradictions possibles entre la liberté des femmes d’aujourd’hui et les graves difficultés qui pourraient se poser aux générations futures en situation de surpopulation. En tant que groupes intergouvernementaux, les missions du Giec et de l’IPBES sont d’apporter un éclairage scientifique aux questions posées par les gouvernements. Sans doute évitent ils par conséquent d’insister sur des questions que les gouvernements ne souhaitent pas voir débattues.

Les hypothèses sur les « variables exogènes » que sont les « moteurs indirects » sont clairement présentées par le Giec. Outre la population, le PIB par habitant (le revenu), l’intensité énergétique du PIB et l’intensité carbone de l’énergie (IPCC, 2014, Chapitre 2, et IPCC, 2022, Annexe 3) font partie de ces variables exogènes. Leurs évolutions temporelles sont estimées par différentes méthodes, censées donner des résultats cohérents avec les cinq visions du futur du Giec (dites Illustrative mitigation pathways). Chacun de ces canevas s’appuie sur une vision générale (storyline en anglais), décrivant qualitativement les principales caractéristiques de l’évolution anticipée, et une analyse quantitative fournissant des valeurs numériques cohérentes des moteurs indirects.

L’évolution future de la population et celle du PIB sont ensuite utilisées par les MEI en tant que variables exogènes.

Les tendances de la démographie sont donc prises en compte par le Giec, mais en tant qu’évolutions de fond, qui ne sont pas modifiées en fonction des politiques et mesures d’atténuation testées par les MEI. Ces tendances ont été retenues par consensus d’experts, au cours de vastes réunions organisées par l’IIASA et le centre Wittgenstein pour la démographie et le capital humain mondial. Ces scénarios démographiques, détaillés par pays, se situent dans la fourchette des estimations de l’ONU, avec une population mondiale comptant entre environ 7 et 13 milliards d’habitants en 2100.

Chacun de ces scénarios démographiques est associé à une des cinq familles d’évolution générale des conditions socioéconomiques (ou SSP pour Shared Socioeconomic Pathway), qui diffèrent principalement par le degré de « durabilité » du développement et le niveau de mondialisation des échanges commerciaux (O’Neill et al., 2017). Le Tab. 2 présente quelques caractéristiques générales des cinq canevas qui ont été retenus.

Chacune de ces cinq familles de scénarios s’appuie donc sur une courbe d’évolution démographique unique (Fig. 6), censée être cohérente avec les hypothèses socioéconomiques générales retenues. En résumé, le consensus des experts qui ont choisi ces scénarios a été qu’une croissance démographique faible devrait correspondre à un degré de mondialisation avancé avec un enrichissement rapide des populations, ou à un mode de développement durable.

On trouvera des descriptions plus précises de la conception des scénarios du Giec dans Gillet, 2021. De manière schématique, outre les deux scénarios « au fil de l’eau » SSP2 et SSP4 », nous avons deux scénarios « vertueux » : SSP1 correspondant à la vision européenne d’un avenir durable et SSP5 correspondant à la vision nord- américaine d’un avenir utilisant pleinement les combustibles fossiles. Le scénario SSP3 correspond à un monde fragmenté, avec peu de commerce international, et c’est celui auquel le Giec a attribué la plus forte croissance démographique et le plus d’émissions de GES (courbe rouge sur la Fig. 6).

Les hypothèses retenues sur l’évolution future du revenu, qui sont issues de modèles macroéconomiques tels qu’utilisés par l’OCDE ou le FMI sont également retenues par consensus d’experts en tant que variables exogènes. On observe par exemple dans les scénarios les plus « optimistes » SSP1 et SSP5 des croissances exponentielles du revenu global, qu’on pourrait mettre en doute dans un monde aux ressources naturelles limitées et soumis à des incertitudes politiques et économiques. Le Giec lui-même précise que si les scénarios SSP facilitent l’harmonisation des travaux, ils ne sont pas uniques et n’explorent pas entièrement l’espace des possibilités (IPCC, 2022, Annexe 3).

Il existe très peu d’études ayant testé différentes projections démographiques dans une même famille de modèles socioéconomiques. Deux d’entre elles concluent par exemple qu’en suivant la variante basse des projections démographiques de l’ONU, plutôt que leur variante moyenne, on pourrait obtenir à la fin du siècle une réduction des émissions mondiales annuelles de carbone de 40 % (O’Neill et al., 2010) et 35 % (Casey et Galor, 2017).

