La Syrie du nord-est assoiffée

Depuis le mois de juin 2021, la Turquie a réduit la quantité d’eau dans l’Euphrate pour la Syrie de 500 m3 seconde à 214m3 en retenant cette eau dans ses barrages en amont.

Nous roulons à petite allure sur le pont flottant qui enjambe le fleuve Tigre pour entrer en Syrie depuis l’Irak. La frontière Turque est proche. Faysh Khabur est le seul point de passage pour entrer dans ce nord-est Syrien aujourd’hui enclavé entre la Turquie et le territoire contrôlé à l’ouest par les autorités syriennes à Damas.

Cette région située entre le Tigre et le fleuve Euphrate est sous le contrôle du Conseil Démocratique Syrien dirigé par les kurdes avec des arabes et des représentants de ce qu’il reste ici des chrétiens syriaques et arméniens chassés de leurs terres comme de nombreux kurdes. Ce territoire a été le lieu d’âpres et meurtrier combats menés par les forces kurdes face aux djihadistes de Daech, depuis la bataille de Kobané jusqu’à celle de Raqqa avec l’appui de la Coalition Internationale dont la France, les Etats-Unis et la Grande Bretagne.

Raqqua, comme à Kobané, une guerre destructrice, immeuble par immeuble, que les combattants kurdes, femmes et hommes, ont remportée contre Daech au prix de lourdes pertes. @Mahmoud Bali

Je voyage en bonne compagnie avec Bernard Kouchner, ancien ministre des Affaires étrangères, Patrice Franceschi, écrivain engagé qui vient de publier un roman sur les combattantes kurdes, les Yapajas, et Gérard Chaliand, géostratège, tous les trois habitués de longue date de cette région. Avec eux, je suis là comme humanitaire spécialiste de l’eau.

Nous sommes invités par l’Auto Administration du Nord-Est Syrien (AANES) à participer à un « Forum International pour l’eau dans le Nord-Est Syrien » qui se tient dans la ville d’Hassakeh les 27 et 28 septembre. Car cette région du Nord-Est est aujourd’hui au centre d’une triple crise de l’eau qui perturbe et menace gravement la vie quotidienne de ses habitants et des populations déplacées de force par les combats qui ont lieu en Syrie depuis maintenant plus de 10 ans.

Le long de la route vers Amuda, des immeubles en construction à l’abandon. @Alain Boinet

Ici, la terre est uniformément plate. Les montagnes protectrices sont de l’autre côté, au Kurdistan d’Irak. Le long de la route, nous découvrons une ville fantôme avec ses alignements d’immeubles inachevés, vides, à l’abandon. Plus loin, apparaissent des petits puits de pétrole comme des culbutos qui fournissent le carburant local. Ici et là, dans la plaine, des troupeaux de moutons, une des rares ressources de la région.

Dans la voiture, au long des heures, les discussions vont bon train sur l’imbroglio qui règne ici, sur le sort des populations et leur avenir bien incertain mais avec l’espoir chevillé au corps. Sur la route, on y croise régulièrement des convois militaires Russes ou Américains et les Turcs ne sont pas loin. A une petite demie journée de route, nous atteignons notre destination, la localité d’Amuda où l’Auto administration nous reçoit dans une maison pour les hôtes de passage.

Forum International pour l’Eau dans le Nord-Est Syrien.

Le lendemain, l’accueil est chaleureux à Hassakeh dans le hall du vaste amphithéâtre où le Forum se déroule. Le programme est dense et riche avec 23 intervenants, principalement kurdes, arabes, avec des invités venant d’Irak, de France, d’Autriche, de Grande Bretagne ou d’Afrique du Sud. Des représentants d’ONG humanitaires internationales actives dans la région sont là aussi.

Allocution d’ouverture par Bernard Kouchner du Forum International de l’eau dans le nord-est Syrien.

Dans son allocution d’ouverture, Bernard Kouchner, invité d’honneur bien connu des kurdes, insiste sur les risques que la Turquie fait peser sur les populations en coupant ou en limitant les volume d’eau indispensables à la vie quotidienne et il salue avec beaucoup de conviction l’action des ONG locales et internationales.

Pour Patrice Franceschi qui lui succède, cette raréfaction délibérée de l’eau disponible est une guerre « sans bruit » qui vise à affaiblir les populations et il s’agit là d’une question éminemment politique et diplomatique.

