Chine : peut-on qualifier la répression contre les Ouïghours au Xinjiang de génocide ?

STRASBOURG, FRANCE – 11 JUILLET 2015 : Des militants des droits de l’homme participent à une manifestation pour protester contre la politique du gouvernement chinois au Xinjiang

Au cœur de l’actualité depuis plusieurs mois, l’ethnie Ouïghours est millénaire et ses interactions avec la Chine ne sont pas nouvelles. Il est nécessaire de revenir sur son histoire et ses spécifités avant d’analyser les violations des droits humains à l’œuvre actuellement et de se demander si elles constituent un génocide.

QUI SONT LES OUÏGHOURS ?

Avant de se sédentariser dans la zone géographique aujourd’hui appelée Xinjiang (« nouvelles frontières » en chinois), les Ouïghours étaient un peuple nomade.

Ils furent les alliés des Chinois lors de nombreux conflits dès le milieu du 7ème siècle (contre les Göktürks occidentaux, l’Empire tibétain ou encore la dynastie Yan). Entre le 9ème et le 17ème siècle, plusieurs Royaumes Ouïghours se constituèrent et furent suivis d’épisodes d’occupation, révolte ou encore de semi-autonomie.

Dès 1950, et jusqu’à aujourd’hui, le Xinjiang passa sous la domination chinoise. Cette région autonome sous l’autorité de Pékin, trois fois plus grande que la France, représentant 16% de la Chine est peuplée d’environ 12 millions de Ouïghours. Ils seraient environ 300 000 au Kazakhstan.

Bureau national des statistiques de Chine, 2014

LA RESISTANCE ET REPRESSION AVANT LES ANNEES 2000

La résistance populaire de ces turcophones de religion musulmane remonte à la fin des années 1980. En 1990 une protestation de rue contre le refus des autorités chinoises d’autoriser la construction d’une mosquée est réprimée par des tirs chinois occasionnant plus de 60 morts et 7900 arrestations.

En 1996, la Chine utilise une campagne contre la délinquance pour s’en prendre à des responsables politiques et religieux Ouïghours et arrêter plus de 10 000 individus pour séparatisme. L’année suivante, l’arrestation d’une trentaine de dignitaires religieux la veille du Ramadan conduit à une manifestation dont le bilan sera de 167 morts et 5000 arrestations. Des peines de morts, dont 7 exécutions en public se produisent dans la foulée.

REPRESSION ET TERRORISME DANS LES ANNEES 2000

À la suite du 11 septembre 2001, le gouvernement chinois vend son programme anti-terroriste à l’étranger et obtient l’extradition de certains militants Ouïghours. Des opérations chinoises ont lieu contre la culture et le patrimoine architectural. Des pressions sont émises sur les expatriés, même binationaux, qui doivent rentrer ou fournir des données. Désormais, d’après l’Agence France Presse, des exilés Ouïghours du monde entier, même des grandes puissances démocratiques, sont harcelés à distance par des numéros cryptés qui les intimident et menacent leurs familles restées sur place. Ces individus sont sommés de transmettre des informations détaillées sur leur famille, leurs activités ou encore leurs études et ont pu être interpellés et renvoyés en Chine dans certains pays (Égypte, Thaïlande). Il s’agit de campagnes similaires à celles menées contre les Tibétains, militants Taïwanais et dissidents politiques.

Des organisations clandestines s’activent et luttent pour l’indépendance du Turkestan oriental (Xinjiang) toutefois les informations sur ces dernières sont limitées par le gouvernement chinois. En septembre 2004 est fondé au États-Unis à Washington D.C. le « Gouvernement en exil du Turkestan oriental », un régime parlementaire avec un Premier Ministre et une constitution proclamée.

Par ailleurs, plusieurs attentats sont attribués aux Ouïghours : contre un poste de police en 2008 (16 morts), sur la place de Tian’anmen en 2013 (5 morts) ou encore dans la gare de Kunming (29 morts) et Urumqi (en 2014).