Sur la base d’une modélisation moins élaborée et appliquée uniquement au cas de la France, Pont (2023) conclut que même des politiques de limitation des naissances sévères auraient un effet cumulatif faible sur le CO2 émis. Une natalité de type « enfant unique » contribuerait à hauteur de 3% au total des réductions d’émissions entre 2020 et 2100 dans le cas où le rythme annuel de réduction des émissions résultant des autres mesures d’atténuation serait de 6% (proche de la trajectoire de neutralité carbone en 2050). Dans le cas, plus proche de la situation actuelle, où le rythme de la réduction dû à ces autres mesures ne serait que de 2% par an, la contribution cumulée d’une politique enfant unique serait de 11%. Toujours avec une politique « enfant unique », les émissions annuelles de CO2 seraient diminuées de 7% en 2050 et de 52% en 2100.

Ce résultat, qui reflète le fait bien connu que l’effet d’une diminution du nombre de naissances sur les émissions est faible pendant les deux ou trois décennies suivant cette réduction, est inférieur à ce qu’obtiennent O’Neill et al. (2010), qui se situent entre 16% et 29% des réductions d’émissions de CO2 considérées comme nécessaires avant 2050 pour éviter un changement climatique dangereux. La raison principale de cette différence est certainement que le point de départ des projections de O’Neill est en 2000 alors que Pont commence à prendre en compte la réduction de la natalité 20 ans plus tard : il n’est donc pas étonnant que l’effet en 2050 soit nettement moins important dans son cas. Par ailleurs, le scénario « zéro carbone » correspondant à 6% de réduction annuelle des émissions pour la France retenu par Pont est beaucoup plus rigoureux que le scénario B2 retenu par O’Neill et al. Pont montre surtout que si presque toutes les émissions se trouvaient déjà abolies par d’autres mesures, une réduction de la natalité aurait moins d’intérêt. En effet, à un rythme de réduction annuel de 6% par an débutant en 2020, les émissions de 2050 ne représenteraient plus que 16% de celles de 2020. Il conviendrait donc de comparer des choses comparables, en tenant compte aussi du fait que les chiffres de l’un sont pour le monde et de l’autre pour la France, et en s’appuyant sur une description détaillée de la méthode utilisée comme le font O’Neill et al., 2010.

On notera en outre que ces estimations de O’Neill et de Pont ne portent que sur les émissions de CO2 d’origine énergétique, et excluent notamment les émissions issues de l’AFOLU. Nous avons montré plus haut que celles-ci sont importantes et fortement liées à l’évolution démographique, notamment celle de nombreux pays en développement.

Politiques et mesures démographiques pour l’atténuation

Depuis que la communauté scientifique s’intéresse à l’atténuation du changement climatique, une très large panoplie de politiques et mesures d’atténuation a été étudiée, notamment dans les domaines de l’énergie, de l’agriculture, des forêts, de l’utilisation des terres, des systèmes urbains, des transports, de l’industrie. Toutefois, l’efficacité de politiques d’atténuation portant sur la natalité a rarement fait l’objet d’évaluations scientifiques, comme l’indiquent Dodson et al. (2020), et il semble qu’aucun État n’ait mis en œuvre de telles politiques.

Diverses mesures sont envisageables en vue de freiner ou d’inverser l’évolution démographique, qui permettraient d’améliorer les conditions de vie des générations à naître sans détériorer celles des humains actuellement vivants. Les causes de la fécondité varient sans aucun doute selon les pays, les cultures ou les religions, les modes de production, les ressources financières, la protection sociale, l’accès à l’assurance vieillesse, … Il est possible, selon les contextes, de mettre en œuvre des mesures respectant les libertés individuelles et les principes d’égalité devant la loi. En France par exemple l’ONG Démographie responsable [9] propose que tout en maintenant l’aide apportée par la collectivité pour le deuxième enfant, aucune majoration de ces allocations ne soit consentie pour les enfants suivants. Concrètement les allocations seraient plafonnées à 2 enfants.

Plusieurs pays en développement ont mis en œuvre avec succès des mesures visant à réduire les naissances, comme la Tunisie, l’Égypte, l’Éthiopie, le Bangladesh. Il est démontré que l’amélioration du planning familial dans les pays où il est peu présent peut fortement contribuer à réduire la natalité. La Tunisie a appliqué dès 1964 une politique de planification familiale qui a produit des effets très positifs. Les pays développés pourraient favoriser ce type d’action par des mesures non coercitives, par exemple en exigeant que l’aide au développement soit conditionnée à une diffusion large du planning familial.