Gérard Chaliand, conclura que malgré les erreurs et les incertitudes « personne ne peut vous obliger à ne pas être ce que vous êtes ». C’est toute la question du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes qu’il rappelle à notre conscience.

A la tribune, les experts vont succéder aux spécialistes pour montrer, évaluer, analyser les conséquences de la sécheresse qui touche toute la région, la coupure de la station d’eau potable d’Ah Houq et la réduction drastique du niveau de l’eau de l’Euphrate dont la source est en Turquie qui la retient en amont dans un grand nombre de barrages.

En guise d’introduction, un intervenant rappelle les traités et agréments signés entre la Turquie, la Syrie et l’Irak et toujours d’actualité. Toutes les disciplines sont présentes dans ce Forum pour traiter le sujet de l’eau : droit international, science politique, économie, environnement, agriculture, biotechnologie, géographie, architecture, géologie, recherche, humanitaire. A les écouter s’exprimer et débattre, on découvre le haut niveau de formation et de compétence existant qui demeure impliqué face aux graves difficultés auxquelles les populations sont confrontées dans leur vie quotidienne et qui conduisent certains à prendre à contre coeur le chemin incertain de l’exil.

Je suis Invité à titre personnel comme spécialiste de l’eau et administrateur de plusieurs organisations, coordination et think tank dédiés à l’eau et à l’assainissement, aux situations d’urgence et de reconstruction comme à la réalisation des Objectifs de Développement Durables (2015-2030) qui prévoient dans son Objectif 6 un accès universel à l’eau potable pour tous dans le monde. C’est à ce titre que j’interviens à la tribune du Forum pour rappeler ce que nous savons tous : l’eau c’est la vie, c’est un bien public mondial, et que rationner si ce n’est couper délibérément l’eau aux populations pour faire la guerre est contraire au Droit International Humanitaire (DIH) qui s’applique à tous dans les conflits.

Alain Boinet devant l’entrée du Forum avec des participants. @Alain Boinet

En fin de matinée, nous prenons nos repas tous ensemble dans une grande salle autour de tables communes. C’est là, autour d’un plat, que je fais connaissance avec les membres du Forum des ONG dans le Nord-Est Syrien et d’autres représentants d’ONG venus de Bagdad et mobilisés sur la défense du fleuve Tigre qui, venant de Turquie, dessert l’Irak où il va rejoindre l’Euphrate pour former un estuaire commun, le Chatt-el-Arab, long de 200 km, qui débouche dans le Golfe Persique.

Puis, c’est l’heure du « tchaï », le thé et du « Cawa », café, sous une grande tente qui nous protège d’un soleil brulant qui nous surplombe dans le bleu du ciel. C’est également l’heure des retrouvailles quand d’anciens amis et connaissances se retrouvent avec Bernard Kouchner.  Accolades et souvenirs s’enchainent. J’ai moi-même la surprise d’être abordé par trois jeunes, un homme et deux femmes, qui veulent faire un selfie. « D’accord mais dites-moi avant comment vous me connaissez ». « On vous a vu sur l’écran du Forum et on vous a reconnu ». Après les photos, dans la discussion, je découvre qu’ils travaillent pour la coordination des ONGI humanitaire pour l’eau, l’assainissement et l’hygiène.

Je ne peux pas résumer tant d’interventions et de débats durant ces deux jours de Forum à Hassakeh en raison de la diversité et de la densité des propos comme des vidéos illustrant bien le sujet au plus près des réalités. En revanche, je vous dois maintenant de présenter le pourquoi et le comment de cette triple crise de l’eau qui assoiffe lentement la population et l’agriculture.

La triple crise de l’eau dans le Nord-Est Syrien (NES)

Depuis longtemps, comme humanitaire militant pour l’accès à l’eau potable, l’assainissement et l’hygiène pour tout dans le monde, j’ai eu de nombreuses occasions d’intervenir pour l’accès à l’eau en Afghanistan, en RDC, au Mali, au Liban et ailleurs et de publier et plaider la cause de l’eau à Genève, Istanbul, Marseille, Daegu, Paris ou Dakar et, aujourd’hui, au Nord-Est Syrien.

Les informations présentées ici, les chiffres en particulier, sont issues des informations provenant de l’AANES et, pour l’essentiel, du Forum du NES qui regroupe et coordonne l’action humanitaire de 14 ONGI dans 16 domaines différents, de l’eau à la santé, de la sécurité alimentaire à l’énergie en passant par l’éducation. Rappelons que les agences des Nations et le CICR n’ont pas l’autorisation des autorités de Damas d’intervenir dans le NES, à l’exception de quelques enclaves gouvernementales et des camps de déplacés.