LE TOURNANT DES CAMPS DE REEDUCATION

L’usage de camps d’internement en Chine n’est pas nouveau puisque le pays utilisait jusqu’en 2013 des camps de rééducation par le travail, dans lesquels étaient envoyés des dissidents et petits délinquants sans procès ni procédure légale. Au nombre de 350, ils regroupaient 160 000 prisonniers. Pas nouvelle non plus, la surveillance spécifique de la communauté Ouïghours est facilitée depuis les années 2000 par le prétexte de la lutte chinoise contre le terrorisme islamique.

À la suite des attentats et de l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2013, un tournant s’engage et se renforce avec la construction de camps d’internement, à partir de 2014, dans le but d’interner des musulmans pratiquants Ouïghours et Kazakhs. Plusieurs organisations, comme Amnesty International ou l’AFP déclarent, en s’appuyant sur des documents gouvernementaux, que plus d’un million de Ouïghours y seraient internés de façon préventive et sans procès. Leur existence a été niée par la Chine jusqu’en octobre 2018 où elle a finalement mentionné des « camps de transformation par l’éducation ». D’après le gouvernement, ce ne serait que des centres de formation professionnelle, de lutte contre le terrorisme et l’islamisme.

Image satellite d’un camp d’internement le 24 juin 2018, à Karamay, comté de Karamay, Xinjiang, Chine @Amnesty International

La politique chinoise ne vise pas simplement le séparatisme mais surtout à détruire la culture Ouïghoure d’après Rémi Castets, directeur du département d’études chinoises de l’université Bordeaux-Montaigne. En effet, il est interdit aux jeunes d’aller à la mosquée, les voyages à la Mecque sont empêchés, les prénoms à consonance islamiques sont proscrits. Par ailleurs, selon un rapport de 2020 produit par un institut de recherche australien, financé par le Département d’Etat américain et s’appuyant sur des images satellites, des milliers de mosquées auraient été détruites ou endommagées.

Pour être interné, nul besoin de militer pour le séparatisme : porter la barbe, un voile ou même posséder un Coran chez soi suffit. Ce constat est aussi partagé par Amnesty International dans son rapport « Ouïghours, Kazakhs et autres minorités musulmanes victimes de crimes contre l’humanité » qui a documenté, à partir de témoignages, des pratiques de torture, persécution et emprisonnement en violation des règles fondamentales du droit international. Il est notamment question d’arrestations, parfois de masse, en dehors du cadre judiciaire, pour des actes totalement licites tels qu’avoir séjourné ou communiqué avec l’étranger, posséder un compte WhatsApp, prier, posséder un objet à caractère religieux…

Une fois internés, les détenus sont privés d’intimité, même aux sanitaires. Les conditions d’hygiène et alimentaires sont insuffisantes et fortement restreintes d’après Amnesty. Outre la maltraitance continuelle du fait des conditions de vie, il est aussi régulièrement fait usage de la torture physique (décharges électriques, privation de sommeil, immobilisation, suspension au mur, exposition à des températures extrêmes) et mentale et l’ensemble des personnes internées ont été obligées de rester assises dans des positions très inconfortables plusieurs heures. Des cas de décès à la suite de tortures ont été documentés.

« L’emploi du temps classique prévoyait trois à quatre heures de cours après le petit-déjeuner. Ensuite, les détenu·e·s déjeunaient et prenaient un peu de « repos », ce qui consistait souvent à rester assis sans bouger sur un tabouret ou la tête appuyée sur un bureau. Après le déjeuner, il y avait de nouveau trois ou quatre heures de cours. Venait ensuite le dîner, suivi de quelques heures passées assis ou à genoux sur un tabouret à « réviser » en silence les leçons de la journée ou à visionner d’autres vidéos « pédagogiques ». Pendant les cours, les détenu·e·s devaient regarder droit devant eux pratiquement en permanence et ne pas parler à leurs camarades de classe. »

Rapport « Comme si nous étions ennemis de guerre » Amnesty International, 2021

La majorité des 55 anciens détenus interrogés par Amnesty International ont passé entre 9 et 18 mois en camp. A leur sortie ils devaient signer un document dans lequel ils s’engageaient à ne pas parler aux journalistes ni aux personnes étrangères, « avouer leurs crimes » publiquement lors de cérémonies, poursuivre leur « éducation » et se soumettre à une circulation fortement restreinte (même dans la région) accompagnée de surveillance physique et numérique de pointe. D’après Amnesty International, les musulmans du Xinjiang sont peut-être le groupe de population le plus étroitement surveillé au monde (collecte de données biométriques, « séjours à domicile » et entretiens intrusifs menés par des représentants de l’État, réseaux tentaculaires de caméras à surveillance faciale…).