Nous nous limiterons ici à ces quelques exemples en matière de politiques de réduction de la natalité, en souhaitant que les recherches futures puissent évaluer les contributions possibles de telles mesures à la lutte contre le changement climatique.

Conclusions

Nous avons évoqué plusieurs raisons pour lesquelles l’influence de la croissance démographique sur le réchauffement climatique devrait être évaluée plus précisément et prise en considération dans les politiques d’atténuation du changement climatique. Si personne de soutient que faire des enfants puisse être bon sur le climat, d’aucuns minimisent cette influence ou la passent sous silence en mettant en avant d’autres priorités politiques, au point que cette question n’est pas même évoquée dans les résumés pour décideurs du dernier rapport d’évaluation du Giec. Dans ce domaine, il convient de distinguer entre le court terme et le long terme, et entre pays développés en pays en développement, parmi lesquels ceux qui mènent une déforestation importante constituent un cas particulier.

Considérant le cas de la France, Pont (2022) conclut que « plus on réduit rapidement les émissions (ce qu’on devrait faire), moins le levier démographique est utile ». Même si ses calculs minorent fortement l’effet de la démographie, sa conclusion demeure valide à une échéance de moins de vingt ou trente ans. Mais à plus longue échéance, l’effet d’une diminution du nombre de naissances va croissant. En supposant qu’un train de réduction des émissions de 6% par an par d’autres moyens soit réalisable, ce qui n’est pas certain, ceci demanderait des efforts considérables à la population.

Une réduction de la natalité allègerait cette contrainte, et pourrait permettre aux générations qui vivront dans les décennies à venir de tempérer l’obligation de sobriété et de jouir de davantage de liberté. L’objectif zéro carbone exigera en effet beaucoup de discipline dans les modes de vie, qui pourrait être un peu tempérée à long terme si la population est moins nombreuse. Par ailleurs, les habitants des pays actuellement en forte croissance démographique pourraient dans le futur obtenir un meilleur revenu par habitant si ceux-ci étaient moins nombreux.

Pont (2023) estime qu’une « réduction de la natalité dans les pays pauvres serait peu efficace et injuste ». Toutefois les émissions totales de GES représentent plus de 5% de l’ensemble des émissions mondiales pour les seuls PMA, qui ne contiennent qu’une partie des populations pauvres du monde, et on constate que les pays soumis à une déforestation importante émettent de fortes quantités de CO2 lié à cette activité, elle-même liée à la population. Busch et Ferretti-Gallon (2017) ont conduit une analyse statistique sur les circonstances conduisant à la déforestation, qui sont, dans l’ordre : la montée des prix agricoles, le soutien aux revenus agricoles, la proximité de l’agriculture, une population plus importante, et la proximité d’une ville et de routes. C’est bien sûr aux habitants de ces pays de juger si une natalité plus faible irait dans le sens d’une amélioration de leurs conditions de vie et de celles de leur descendance. Mais il convient pour cela de les informer des avantages et inconvénients de mesures éventuelles portant sur la démographie. Nous avons là un vaste champ de recherche et d’information.

Dans l’attente d’indicateurs et de résultats plus précis sur la contribution de la croissance de la population aux émissions de GES, il apparaît en conclusion que les évaluations faites par le Giec à l’aide de l’identité de Kaya sont sous-estimées, notamment en présence d’activités importantes dans le domaine de l’AFOLU, mais même pour les émissions de CO2 issu de la combustion de combustibles fossiles. Il ressort aussi de cet examen que le taux de croissance de la population a une influence relative importante sur la croissance des émissions dans beaucoup de pays à faible revenu, présentant de fortes émissions au niveau des forêts et de l’utilisation des terres, et dont la croissance économique par habitant est restée très faible ou même inexistante et risque de le demeurer si des mesures vigoureuses ne sont pas appliquées.

La croissance démographique, ou même le maintien du nombre d’humains au-dessus des 8 milliards d’individus comptabilisés en 2022, constituent un sujet de préoccupation pour un très large public, et qui attire régulièrement l’attention des médias. Les rares publications existant sur le lien entre population et climat indiquent que toute variation relative de la population entraîne à terme une variation au moins égale des émissions de GES. Elles sont souvent ignorées, ou accusées sans autre forme de procès de malthusianisme et d’incitation à la décroissance.

L’inertie du Giec dans ce domaine est compréhensible, puisqu’il s’agit d’un groupe de travail intergouvernemental fonctionnant sur la base du consensus, en vue d’informer les gouvernements. Ceux-ci n’ont pas jusqu’à présent demandé à la communauté des chercheurs ni au Giec d’évaluer les effets possibles de mesures d’ordre démographique sur le réchauffement du climat. Il en est de même en ce qui concerne les effets de la démographie sur la perte de biodiversité que pourrait examiner l’IPBES.