Pour revenir à la triple crise de l’eau, celle-ci provient de la conjugaison d’une forte sécheresse dans toute la région en 2020-2021, de la coupure de l’eau potable de la station de Al Houq et de la forte diminution du niveau d’eau dans l’Euphrate.

La crise de l’eau de la sécheresse. En 2020-2021, les pluies ont décru de 50 à 70 % dans toute la région selon la FAO. Plus précisément, l’AANES calcule que la diminution est de plus de 75% pour les cultures pluviales et de 10 à 25% pour les cultures irriguées. Il y a deux saisons en Syrie pour les récoltes, la saison d’hiver de novembre à Mai et la saison d’été de juin à septembre. La sécheresse et la forte diminution d’eau dans l’Euphrate provoquent une augmentation de l’insécurité alimentaire sachant que le NES produit 80% du blé et de l’orge en Syrie. Ainsi, cette année, la production d’orge a chuté de 2,2 millions de tonnes à 450.000 tonnes !

Carte montrant l’emplacement de la station d’eau potable d’Hal Houq située en territoire syrien occupé par les Turcs.

La crise de la station d’eau potable d’Hal Houq. Cette station est située en Syrie sur un territoire situé entre Ras-al-Ain et Tel Abiad, qui sur une longueur de 100 km et une largeur de 30 km a été annexée par la Turquie à l’issue d’une offensive militaire de deux mois lancée le 9 octobre 2019. Depuis, les populations kurdes originaires de cette zone ont fui et vivent maintenant dans des camps de déplacés. Elles ont été remplacées par des populations arabes syriennes qui étaient réfugiées en Turquie ainsi que par de nombreux djihadistes.

Cette station est donc sous le contrôle des autorités turques qui depuis octobre 2019 opèrent régulièrement des coupures d’eau. Depuis l’été 2021 la coupure d’eau est totale. Or, cette station est la seule à pouvoir alimenter les populations d’Hassakeh et des villages environnements ainsi que des quatre camps de déplacés. Cela représente 460.000 habitants et 99.000 déplacés.

Distribution d’eau potable par camion-citerne par les organisations humanitaires.

C’est là qu’on dû intervenir de toute urgence plusieurs ONGI humanitaires internationale avec des camions citernes d’eau, ou « water trucking », pour ravitailler en continu les camps de déplacés, les centres informels d’accueil et les habitants. Des entreprises privées locales opèrent par ailleurs des forages dans les nappes d’eau souterraine et vendent l’eau aux habitants.

La crise de l’eau du fleuve Euphrate.

Venant de Turquie où il a sa source, l’Euphrate traverse la Syrie du Nord au Sud puis pénètre en Irak où il va rejoindre le Tigre puis le Golfe Persique. Dans des accords passés en 1987 et toujours d’actualité, la Turquie s’est engagée à fournir 500 m3 d’eau par seconde à Damas.  De son côté, en 1989, la Syrie a signé un accord bilatéral avec l’Irak prévoyant que 52% des eaux de l’Euphrate reviendrait à Bagdad.

Or, depuis le mois de juin cette année, la quantité d’eau entrant en Syrie est tombée à 214 m3 par seconde c’est-à-dire une chute brutale de 60% aux nombreuses conséquences pour les populations de la région, tant dans le Nord-Est que dans la partie Ouest du fleuve sous le contrôle du gouvernement Syrien de Damas. Ainsi, 54 des 73 stations de prélèvement d’eau situées à l’ouest voient leurs capacités fortement diminuées, de même que 44 des 126 stations se trouvant sur la rive Est du NES impactant 38 communautés, des camps et des centres d’accueil collectifs et informels accueillant des déplacés forcés.

Niveau actuel de l’eau par rapport au niveau habituel du barrage de Tishreen.

Cela a entrainé des conséquences immédiates pour les populations. Ainsi, le barrage hydroélectrique de Tishreen, premier barrage sur l’Euphrate en Syrie, ne peut plus utiliser que 2 de ses 6 turbines produisant 5 à 6h d’électricité par jour (février 2021) au lieu de 12 à 14h (Juin 2021). On voit bien les conséquences pour les familles, hôpitaux, services publics, magasins et exploitations agricoles ! Un peu plus bas, le barrage de Tabqa est à 20% de son niveau normal, très proche comme à Tishreen du « niveau mort » ou « dead level » en deçà duquel les turbines seraient irrémédiablement endommagées.