Le Uyghur Human Rights Project, une organisation à but non-lucratif fondée en 2004 aux États-Unis afin de défendre les Ouïghours en s’appuyant sur le droit international, soulève d’autres aspects de violation du droit international au Xinjiang notamment :

  • La compilation de 1 046 cas d’imams et autres personnalités du Xinjiang détenus en raison de leur association avec l’enseignement religieux et le leadership communautaire depuis 2014.
  • La pratique de la stérilisation forcée depuis 2016 : les taux de natalité ont baissé de 2015 à 2018 et la croissance démographique a chuté de plus de 84% au cours de cette période dans les deux plus grandes préfectures ouïghoures.
  • L‘interdiction à partir de 2017 de l’utilisation de la langue ouïghoure à tous les niveaux d’enseignement jusqu’au lycée inclu.
  • Le travail forcé à toutes les étapes du processus de production dans l’industrie du vêtement, aussi mentionné par un rapport de 180 ONG, le Xinjiang étant la principale région productrice de coton chinois (80% de la culture d’après Human Rights Watch). Ainsi, selon ces ONG, ce serait 1 vêtement sur 5 vendu dans le monde proviendrait d’un camp de travail Ouïghour. En plus des camps d’internement, le gouvernement chinois aurait exporté environ 80 000 travailleurs Ouïghours vers d’autres régions de Chine rien qu’entre 2017 et 2019, dans des usines aux conditions qui laissent fortement présager un recours au travail forcé.

L’État Chinois aurait aussi, selon l’AFP, vendu des organes, prélevés sur des Ouïghours vivants ou exécutés, à des musulmans fortunés d’Arabie saoudite, du Koweït, ou encore du Qatar

UN GÉNOCIDE ?

Selon les éléments de nombreuses sources fiables, les membres de minorités ethniques à majorité musulmane du Xinjiang sont la cible d’une attaque correspondant à tous les éléments des crimes contre l’humanité au regard du droit international. Est-il cependant possible d’aller plus loin et comme l’a demandé L’Institut Ouïghour d’Europe, au président français Emmanuel Macron, et “reconnaître le caractère génocidaire” des politiques de Pékin. En faisant ainsi, la France s’alignerait sur les pouvoirs législatifs du Canada, de la Tchéquie, des Pays-Bas, de la Belgique et l’exécutif des Etats-Unis avec Joe Biden.

Actuellement, l’ONU reconnaît trois génocides : le génocide des Arméniens commis par l’Empire ottoman (1915- 1916), le génocide des Juifs (la qualification de génocide pour l’extermination des Tziganes et handicapés dépend des interprétations) commis par les Nazis (1941 à 1945) et le génocide des Tutsis commis par le pouvoir Hutu, au Rwanda (1994).

Toutefois, à l’instar de nombreux historiens et juristes spécialisés comme Marc Julienne (responsable des activités Chine à l’IFRI) ou l’anthropologue Adrian Zenz, il existe une base juridique solide pour attester du crime de génocide.

Concrètement, d’après la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (CPRCG), un traité de droit international approuvé à l’unanimité en 1948 par l’Assemblée générale des Nations unies (ratifié ou adhéré par 152 pays dont la Chine) un génocide se définit de la manière suivante :

« L’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel :

a) Meurtre de membres du groupe ;

b) Atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ;

c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ;

d) Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ;

e) Transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe. »

Ainsi la définition du génocide se compose de deux éléments : l’élément physique (actes commis) et l’élément mental (intention).