On peut imaginer comment un consensus a pu se constituer pour éviter ce sujet politiquement délicat. D’un côté, il est compréhensible que les pays à forte croissance démographique ne souhaitent pas se voir accuser d’augmenter les émissions de GES (ou le saccage de la biodiversité) du fait de leur démographie qu’ils ont des difficultés à contrôler. De l’autre, les gouvernements des pays développés n’ont pas d’intérêt particulier à court terme à voir se stabiliser la population des pays en développement, ni pour eux-mêmes ni pour leurs entreprises. Sachant que par ailleurs ce sujet peut interpeller certaines sensibilités sur le plan culturel, et venir s’ajouter à d’autres sujets de négociations considérés comme plus urgents, il a pu être jugé préférable de l’éviter. Et tant pis pour les conséquences à long terme, même si elles doivent être catastrophiques.

Au vu de l’impact évident et considérable de la population sur le climat et sur la nature, et par conséquent sur la dégradation de la vie de la plupart des humains, et surtout des générations futures, il apparaît important et urgent que la communauté socioéconomique et le Giec s’intéressent aux incidences sur le climat de politiques et de mesures portant sur la démographie.

Remerciements

L’auteur est profondément reconnaissant envers MM. Jean-Luc Redaud, Régis Juvanon du Vachat et Philippe Waldteufel pour les commentaires et conseils qu’ils ont pris le temps d’apporter lors de la préparation de cet article.

Notes

[1] Voir https://data.worldbank.org/indicato… 

[2] francetvinfo.fr/monde/environne…

[3] fao.org/3/y4450f/y4450f10.htm

[4] Voir par exemple l’émission francetvinfo.fr/monde/afrique/r…

[5] Programme des Nations Unies sur la réduction des émissions dues à la déforestation et à la dégradation des forêts dans les pays en développement, comprenant la conservation, la gestion durable des forêts et le renforcement des stocks de carbone forestier.

[6] https://worldpopulationreview.com/c…

[7] World Bank Group, 2022, https://pip.worldbank.org/home

[8] Voir par exemple :iamcdocumentation.eu/index.php/…

[9] demographie-responsable.org/

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Lire également dans l’encyclopédie

 

Interview de Véronique Andrieux, directrice générale du WWF France

Sécheresse en Ethiopie après 3 saisons des pluies manquées. ©EU/ECHO/Anouk Delafortrie (CC BY-NC-ND 2.0)

Alain Boinet : Nous sommes heureux d’accueillir aujourd’hui Véronique Andrieux, la directrice générale de WWF France. Rappelons que WWF (World Wide Fund for Nature), est une organisation non gouvernementale internationale créée en 1961 et qui est vouée à la protection de l’environnement et au développement durable. Pour commencer notre entretien et avant d’aborder des questions plus spécifiques, peux-tu nous indiquer quelles sont les priorités du WWF et en quoi consiste votre action ?

Véronique Andrieux : Notre mission se compose de trois volets. Le premier axe c’est d’abord d’alerter sur la crise climatique et d’effondrement de la biodiversité à travers des rapports basés sur l’expertise du WWF, notamment le rapport « Planète Vivante ». Le deuxième axe relève de la protection et la restauration du monde vivant, des écosystèmes, les espèces sauvages et ceux qui en dépendent, notamment les communautés locales avec une gestion durable des ressources naturelles. Ce sont des projets de terrain, que ce soit en France Métropolitaine, dans les départements d’Outre-Mer ou dans les « hotspots de biodiversité » comme le bassin du Congo, le Mékong, ou encore l’Indonésie, le Brésil, Madagascar. Le troisième axe enfin, c’est transformer : agir sur les causes structurelles de destruction d’écosystèmes et de perte du vivant. Sur cet axe, nous travaillons avec le gouvernement et les collectivités locales pour changer les politiques publiques mais aussi avec des entreprises et des acteurs financiers pour transformer leurs modèles d’affaires.

 

A.B. : Précédemment tu as occupé plusieurs responsabilités associatives, dans des organisations humanitaires et des organisations de développement. Comment, avec l’expérience que tu as, vois-tu des liens et des complémentarités entre l’humanitaire, l’environnement, et le développement ?