Niveau de l’eau très bas à la station Al-Suwah à Deir-Ez-Zohr au sud de la Syrie

Du côté des stations d’eau le long du fleuve, cette diminution du niveau de l’eau réduit autant l’eau pour la consommation des familles que pour l’irrigation des cultures. Enfin, la concentration chimique, bactériologique, provenant des égouts et des déchets agricoles et industriels, provoquent une augmentation des maladies hydriques, particulièrement les diarrhées qui accroissent la mortalité infantile en l’absence de médicaments anti diarrhéiques. Sans oublier la croissance alarmante des cas de malnutrition chez les enfants en bas âge.

Les conséquences sont saisissantes selon les organisations humanitaires internationales :

  • 5,5 millions de personnes sont en danger par manque d’eau potable dans le NES et le gouvernorat d’Alep.
  • 3 millions d’habitants sont touchés par la réduction de l’énergie électrique.
  • 5 millions de personnes sont affectées par une diminution des moyens de subsistance alimentaire.

Conclusion.

La conclusion de ce Forum suivi par plus de 150 experts s’est clôturée dans une ambiance à la fois studieuse et cordiale.

Gérard Chaliand avec des participants à la fin du Forum International de l’Eau dans le nord-est Syrien.

Dans cette triple crise de l’eau, il faut distinguer la sécheresse qui affecte sans distinction tous les pays de la région, dont la Turquie, et l’utilisation de la station d’Al Houq et de l’eau de l’Euphrate comme moyen de pression sur les populations et sur les autorités du NES.

La Turquie poursuit activement le développement de son immense projet (GAP) de construction de 22 barrages et de 19 usines hydroélectriques en amont de la Syrie et de l’Irak et peut à tout moment réduire ou leur couper l’eau !

Les conséquences humanitaires sont immédiates dans le NES pour 2,6 millions d’habitants et déplacés, selon les organisations humanitaires, dont 1,8 million nécessitent une aide humanitaire alors que plusieurs facteurs de vulnérabilité (restriction sévère d’eau potable de boisson et pour l’agriculture, diminution des productions agricoles, maladies hydriques, augmentation des prix) se conjuguent pour le pire. Ainsi, l’auto administration indique que 72% des fermiers sont victimes d’une réduction des récoltes de blé et les stocks sont à un niveau dangereusement bas avant l’hiver.

Dans l’immédiat, la première urgence est humanitaire. Le Forum du NES et ses 14 ONGI font un immense travail mais selon leur évaluation, il manque 215 millions d’USD pour faire face aux besoins essentiels dont 122 millions nécessaires dès maintenant, tant pour les besoins immédiats que pour développer la production de blé de la prochaine saison.

Déclaration sur les réseaux sociaux de Bernard Kouchner reçu par le ministre des Affaires étrangères de l’auto administration, M. Abdul Karim Omar.

Sur le plan de l’hydro diplomatie, il faut revenir aux Conventions cadres de référence internationale : la Convention d’Helsinki de 1992 et la Convention de New-York de 1997. Celles-ci font référence à « l’utilisation équitable et raisonnable » de l’eau entre pays riverains ainsi que sur l’«obligation de ne pas causer de dommage à l’utilisation des autres Etats ».

 Dans cette perspective, la station d’Al Houq doit à nouveau ouvrir les vannes de l’eau potable et la station devrait être accessible aux Nations-Unies et au CICR notamment. D’autre part, conformément à ses engagements, la Turquie doit à nouveau délivrer 500 m3 d’eau par seconde dans l’Euphrate pour les populations en Syrie et en Irak.

Sur la route du retour vers Paris, si je suis certain que les humanitaires comme l’auto administration du NES feront tout ce qu’ils pourront pour les populations en danger, pour l’essentiel c’est maintenant à l’hydro-diplomatie d’agir pour éviter le pire si cette situation devait perdurer.

 

Alain Boinet de retour du Nord Est Syrien.

 

Au secours des Arméniens

Mission d’information menée par Bernard Kouchner, ancien ministre et co-fondateur de MSF et MDM, Patrice Franceschi, écrivain et ancien président de la Société des explorateurs français et Alain Boinet, président de Défis Humanitaires et fondateur de Solidarités International à l’invitation de la Fondation Aurora.