Pour ce qui est de l’élément physique, s’il semblerait difficile de parler de génocide à partir des points a) et c), les critères b), d) et e) sont eux très clairement documentés. Or, un seul est nécessaire pour que l’élément physique soit rempli. Ainsi les conditions et modalités d’internement mais aussi les conditions de vie de nombreux Ouïghours non internés qualifient incontestablement une atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale des membres du groupe (b). De même, l’usage de la stérilisation forcée (pose de stérilets, ligature des trompes, demande d’autorisations pour faire un enfant) qualifie le point (d) et la déportation des enfants des personnes incarcérées vers des orphelinats gérés par le gouvernement qualifie enfin le point (e).

En revanche, pour ce qui est de l’élément mental, il est difficile à confirmer étant donné que la Chine se terre dans la confidentialité, ne communique pratiquement pas et dément de nombreux éléments avérés. Dans ce cadre certains militants et associations préfèrent employer le terme de “d’ethnocide”  ou de “génocide culturel”, déjà utilisé par l’ONU à propos du droit des peuples autochtones, mais finalement non retenu. Ce terme se rapporte à  la destruction de l’identité culturelle d’un groupe ethnique, sans nécessairement détruire physiquement ce groupe et sans forcément user de violence physique contre lui.

Il convient aussi de préciser que l’usage du terme de génocide à propos des Ouïghours est d’autant peu spontané qu’il renvoie à des connotations européennes liées à l’extermination des juifs par les nazis, crime de masse ayant provoqué la mort de 6 millions de personnes.

Le président chinois Xi Jinping avec le président français Emmanuel Macron à la résidence d’Etat Diaoyutai à Beijing en janvier 2018 ® Centre d’Informations sur Internet de Chine

Par égard pour ses relations économiques et diplomatiques avec la Chine, il semblerait toutefois peu probable que le Président de la République, Emmanuel Macron, de même que de nombreux autres dirigeant, fasse usage du terme de génocide.

Pour qualifier ou pas la situation de génocide, la solution optimale serait de demander à un juge compétent de trancher. Ce serait le cas de la Cour pénale internationale (CPI) mais cette dernière ne juge que ses membres dont la Chine ne fait pas partie. La Chine étant de plus membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, une décision des Nations Unies n’est pas envisageable. Un jugement d’autre cour arbitrale serait possible mais a priori non contraignante.

Toutefois, si la situation peut sembler sans issues immédiates, des campagnes de sensibilisation ou de boycott ont été organisées, notamment avec le plaidoyer contre les marques ayant bénéficié du travail forcé des Ouïghours. Ces dernières menées dans de nombreux pays ont pu favoriser la prise d’engagement de marques (Mark & Spencer, Abercrombie & Fitch, Lacoste, Calvin Klein,Tommy Hilfiger…) et de gouvernements (Grande-Bretagne, Canada, USA…).

Rodolphe ROUYER

 

Pour aller plus loin :

 

Chine : l’ascension d’une nouvelle grande puissance philanthropique

Jack Ma, ex-PDG d’Alibaba. © STR/ AFP

Un article publié sur le site de “The Conversation“.


Le milliardaire Jack Ma, fondateur du site d’e-commerce Alibaba, a pris sa retraite des affaires. Cet ancien professeur laisse les rênes d’un groupe de 100 000 employés, valorisé plus de 450 milliards de dollars, et déclare vouloir se consacrer à la philanthropie dans le domaine de l’éducation où sa fondation innove.

« Les événements sont l’écume de l’histoire » écrivait Paul Valéry. En Chine, d’autres personnalités pratiquent depuis longtemps la philanthropie – entendue comme « générosité volontaire privée en faveur du bien public » – souvent dans la discrétion, voire l’anonymat. Mais l’ampleur de la première fortune du pays (21ᵉ mondiale, estimée à 43 milliards USD), icône de l’entrepreneur parti de zéro, combinée à son aptitude à créer l’attention médiatique, indique que nous sommes à un tournant décisif de l’histoire de la philanthropie chinoise.

Le renouveau d’une activité philanthropique millénaire

L’un des aspects souvent méconnus du capitalisme chinois est la relative absence de philanthropie privée de la part des classes aisées envers les plus modestes, jusqu’à une période récente.