V.A. : Cela fait vingt-cinq ans que je fais ce travail et j’ai toujours vu les impacts néfastes qu’avait le changement climatique sur les populations locales, notamment quand je travaillais sur le terrain. Par exemple, dans les Andes, il y a 20 ans, on voyait déjà les effets du dérèglement climatique sur les courants marins et ce que cela impliquait pour la saison des pluies, les récoltes, la fonte des glaciers. Au Yémen ou au Sahel, le dérèglement climatique provoque des sécheresses plus fréquentes et plus longues et une hausse des températures qui impactent la sécurité alimentaire et alimentent les tensions sur les ressources naturelles. Autre exemple, les industries extractives en Amérique Latine qui polluent les sols et les eaux par leur utilisation massive de produits chimiques et des études d’impact environnemental et social insuffisantes. En Guyane, la pollution des eaux au mercure (interdit par la Convention de Minamata) entraîne des maladies aux populations autochtones. Ce sont des exemples parmi tant d’autres de gestion non-durable des ressources qui montrent que la prise en compte de l’environnement au centre des programmes de développement humain et inversement est la seule réponse adaptée.

C’est pourquoi le triple nexus climat, biodiversité et développement humain est au cœur de l’action du WWF, à travers des mesures d’atténuation et d’adaptation telles que par exemple les solutions fondées sur la nature (ndlr : protéger ou restaurer les écosystèmes pour faire face à la crise climatique, l’insécurité alimentaire, l’approvisionnement en eau etc). Face à la crise climat et biodiversité et à ses effets dévastateurs en matière de développement humain et d’accélération des inégalités, il est essentiel de sortir des silos et des approches fragmentées. Cette dichotomie entre développement et environnement ne peut donc tenir, puisque l’environnement est le socle essentiel au développement humain. Les études démontrent que 80% des ODD sont menacés par la crise climatique.

 

A.B. : Puisque tu évoques le dérèglement climatique, quelles mesures propose le WWF pour y faire face ? Ne sommes-nous pas dans une situation d’urgence ?

V.A. : Complètement. Nous avions tendance pendant des années à nous dire que les problèmes liés au dérèglement climatique et à la dégradation de la biodiversité étaient ailleurs. L’Amazonie, c’est terrible ce qui s’y passe mais c’est loin, les températures extrêmes au Sahel ou au Pakistan, la montée des eaux dans les îles du Pacifique, c’est terrible mais c’est loin etc. De nos jours nous ne pouvons plus ignorer la crise climatique : c’est aussi ici et maintenant. Je compare cela à une slow onset crisis (ndlr : crise humanitaire qui se manifeste progressivement au fil des mois, voire des années, et qui résulte souvent de la confluence de différents facteurs ou événements). En France, nous connaissons à présent des incendies, des sécheresses à répétition et une sécheresse historique cette année, des canicules, des grêles, nous sommes donc en situation d’urgence et c’est pour cela qu’il faut non seulement réduire et atténuer les différentes causes du dérèglement climatique, mais aussi agir de manière beaucoup plus affirmée sur l’adaptation et la prévention.

Au WWF, nous proposons des solutions au niveau systémique et au niveau sectoriel. Il y a un problème majeur de cohérence climatique et biodiversité des politiques publiques. Par exemple, la France finance davantage de subventions pour les combustibles fossiles que pour les énergies renouvelables. Or continuer de flécher de l’argent public vers des subventions dommageables pour le climat plutôt que vers des activités économiques durables nous verrouille dans un modèle carboné et détourne des ressources indispensables pour la transition. Il y a donc une nécessité d’agir sur ces questions systémiques. Le WWF a proposé un « pass climatique et biodiversité », qui passerait au crible les politiques publiques et les budgets de l’état pour assurer leur compatibilité avec les engagements pris par la France et l’Union Européenne en matière de climat et de biodiversité. Par ailleurs, nous proposons des mesures sectorielles pour la France dans les domaines des transports, de l’agriculture, du logement, de l’énergie. C’est l’ensemble du logiciel et de la matrice de production et de consommation qu’il faut remettre à plat et revoir de manière radicale et profonde.

Sécheresse en Ethiopie a cause du phénomène El Nino. ©EU/ECHO/Anouk Delafortrie (CC BY-NC-ND 2.0)

A.B. : La guerre en Ukraine provoque un séisme dans le domaine de l’énergie (hydrocarbures, gaz) avec la réouverture des centrales à charbon et avec la relance du nucléaire comme seule alternative stable. Comment analyses-tu cette situation et comment faire face à cette situation de rupture majeure ?

V.A. : L’Ukraine a accéléré certaines problématiques et pourrait être une fenêtre d’opportunité pour certaines transformations de fond tant au niveau énergétique que sur le système agroalimentaire.