Carnet de bord. J’ai participé à cette mission d’information à titre personnel et mes propos n’engagent que moi. Je souhaite qu’ils puissent être utiles aux humanitaires et aux autres acteurs concernés.

Alain Boinet.

Soldat russe à l’un des barrages dans le corridor de Latchine ©P.Franceschi

Les soldats russes nous arrêtent et nous demandent nos visas. Ceux-ci sont indispensables pour emprunter le corridor de Latchine pour rejoindre à 7 h de route d’Erevan, capitale de l’Arménie, l’Artsack, encore appelé Haut Karabagh.

Nous sommes là avec Bernard Kouchner, ancien ministre des Affaires étrangères et de la santé, Patrice Franceschi, écrivain et ancien président de la Société des explorateurs français et moi-même, invités par la Fondation Aurora avec Nicola, Yanna et Narine qui pilotent cette mission d’information sur les divers aspects de la situation suite à la guerre de 44 jours commencée le 27 septembre 2020 en Artsack ou Haut-Karabagh, entre arméniens et azéris. Celle-ci a pris fin le 9 novembre 2020 par un accord conclu par la Russie qui a mis fin à la guerre.

Aux barrages qui jalonnent la route, les russes sont bien équipés avec des blindés et retranchés dans leurs bases fortifiées le long de ce corridor qui est maintenant la seule porte d’entrée et de sortie avec l’Artsack encerclé par l’armée azerbaidjanaise.

Démineurs de Halo-Trust à l’action autour de Stephanakert et plan de déminage des bombes à sous munitions ©A.Boinet

Dans les environs immédiats de Stepanakert, capitale de l’Artsack, que les azéris ont pilonnés avec des bombes à sous munition[1], de larges étendues et des localités sont polluées par des engins explosifs disséminées ici et là.

Nous rejoignons une équipe de l’ONG Halo-Trust spécialisée dans le déminage et qui doit nettoyer un quadrilatère de 800 m2. D’autres équipes opèrent ailleurs et une de leur voiture a récemment sauté sur une mine anti-char tuant sur le coup ses 4 occupants. Une dizaine d’hommes ratissent un jardin, côte à côte, avec leur appareil de détection sonore. Ils avancent prudemment, signalent avec des piquets de couleur les engins explosifs dans l’herbe qui sont ensuite désamorcés puis détruits. Cela est vital, tant ces engins peuvent tuer ou mutiler à tout moment durant des années tout en paralysant la reprise des activités.

En fin de journée, lors d’un dîner avec Ashot Ghulyan et Davit Babayan, ministre des Affaires étrangères de ce petit territoire non reconnu et auto proclamé, derrière les propos nous sentons bien le poids de la défaite, de l’encerclement, de l’isolement, de l’incertitude en l’avenir mais aussi d’une détermination farouche à rester vivre sur leur terre ancestrale. Un rien provoquant, il nous interpelle. Ceux qui disent être avec nous doivent nous soutenir. Et nous sentons bien que ce message s’adresse aussi à l’Arménie.

Rééducation des handicapés de guerre au « Lady Cox Reabilitation Centre » soutenu par la Fondation Aurora. A droite, Bernard Kouchner et le directeur du Centre de réhabilitation. ©A.Boinet

Le lendemain, dans les bâtiments du centre « The Lady Cox réhabilitation center », nous découvrons des jeunes gens blessés durant les combats et handicapés. Ils ne peuvent pas se tenir debout, marcher ou s’assoir, uriner. Plus ou moins paralysés pour la vie, des kinésithérapeutes les aident à réhabiliter les fonctions vitales permettant de regagner autonomie, motricité, souplesse et de la force. Les visages sont graves et concentrés sur l’effort et la douleur. Bernard Kouchner et le directeur du Centre font le point sur les besoins d’aide du centre que la Fondation Aurora  [2] soutient et pour les projets d’extension de celui-ci.

Ces handicapés, retrouveront-ils leur motricité pour reprendre un jour un travail et pouvoir faire vivre une famille ? Il y a aussi des enfants, des civils, des autistes qui sont suivis depuis longtemps. Ils sont plus d’un millier à bénéficier des soins de ce centre, le seul existant en Artsack au moment où les besoins de soins ont explosé.