Pourtant, historiquement, la Chine a une très ancienne tradition de générosité remontant à plus de trois millénaires. Celle-ci a stagné après 1949, dans les premières années de la République populaire : nationalisation des actifs ; organisations étrangères dissoutes ou refoulées du territoire. L’État socialiste devait pourvoir aux besoins sociaux et les initiatives privées furent découragées. Cette chronologie contraste nettement avec l’histoire économique des États-Unis où la philanthropie s’est posée très tôt en remède aux maux sociaux du capitalisme « sauvage » de la fin du XIXe siècle.

La philanthropie a servi depuis plus d’un siècle de « soft power » pour les pays qui la pratiquent. Les exemples historiques abondent, comme pendant la Guerre froide où il s’agissait pour l’Occident de lutter contre le marxisme. Le monde en développement est aujourd’hui une vaste zone où s’exercent des influences philanthropiques multiples, en invoquant la poursuite des Objectifs de développement durable de l’ONU. On compte déjà un nombre croissant de chercheurs d’origine chinoise au sein de la communauté académique dédiée aux organismes à but non lucratif et à la philanthropie (conférence ARNOVA 2019), et la Chine y fait l’objet d’études de plus en plus approfondies.

Depuis son ouverture à l’économie de marché sous l’ère Deng Xiaoping, la Chine a connu une croissance fulgurante. L’un des effets secondaires étant le creusement des inégalités, les premières fondations privées ont bourgeonné dans les années 1980-90 pour tenter d’enrayer ce processus et seconder l’État dans ses dépenses sociales. Il faut attendre 1994 pour que la compatibilité entre philanthropie et socialisme soit officiellement admise. On assiste aujourd’hui à une véritable renaissance de l’esprit de philanthropie privée dans le pays.

Une tradition de générosité solidement ancrée

Les fondements philosophiques de la tradition philanthropique chinoise sont à rechercher en partie dans la pensée confucéenne, un humanisme fondé sur des valeurs (bonté, droiture, loyauté) et visant à l’harmonie sociétale, qui occasionne cependant des défis pour l’identité chinoise contemporaine.

On peut y ajouter la gratitude qu’éprouvent les bénéficiaires de la modernisation économique et leur obligation morale de « redonner à autrui » une part de leur succès, faisant écho à la norme sociale américaine du « give-back ». L’éducation est de loin la principale cause bénéficiaire des dons privés, car elle est perçue comme un moyen d’émanciper les populations de la pauvreté. En Chine, les entreprises ou fondations d’entreprises ont contribué 65 % des 23,4 milliards USD de dons caritatifs estimés en 2016. Mais la démarche philanthropique y reste essentiellement une affaire individuelle, dans la mesure où une large part des riches y ont acquis leur fortune de leur vivant (« self-made ») et où de nombreux entrepreneurs identifient étroitement leur propre destinée à celle de leur firme. Parmi les 200 plus riches du pays, près d’un quart ont créé leur propre fondation pour canaliser leurs dons. En 2014, la générosité totale représentait environ 0,2 % du PIB chinois, contre 2 % en moyenne aux États-Unis.

 

Un secteur en plein essor

Plus d’un milliard de Chinois utilisent Internet pour faire des dons. En 2015, l’entreprise Tencent (leader des services Internet et mobiles) a lancé la « Journée de la philanthropie 9 Septembre », événement annuel dédié au financement de projets caritatifs. Plusieurs dizaines de millions de personnes y ont déjà participé, ce qui a permis de sensibiliser à grande échelle l’opinion publique chinoise à la générosité en faveur des associations et fondations. L’initiative internationale GivingTuesday est désormais aussi relayée en Chine.

En 2018, les 100 plus grands donateurs (individus ou entreprises) recensés par Forbes ont contribué au total plus de 19 milliards de yuans (2,8 milliards USD) à des causes caritatives. Près du double des 10,4 milliards de yuans donnés en 2016. Pour faire partie de cette liste, il fallait donner un minimum de 18 millions de yuans (2,6 millions USD) en 2018 contre 5 millions de yuans (730 000 USD) en 2016. Les 48 premiers donateurs ont franchi la barre des 100 millions de yuans, et représentent ensemble 90 % du total. Les dons ont été principalement orientés vers l’éducation (49 %) et la lutte contre la pauvreté. Ces montants sont corroborés par la Hurun Philanthropy List 2019.