Au niveau énergétique et au-delà des mesures d’urgence absolument nécessaires, il faudra miser sur le triptyque : énergies renouvelables, efficacité énergétique et sobriété. Le gouvernement travaille sur un plan d’action sobriété énergétique. C’est une bonne chose, il faudra en effet consommer moins (et pas seulement cet hiver, mais dans la durée). En parallèle, aborder un des leviers majeurs d’efficacité énergétique : un large plan de rénovation énergétique des bâtiments (rénovation complète de 700 000 logements/an en France). Il ne faut pas oublier que plus de 12 millions de français sont en situation de précarité énergétique –plus de 5 millions de passoires énergétiques, et qu’il est nécessaire de les accompagner. En matière d’énergies renouvelables, la France est le seul état membre européen à ne pas tenir ses engagements (19% vs objectif de 23% en 2020). Dans le cadre de RePowerEU (plan de la Commission Européenne visant à rendre indépendante l’Union Européenne des énergies fossiles russes), certains projets qui sont aujourd’hui à l’arrêt pourraient être débloqués. Cependant, il faudra faire attention à ne pas diluer ou faire sauter les critères biodiversité et sociaux. A titre d’exemple, ne pas placer des éoliennes sur des zones Natura 2000 ou des lieux de nidification ou de migration des oiseaux.

Concernant le système alimentaire, le principal levier de solution c’est de revoir notre régime alimentaire et de réduire la consommation de protéines animales. Nous mangeons le double de protéines animales que ce qui est recommandé par les autorités sanitaires. Nous préconisons de remplacer par davantage de protéines végétales. 2/3 des céréales consommées en Europe va dans l’alimentation du bétail et seulement 17% pour la consommation humaine ; 60% des sols sont destinés à la production d’alimentation animale (avec une efficience ou facteur de conversion faible pour certaines filières). Il faut revoir la hiérarchisation de l’usage des sols et prioriser la production d’alimentation pour les populations.

On est face à une contradiction lorsque l’Union Européenne se désigne comme puissance nourricière alors qu’en réalité elle a délocalisé une partie significative de son empreinte écologique sur des pays tiers et est la deuxième puissance importatrice de déforestation derrière la Chine. Les produits issus de la déforestation ou de la conversion d’écosystèmes se retrouvent dans notre alimentation (indirectement, lorsque la viande qu’on mange a été nourrie à base de soja brésilien issu de la déforestation par exemple) et dans les agro-carburants. C’est pourquoi le WWF pousse pour une législation contraignante afin d’interdire la mise sur le marché européen de produits issus de la déforestation ou de la conversion d’écosystèmes.

 

A.B. : Un autre sujet sur lequel le WWF est très engagé, c’est celui des rivières et des fleuves. Face aux conséquences du dérèglement climatique, à l’augmentation de la pollution de l’eau du fait notamment de la démographie mais aussi du développement des modes de vie, quelles initiatives prenez-vous et quelles actions engagez-vous ?

V.A. : Sur la question de l’eau, nous travaillons à partir de deux approches complémentaires : biodiversité et empreinte écologique. Côté biodiversité, le WWF porte différentes initiatives telles que « Free Flowing Rivers » pour une renaturation des cours d’eau et le démantèlement d’infrastructures telles que certains barrages et microbarrages qui fragmentent les cours d’eau et empêchent la nature, sans production d’énergie significative. Il y a aussi tout un travail de restauration de zones humides, qui jouent un rôle d’éponge en cas de sécheresse et de buffer en cas de risque d’inondation, protégeant ainsi les communautés locales. En France, nous sommes présents depuis des décennies en Camargue et en Brenne, par exemple.

Concernant l’empreinte écologique, notre modèle agricole industriel est extrêmement intensif et consommateur en eau douce (l’agriculture utilise 70% de l’eau douce disponible à l’échelle de la planète, essentiellement pour l’irrigation). Au regard des années de sécheresse successives et de la sécheresse historique que traverse la France cette année, y a un impératif d’avancer vers un modèle d’agriculture beaucoup moins gourmand en eau, plus durable et résilient, compatible avec les autres usages de l’eau et avec la biodiversité. Une grande partie de l’eau part irriguer des céréales dont la grande majorité servira à nourrir du bétail, alors que les populations et la biodiversité manquent d’eau. Il faudra revoir la place de l’alimentation du bétail dans l’usage des sols et de l’eau, et prioriser les usages et la production pour les populations humaines.