Collège n°10 bombardé et fermé en Artsack ©Nelly

On parle ici comme à Erevan de 5000 tués coté arménien. Un responsable de la représentation de l’Union Européenne en Arménie évoque devant nous les chiffres de 3500 morts arméniens dont 99% de soldats et de 500 à 700 corps restant à identifier. La majorité d’entre eux étaient des volontaires, des étudiants notamment.  Le nombre de blessés parait difficile à évaluer à ce jour. Et puis, il y a des disparus et des prisonniers dont le CICR [3] s’occupe activement conformément à son mandat. Côté azéri, il y aurait 2800 morts et 50 disparus, sans compter les djihadistes syriens venus combattre avec le soutien des autorités turques.

Dans cette nouvelle guerre [4], les arméniens aurait perdu au moins 70% du territoire de l’Artsack d’une superficie de 11.400 km, chassant les populations et perdant les ressources économiques correspondantes. Peuplé à l’origine de 150.000 habitants, 40.000 seraient encore aujourd’hui déplacés, principalement en Arménie. Le Résident coordinateur des Nations-Unies en Arménie, Shombi Sharp, évoquera lors d’un déjeuner que nous avons avec lui le chiffre officiel de 22.500 en admettant qu’ils seraient peut-être autour de 30.000. Beaucoup de maisons, d’écoles ont aussi été détruites comme ce collège n° 10 de Stepanakert rendu inutilisable.

Beaucoup d’arméniens de l’Artsack se sont exilés fuyant leurs villages et les villes comme Shusi, capitale culturelle, en perdant environ 1500 monuments de leur patrimoine historique sur 4000 au total. Une priorité parmi les plus urgentes est bien la construction de maisons et logements pour accueillir ses familles déplacées de force, puis de leur fournir un emploi. Les conséquences de la guerre sont nombreuses et fragilisent la population dans de nombreux domaines : services de santé, emplois, agriculture, sécurité, électricité. Il ne fait pas de doute qu’après cette guerre, la population de l’Artsack est fragilisée et qu’elle ne pourra pas faire face seule sans une aide extérieure dans la durée.

A la sortie nord de Stepanakert, sur la route d’Asteran, nous découvrons sur le sommet d’une colline le symbole de cette république auto-proclamée. C’est une immense statue de couleur ocre qui représente les visages d’un homme et d’une femme qui, selon la tradition, déclarent « Nous sommes nos montagnes ». La montagne est partout ici dans cette partie du Caucase du sud.

Devant le monument symbole de l’Artsack « Nous sommes nos montagnes » ©A.Boinet

La visite du Centre du Centre culturel Charles Aznavour et du Centre francophone Paul Eluard s’impose comme une évidence. C’est un lieu d’expression culturelle exceptionnel dans ce climat d’anxiété. Un chœur de femmes et d’hommes chante merveilleusement en arménien comme si leurs voix s’élevaient de cette terre. De jeunes danseuses s’appliquent à répéter ensemble le meilleur de ce qu’elles ont appris. Un orchestre de jazz époustouflant nous transporte dans l’ambiance musicale de Ray Charles et de Duke Ellington.

Des jeunes filles, apprenant le français avec Nelly, leur professeur, chantent une chanson aussi vibrante qu’émouvante : « Tes beaux jours renaîtront encore, après l’hiver, après l’enfer, poussera l’arbre de vie, pour toi Arménie ». Nelly, leur jeune professeur, nous raconte. Ma mère a travaillé il y a longtemps ici avec MSF. Elle m’a encouragé à apprendre le français et je suis maintenant professeur de cette langue qui nous rend proches de vous. Même si le russe est une langue obligatoire du cursus scolaire car la Russie est proche et l’Arménie a été une République de l’URSS durant plus de 70 ans (1920-1991).

Dîner officiel avec le jeune ministre de la santé, ancien médecin militaire, Michael Hayriyan qui nous informe qu’un site officiel va être créée pour répertorier tous les besoins de la population afin de faciliter l’aide et sa coordination. Comme il est de coutume dans cette région du Caucase, il lève son verre pour un toast « La guerre est cruelle, mais nous sommes optimistes » dit-il. Nous trinquons, les français disent « santé » et les arméniens « kenas », c’est-à-dire « la vie » ! Bernard Kouchner lève son verre et lui répond « Nous sommes là pour cela, kenas ».

Infirmières en formation au Collège médical de Stephanakert ©A.Boinet

Avant de repartir pour Erevan à 7h de route, nous visitons le Collège médical ou l’on forme en 3 ans des infirmières et infirmiers parmi lesquels des étudiants déplacés venant des territoires repris par l’armée d’Azerbaïdjan. Au retour, de nouveau les 6 ou 7 check point russes où les contrôles sont aussi attentifs qu’a l’aller.