Multiplication des milliardaires philanthropes

La multiplication des philanthropes chinois est directement liée au rythme d’apparition de grandes fortunes. En 2017, la banque UBS recensait 373 milliardaires en Chine continentale (la deuxième concentration au monde après les 585 milliardaires vivant aux USA), dont 89 nouveaux individus, soit en moyenne près de deux nouveaux milliardaires chaque semaine. Leur nombre s’est réduit à 325 en 2018, en phase avec la tendance mondiale de légère contraction du nombre des ultra-riches après cinq années de hausse continue.

Parmi la nouvelle génération d’entrepreneurs ayant bâti leur propre fortune, de grandes figures nationales souhaitent inspirer une nouvelle génération de philanthropes. Ainsi le Dr Charles Chen Yidan, cofondateur de Tencent, a-t-il quitté l’entreprise en 2013, après être devenu l’un des hommes les plus riches du pays, pour se consacrer à la promotion de l’éducation. Le Prix Yidan (3,8 millions USD) est le plus généreux au monde pour la recherche en éducation.

Dr Charles Chen Yidan, fondateur du Prix Yidan pour l’éducation.

Une autre figure proéminente est Madame He Quiaonv, qui a annoncé en 2017 une promesse de 1,5 milliard USD en faveur de la préservation de la biodiversité, le plus grand don de tous les temps pour cette cause. Les incitations fiscales au mécénat ont été récemment rehaussées. Les particuliers peuvent déduire leurs dons dans la limite de 30 % de leur revenu imposable, et les entreprises jusqu’à 12 % de leurs profits annuels.

Des observatoires de la philanthropie

Les travaux de recherche se multiplient sur la philanthropie chinoise, de même que les institutions visant à accompagner la croissance du secteur et à former les cadres des nouvelles fondations. Au premier chef, le China Foundation Center dénombrait 5 545 fondations (créées par des particuliers fortunés ou recourant à une collecte publique annuelle) fin 2016, un chiffre qui a plus que quadruplé (+430 %) en une décennie depuis 2006. Leur nombre aurait ensuite crû à 6 322 fondations en 2017 et 7 048 fondations en 2018. En 2014, leurs dons totaux s’élevaient à 102 milliards de yuans (16,7 milliards USD).

Multiplication des fondations chinoises (2006-2016). China Foundation Center.

Côté américain, l’Université Harvard a créé une base de données afin de recueillir les données les plus précises possibles sur la philanthrope chinoise. Il propose en outre plusieurs formations de haut niveau destinées aux dirigeants de ce secteur émergent. Le nombre de fondations sino-américaines répertoriées aux US a quadruplé depuis l’an 2000 pour atteindre 1 300 entités en 2014. Des coopérations bilatérales sont en cours pour tenter d’aligner les intérêts et les desseins des deux géants philanthropiques mondiaux.

Ainsi le China Global Philanthropy Institute a-t-il été fondé en 2015 par cinq philanthropes chinois et américains, dont Bill Gates. L’objectif est de susciter des émules en « faisant émerger des philanthropes exemplaires et des dirigeants professionnels du secteur philanthropique », avec une double visée nationale et internationale. Pour y parvenir, l’Institut s’appuie sur un triptyque de formation académique, accompagnement aux bonnes pratiques, et voyages d’études.

D’autre part, fin 2019 vient d’être lancé le China Philanthropy Big Data Research Institute, dans l’optique de mobiliser l’ensemble du champ scientifique et technologique, y compris l’intelligence artificielle, en faveur des activités caritatives, avec une volonté affichée de coopération mondiale. Ces démarches sont à mettre en regard de l’activisme plus général de la Chine qui recherche une prééminence dans le domaine des technologies applicables aux transactions financières, via l’adoption imminente d’une monnaie électronique ou la maîtrise de la blockchain.