Aide humanitaire de l’Union Européenne en Amérique Centrale suite au inondations dues aux ouragans ETA and IOTA. © Alianza por la Solidaridad, 2020 (CC BY-ND 2.0)

A.B. : La guerre en Ukraine avec la Russie risque de provoquer comme le disait Antonio Guterres un « ouragan famine » n’est-il pas urgent, en particulier au Moyen-Orient et en Afrique, de prévoir un plan d’action mondial ?

V.A. : Il n’y a pas une action unique qui va résoudre le problème mais c’est plutôt une palette d’actions. Les mesures d’urgence telles que celles menées par le PAM sont cruciales. Sur le moyen/long terme, il faut agir sur les régimes alimentaires en réduisant notre consommation de protéines animales et promouvoir la consommation de protéines végétales, stopper la déforestation, développer l’agroécologie (augmenter la surface en bio, moins de pesticides et d’engrais azotés, diversification des cultures, etc), réduire le gaspillage alimentaire, et revenir vers des cultures endémiques plus résilientes. Avec notre système de monoculture, nous avons détruit la diversité des plantes qui existent dans le monde et qui est absolument nécessaire pour une résilience et souveraineté agricole. Le but est de réduire la dépendance des pays d’Afrique et du Moyen Orient en créant un socle de résilience et de souveraineté alimentaire dans ces pays.  Plutôt que d’importer du blé, promouvoir la production locale et durable de farine de manioc, de sorgho et de mil – des cultures endémiques, adaptées aux milieux, plus résilientes au stress hydrique – comme le font déjà plusieurs pays africains face à la crise. Investir dans cette souveraineté et résilience locale, c’est aussi restaurer les millions d’hectares de terres dégradées.

 

A.B. : La Terre compte désormais huit milliards d’êtres humains et d’ici 2050 la population africaine va passer de 1,1 milliard d’habitants à 2,1 milliards d’habitants. Comment répondre à ces besoins démographiques, osons parler d’une explosion démographique pouvant impacter la situation mondiale, tout en sachant que le continent nécessite des besoins d’aménagement phénoménaux ?

V.A. :  Cette question touche aux inégalités au cœur de la crise climatique. L’Afrique est le continent qui émet le moins de gaz à effets de serre or celui qui subit de plein fouet les effets les plus importants (avec une partie de l’Asie) du dérèglement climatique. Les inégalités climatiques sont criantes entre les différentes régions et pays du monde, mais aussi à l’intérieur de chacun des pays. Si l’on prend par exemple les élites globales, à échelle planétaire entendons, les modes de consommation du 1% de la population plus riche représente 20% de la croissance des émissions de gaz à effet de serre depuis 1990. De l’autre côté, si l’on prend 50% de la population la plus pauvre, elles ne sont responsables que de la croissance de 16% des émissions de gaz à effets de serre. Ce n’est donc pas qu’une question démographique, c’est surtout une question des modes de consommation qu’il faut rééquilibrer. Il y a une corrélation claire entre le niveau de richesse et le niveau d’émission. La question qui se pose est alors comment pouvons-nous assurer que les élites globales adoptent des modes de vie plus sobres. De mon point de vue, ce n’est pas l’augmentation démographique en Afrique qui va à elle seule accroitre les émissions de gaz à effets de serre. Des études montrent que les millions de personnes qui sont sorties de la pauvreté extrême ces dernières décennies n’ont eu qu’un faible impact sur l’augmentation des émissions GES (autour de 1%).

Une autre question à se poser c’est comment rendre compatible un Indicateur de Développement Humain fort et une empreinte écologique faible. Les pays riches ont une responsabilité pour réduire les pressions qu’ils ont sur les hotspots de biodiversité. Ils doivent établir des transferts de financements et de technologies vers les pays pauvres pour éviter de passer par la case des énergies fossiles dites de transition, alors que les énergies renouvelables sont disponibles et accessibles. Il y a également une responsabilisation à faire sur les acteurs financiers, pour que la taxonomie verte –hors gaz fossile et nucléaire (ndlr : la taxonomie verte de l’Union européenne est la classification des activités économiques durables et compatibles avec la transition écologique) soit davantage respectée et que les institutions financières publiques et privées alignent leurs portfolios d’investissement avec la taxonomie verte.

Enfin, il est nécessaire de se poser la question des indicateurs économiques : en se concentrant sur le PIB comme métrique largement dominante, on perpétue le point aveugle de la valeur de la nature, ce qui nous conduit à la crise écologique dans laquelle nous nous trouvons. Il est essentiel de compléter l’insuffisance du PIB et d’autres indicateurs de croissance économique avec un indicateur d’empreinte écologique, tel que le Jour du dépassement qui mesure l’empreinte carbone, forêts, agriculture, pêche, etc de l’activité humaine en hectares globaux.