Au fond, nous avons eu de la chance, car pour passer, il faut un visa délivré par la représentation de la «République d’Artsack » à Erevan avec l’accord des russes et, dit-on, de celui des azéris dans le cas des étrangers. Il n’en est pas de même à ce moment-là pour MSF-France dont les staffs arméniens peuvent encore passer, mais plus les expatriés. Evidemment, cette interdiction d’accès est contraire aux règles du Droit International Humanitaire qui fait obligation aux parties au conflit de laisser passer l’aide humanitaire. De même, les autorités azérie ont refusé l’autorisation à deux sections de MSF de venir soigner en Azerbaïdjan !

Alors que nous roulons vers Erevan au milieu des montagnes enneigées, nous apprenons par les médias que le Premier Ministre, Nikol Pachinian, dénonce une tentative de Coup d’Etat par l’armée. Les effets de la défaite militaire se répercutent sur la scène politique arménienne !

Au retour à Erevan, les réunions et les visites se succèdent à un rythme soutenu. Réunion à la faculté de médecine avec le recteur et 120 étudiants sur le thème « Gestion de crise au niveau global et régional ». Bernard Kouchner est fait docteur Honoris Causa et plaide pour la solidarité entre arméniens. Patrice Franceschi fait un parallèle entre la situation en Artsack et le combat des kurdes de Syrie. De mon côté, je présente l’action humanitaire internationale, ses principes, son action et les besoins identifiées en Artsack.

Etudiants de l’UFAR tués en Artsack et minute de silence de notre délégation avec l’Ambassadeur de France et le recteur ©A.Boinet

Une réunion à l’Université Française en Arménie (UFAR) est particulièrement intéressante et émouvante.   L’UFAR [5] que nous présente son recteur, Bertrand Venard, réunit aujourd’hui 1400 étudiants entre la licence et le doctorat. En partenariat avec les Universités françaises de Lyon III et Toulouse III, elle délivre des diplômes arméniens et français. Elle a maintenant un grand projet de développement pour 2000 étudiants sur un nouveau campus de 12.000 m2. L’Ambassadeur de France, Jonathan Lacôte, présente Bernard Kouchner de manière chaleureuse en rappelant l’importance à l’époque des résolutions des Nations-Unies (43-131 et 45-100) que le ministre a porté pour l’accès aux victimes avec le juriste Mario Bettati. Bernard Kouchner souligne alors que ces résolutions avaient précisément pour objectif de faire de la victime un sujet de droit international.

Puis, nous faisons une minute de silence pour les étudiants de l’UFAR, dont les photos ornent le mur d’entrée. Tous volontaires dont certains, environ un quart, faisaient leur service militaire. Ils sont morts au combat cet automne en Artsack. Ils étaient 22 volontaires, 10 sont morts et 3 ont été blessés. C’est autant de pères et de mères, de frères et de sœurs, de familles et d’amis meurtris.

C’est avec ce souvenir poignant que nous avons une audience avec le Président de la République, Armen Sarkissian, malgré les manifestations de rue pro ou anti Premier Ministre et l’épreuve de force qui guette avec l’armée dont quarante officiers supérieurs ont demandé le départ de Nikol Pachinian après la défaite dont les uns et les autres se rejettent mutuellement la responsabilité.

Le dîner qui suivra avec le ministre des Affaires étrangères, Ara Aivazian, en présence de l’Ambassadeur de France, sera plus géopolitique et l’occasion de célébrer l’anniversaire de l’établissement de relations diplomatiques entre la République d’Arménie et la République Française signée au nom de notre pays par Bernard Kouchner le 24 février 1992.

Conclusion.

A l’issue de cette mission d’information et de solidarité, on ne peut pas dire qu’il s’agit en Artsack d’urgence humanitaire au sens de ce que nous connaissons au Yémen, en Syrie ou en Centrafrique. La comparaison serait plutôt avec la Roumanie, après la révolution de décembre 1989, ou avec la Bosnie Herzégovine.

Dans les limites de temps que nous avons eu, il apparaît qu’il y a des besoins réels dans le domaine de la santé, des équipements médicaux et particulièrement de la réhabilitation des handicapés de guerre. D’autre part, il y a beaucoup à faire en matière de construction, principalement de maisons et de logements pour accueillir les familles déplacées, comme nous avons pu le faire par le passé à Sarajevo, sachant qu’il y a sur place les entreprises compétentes. Un autre domaine est celui de la francophonie très vivante et de la culture en général, du livre et des équipements audio-visuels. Il y a certainement des Fondations, comme le fait très bien la Fondation Aurora, des ONG, des hôpitaux, des institutions culturelles, des organisations professionnelles, des entreprises qui peuvent contribuer à répondre à ces besoins maintenant.