Une projection internationale prévisible

La Grande Chine, incluant Hongkong, est d’ores et déjà la principale source de financement extérieur des universités américaines, via les dons effectués par des anciens élèves (« alumni »), loin devant les sources traditionnelles que sont le Royaume-Uni et le Canada. Ces échanges ne restent pas sans critiques, dans un cadre plus général de tensions entre la Chine et les États-Unis qui affectent les universités.

D’autre part, les fondations chinoises effectuent déjà des dons internationaux, surtout lors des catastrophes naturelles, et ce sur tous les continents. Une dizaine ont même établi des bureaux ou pilotent des projets à l’étranger. Si les grandes masses de la philanthropie chinoise sont pour l’instant contenues à l’intérieur des frontières nationales, tous les ingrédients sont désormais réunis pour qu’elle se projette à l’international de manière exponentielle. Cela entraînera mécaniquement deux conséquences.

Dons internationaux aux universités américaines (2007-2013). Wall Street Journal

Si les grandes masses de la philanthropie chinoise sont pour l’instant contenues à l’intérieur des frontières nationales, tous les ingrédients sont désormais réunis pour qu’elle se projette à l’international de manière exponentielle. Cela entraînera mécaniquement deux conséquences.

D’une part, le paysage international de la philanthropie va être influencé par la présence accrue d’acteurs chinois, dont personne ne sait dire aujourd’hui quelles orientations ils privilégieront. Comment vont-ils s’insérer dans les réseaux existants du secteur ? Comment entendront-ils contribuer à l’émergence d’une infrastructure philanthropique mondiale ?

Comment cette ascension et la redistribution des cartes au sein de l’écosystème philanthropique international va-t-elle être abordée, sachant que celui-ci est traditionnellement sous forte influence occidentale, par ses valeurs cardinales, ses réseaux financiers, ses modes opératoires ?

Symétriquement, les fondations et philanthropes chinois qui seront actifs à l’international vont probablement nourrir, enrichir, et sans doute infléchir leurs visions au contact de leurs homologues étrangers.

Le partage international d’expériences sera-t-il une source d’inspiration pour l’évolution du secteur philanthropique domestique ? Comment la Chine va-t-elle gérer cet échange à double sens de concepts, d’idées, de techniques, et peut-être même de personnel ?

Quelles que soient les réponses à ces questions, au cours des prochaines années, le secteur philanthropique chinois sera confronté à plusieurs défis : la gestion de l’internationalisation, la transparence des organisations à but non lucratif, la professionnalisation des agents, l’évolution du cadre réglementaire, la prise en compte élargie de la responsabilité sociétale et le virage écologique.

Une influence mondiale

Sur la scène mondiale, la Chine intervient de façon plus visible qu’autrefois, via ses investissements directs étrangers et son aide publique au développement, notamment en Afrique.

Dès 2013 avait été révélée l’initiative des « Nouvelles Routes de la Soie », qui relie le pays à de nombreux partenaires commerciaux via des voies terrestres et maritimes. En 2017 y a été ajouté un volet de coopération entre 300 ONG de 60 pays. En 2019, les autorités ont annoncé leur souhait que ces voies d’échanges évoluent vers une « haute qualité » en mettant l’accent sur leur durabilité financière et environnementale.

Le Président Xi Jinping a présenté en 2017 sa pensée « sur le socialisme aux caractéristiques chinoises pour une nouvelle ère », incluant une déclinaison spécifique pour la diplomatie, appelée à être plus active et à bâtir « un futur commun pour l’humanité ».

Dans l’hypothèse où les autorités déploieraient une visée similaire sur l’orientation du gigantesque potentiel de flux philanthropiques à l’extérieur du pays avec autant de détermination et de stratégie à long-terme, il est indubitable que la Chine accédera au rang de « grande puissance philanthropique ».

Une force sur laquelle il faudra compter bien au-delà de ses frontières au cours du XXIe siècle, et qu’il convient d’observer attentivement dès aujourd’hui parmi les corollaires de la trajectoire ascendante du pays

 

Fabrice JaumontChercheur en sciences de l’éducation, Fondation Maison des Sciences de l’Homme (FMSH) – USPC

Charles SellenGlobal Philanthropy Fellow, Lilly Family School of Philanthropy, Indiana University

 

Un article à retrouvez sur le site de “The Conversation”