Discussion entre Stephanie Mehta, Peter Sands, Bill Gates, Francis de Souza, Helen E. Clark, Paul Kagame à Davos en mai 2022. @Paul Kagame (CC BY-NC-ND 2.0)

A.B. : Tu as occupé plusieurs postes de direction dans divers associations humanitaires et environnementales. Quelle leçon et conseil de gouvernance et de stratégie en tires-tu ?

V.A. : Je dirais qu’il y a surtout un cap clair à tenir, et que pour obtenir de l’impact il faut éviter de se disperser. Il faut aussi ne pas perdre l’âme du terrain, la cultiver avec soin ; je pense personnellement qu’un des gros risques des différentes ONG c’est la bureaucratisation. Quand les procédures continuent de se multiplier et se sophistiquer, ça peut devenir un frein pour l’action de terrain, la localisation de l’aide, l’innovation.

Il me semble important de préserver notre ADN de société civile, de militants, de justice sociale et environnementale. Nous avons la légitimité de toutes ces années de travail de qualité sur les terrains les plus complexes, des réalisations et des résultats tangibles, une solide expertise technique, et une action pour l’intérêt général. Ces savoirs tant science-based (expertise) que evidence-based (programmes terrain) sur le temps long font notre force.

Mettre l’accent sur la qualité de nos programmes, toujours la qualité, pour obtenir de l’impact et faire la différence.

Il faut miser sur la diversité, la pluralité de regards et de bagages, l’agilité, la prise de risque et l’innovation pour mieux naviguer des contextes plus volatiles, disruptifs et incertains qui constituent désormais notre quotidien.

Enfin, faciliter l’émergence de nouveaux types de leadership, basés sur des valeurs telles que le courage, le care, le self-awareness, l’humilité, l’inclusion, le partage du pouvoir – plus connectés de mon point de vue aux aspirations de notre secteur et de notre temps.

 

Alain Boinet : Pour conclure cet entretien, que souhaites-tu ajouter ?

Véronique Andrieux : Nous prenons conscience que l’ère de l’open bar des ressources naturelles est finie. Il va falloir nous adapter très rapidement à l’ère de la rareté, qui arrive au galop et devient le nouveau normal. Sobriété, ça vaut pour l’énergie mais aussi pour l’eau, les forêts, la pêche, pour les ressources naturelles dans leur ensemble. C’est le sens du Jour du dépassement qui cette année est arrivé le 28 juillet pour le monde et le 5 mai pour la France. En creusant le déficit écologique d’année en année depuis plus de 50 ans, nous nous mettons en danger. Il est urgent d’intégrer des marqueurs d’empreinte écologique dans le pilotage du pays, de l’économie, de l’agriculture.

 

Pour aller plus loin:

Site internet de WWF France. 

 

Biographie de Véronique Andrieux

Véronique Andrieux est spécialiste en développement international.
Elle détient une maîtrise en administration des affaires de l’ESADE de Barcelone et des diplômes d’études supérieures en Développement de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) de Paris et en Politiques Publiques de l’École des études orientales et africaines (School of African and Oriental Studies, SOAS) de l’Université de Londres. Elle a occupé le poste de Directrice Régionale pour l’Amérique du Sud et les Caraïbes ainsi que de l’Afrique de l’Ouest chez Oxfam. Antérieurement elle était Conseillère Senior sur les politiques de développement au Ministère des Affaires étrangères espagnol et a été également Conseillère senior au Club de Madrid. Elle a exercé des responsabilités sur le terrain en Amérique latine, en Afrique de l’ouest et centrale et Méditerranée. Elle a dirigé plusieurs processus d’évaluation et de planification et représenté le gouvernement espagnol dans différents groupes de travail multilatéraux sur l’aide publique au développement. Elle a ensuite rejoint Action contre la faim en 2016 comme Directrice Générale. Elle a écrit différentes publications sur le développement international, dont: « Better Aid : A necessary condition for development », « Contributions for a European Development Policy under the Spanish EU Presidency » et « Policy Coherence: an urgent agenda for Development ». Véronique est Directrice générale du WWF France depuis août 2019. Le World Wide Fund for Nature, première organisation mondiale de protection de l’environnement, œuvre depuis 50 ans pour la préservation des milieux naturels et des espèces animales ou végétales les plus menacées, en s’efforçant de mobiliser l’ensemble des parties prenantes de la société.