J’aimerai partager ici une réflexion sur l’aide humanitaire dont les principes sont notamment la neutralité, l’impartialité et l’indépendance qui stipule avec justesse que l’aide doit être délivrée sur la seule base des besoins vitaux des populations sans autre critère de sélection et ceci est vrai pour les populations arméniennes et azéries.

Mais il y a par ailleurs un critère à considérer qui est celui des populations les plus menacées et qui sont minoritaires du fait de leur appartenance ethnique ou religieuse dans un environnement hostile. Et l’on peut alors penser aux tutsis, aux Yézidis, aux Rohingyas, aux Ouigours, aux Kurdes, aux arméniens d’Artsack et d’autres encore. Les humanitaires doivent aussi prendre en compte ce facteur de risque objectif, de vulnérabilité dans la durée pour secourir ces populations avec une attention adaptée. Comment oublier que les arméniens ont été victimes du premier génocide au début du XX siècle (1915-1920) perpétré par les autorités turques responsables à l’époque de la mort de plus d’un million d’êtres humains.

Je ne suis pas un expert de cette région du Caucase et de l’Arménie, mais j’ai une certaine expérience des situations de crise depuis 40 ans. Si l’on voulait stabiliser l’Artsack, peut-être faudrait-il engager une négociation délimitant les territoires des uns et des autres. On l’a bien fait lors des Accords de Dayton signés à Paris pour régler la question territoriale entre Serbes, Croates et bosniaques en Bosnie Herzégovine. Un rattachement à l’Arménie, déjà demandé par le passé, pourrait être une solution si les populations en sont d’accord. Pourquoi pas pour l’Artsack dont l’Assemblée Nationale et le Sénat ont en France récemment appelé à la reconnaissance.

En Artsack, ce que l’on ressent d’abord, c’est le sentiment d’insécurité pour le présent comme pour l’avenir. Face à cette insécurité, la meilleure réponse est toujours la solidarité, la nôtre.

Alain Boinet.

Nous sommes heureux de vous adresser la 50ème édition de Défis Humanitaires publiée depuis 3 ans. Cette année, nous avons plusieurs projets de développement du site et nous avons besoin de votre soutien pour poursuivre notre mission d’information et de réflexion au service de l’action humanitaire. Vous pouvez y participer personnellement par un don sur la plate-forme HelloAsso. Je vous remercie par avance de votre soutien pour ce projet qui vous est destiné.

Pour en savoir plus sur la situation humanitaire en Arménie:

Consultez le plan d’intervention inter-institutions des Nations-Unies pour l’Arménie

Témoignage d’Olivier Faure au retour de l’Artsack. Nous publions ce document juste et fort comme nous le ferions pour tout autre responsable politique témoignant de la situation en Artsack.

www.genocide-museum.am

Vidéo de notre visite en Artsack publiée par la fondation Aurora

Vidéo de notre visite en Arménie publiée par la fondation Aurora

Article publié par le site d’information francophone en Arménie : Le courrier d’Erevan


[1] La bombe à sous-munitions (BASM) est un conteneur transportant de nombreux projectiles qui frappent un espace étendu. Certains des projectiles n’explosent pas et restent dangereux. Des organisations humanitaires comme Handicap International/Humanité et Inclusion et la Croix Rouge dénoncent depuis longtemps ce type d’armement. Un traité a été adopté par plus d’une centaine de pays, dont la France, pour les interdire et les détruire.

[2]   Fondation Aurora – auroraprize.com.

[3] Le Comité International de la Croix Rouge (CICR) dont le siège est à Genève est en charge notamment de visiter les prisonniers avec l’accord de ceux qui les détiennent et de rechercher les disparus.

[4] Nouvelle guerre. Une première guerre a eu lieu entre arméniens et azéris entre 1992 et 1994 à l’occasion de laquelle les arméniens ont pris le contrôle de territoires majoritairement azéri forçant ceux-ci à l’exil. Cette nouvelle guerre permet aux azéris de reprendre le contrôle de 7 districts. Pour mieux comprendre cette situation, se reporter aux sites spécialisés à ce sujet.

[5] UFAR : http://www.ufar.am