Interview de Véronique Andrieux, directrice générale du WWF France

Sécheresse en Ethiopie après 3 saisons des pluies manquées. ©EU/ECHO/Anouk Delafortrie (CC BY-NC-ND 2.0)

Alain Boinet : Nous sommes heureux d’accueillir aujourd’hui Véronique Andrieux, la directrice générale de WWF France. Rappelons que WWF (World Wide Fund for Nature), est une organisation non gouvernementale internationale créée en 1961 et qui est vouée à la protection de l’environnement et au développement durable. Pour commencer notre entretien et avant d’aborder des questions plus spécifiques, peux-tu nous indiquer quelles sont les priorités du WWF et en quoi consiste votre action ?

Véronique Andrieux : Notre mission se compose de trois volets. Le premier axe c’est d’abord d’alerter sur la crise climatique et d’effondrement de la biodiversité à travers des rapports basés sur l’expertise du WWF, notamment le rapport « Planète Vivante ». Le deuxième axe relève de la protection et la restauration du monde vivant, des écosystèmes, les espèces sauvages et ceux qui en dépendent, notamment les communautés locales avec une gestion durable des ressources naturelles. Ce sont des projets de terrain, que ce soit en France Métropolitaine, dans les départements d’Outre-Mer ou dans les « hotspots de biodiversité » comme le bassin du Congo, le Mékong, ou encore l’Indonésie, le Brésil, Madagascar. Le troisième axe enfin, c’est transformer : agir sur les causes structurelles de destruction d’écosystèmes et de perte du vivant. Sur cet axe, nous travaillons avec le gouvernement et les collectivités locales pour changer les politiques publiques mais aussi avec des entreprises et des acteurs financiers pour transformer leurs modèles d’affaires.

 

A.B. : Précédemment tu as occupé plusieurs responsabilités associatives, dans des organisations humanitaires et des organisations de développement. Comment, avec l’expérience que tu as, vois-tu des liens et des complémentarités entre l’humanitaire, l’environnement, et le développement ?

V.A. : Cela fait vingt-cinq ans que je fais ce travail et j’ai toujours vu les impacts néfastes qu’avait le changement climatique sur les populations locales, notamment quand je travaillais sur le terrain. Par exemple, dans les Andes, il y a 20 ans, on voyait déjà les effets du dérèglement climatique sur les courants marins et ce que cela impliquait pour la saison des pluies, les récoltes, la fonte des glaciers. Au Yémen ou au Sahel, le dérèglement climatique provoque des sécheresses plus fréquentes et plus longues et une hausse des températures qui impactent la sécurité alimentaire et alimentent les tensions sur les ressources naturelles. Autre exemple, les industries extractives en Amérique Latine qui polluent les sols et les eaux par leur utilisation massive de produits chimiques et des études d’impact environnemental et social insuffisantes. En Guyane, la pollution des eaux au mercure (interdit par la Convention de Minamata) entraîne des maladies aux populations autochtones. Ce sont des exemples parmi tant d’autres de gestion non-durable des ressources qui montrent que la prise en compte de l’environnement au centre des programmes de développement humain et inversement est la seule réponse adaptée.

C’est pourquoi le triple nexus climat, biodiversité et développement humain est au cœur de l’action du WWF, à travers des mesures d’atténuation et d’adaptation telles que par exemple les solutions fondées sur la nature (ndlr : protéger ou restaurer les écosystèmes pour faire face à la crise climatique, l’insécurité alimentaire, l’approvisionnement en eau etc). Face à la crise climat et biodiversité et à ses effets dévastateurs en matière de développement humain et d’accélération des inégalités, il est essentiel de sortir des silos et des approches fragmentées. Cette dichotomie entre développement et environnement ne peut donc tenir, puisque l’environnement est le socle essentiel au développement humain. Les études démontrent que 80% des ODD sont menacés par la crise climatique.

 

A.B. : Puisque tu évoques le dérèglement climatique, quelles mesures propose le WWF pour y faire face ? Ne sommes-nous pas dans une situation d’urgence ?

V.A. : Complètement. Nous avions tendance pendant des années à nous dire que les problèmes liés au dérèglement climatique et à la dégradation de la biodiversité étaient ailleurs. L’Amazonie, c’est terrible ce qui s’y passe mais c’est loin, les températures extrêmes au Sahel ou au Pakistan, la montée des eaux dans les îles du Pacifique, c’est terrible mais c’est loin etc. De nos jours nous ne pouvons plus ignorer la crise climatique : c’est aussi ici et maintenant. Je compare cela à une slow onset crisis (ndlr : crise humanitaire qui se manifeste progressivement au fil des mois, voire des années, et qui résulte souvent de la confluence de différents facteurs ou événements). En France, nous connaissons à présent des incendies, des sécheresses à répétition et une sécheresse historique cette année, des canicules, des grêles, nous sommes donc en situation d’urgence et c’est pour cela qu’il faut non seulement réduire et atténuer les différentes causes du dérèglement climatique, mais aussi agir de manière beaucoup plus affirmée sur l’adaptation et la prévention.

Au WWF, nous proposons des solutions au niveau systémique et au niveau sectoriel. Il y a un problème majeur de cohérence climatique et biodiversité des politiques publiques. Par exemple, la France finance davantage de subventions pour les combustibles fossiles que pour les énergies renouvelables. Or continuer de flécher de l’argent public vers des subventions dommageables pour le climat plutôt que vers des activités économiques durables nous verrouille dans un modèle carboné et détourne des ressources indispensables pour la transition. Il y a donc une nécessité d’agir sur ces questions systémiques. Le WWF a proposé un « pass climatique et biodiversité », qui passerait au crible les politiques publiques et les budgets de l’état pour assurer leur compatibilité avec les engagements pris par la France et l’Union Européenne en matière de climat et de biodiversité. Par ailleurs, nous proposons des mesures sectorielles pour la France dans les domaines des transports, de l’agriculture, du logement, de l’énergie. C’est l’ensemble du logiciel et de la matrice de production et de consommation qu’il faut remettre à plat et revoir de manière radicale et profonde.

Sécheresse en Ethiopie a cause du phénomène El Nino. ©EU/ECHO/Anouk Delafortrie (CC BY-NC-ND 2.0)

A.B. : La guerre en Ukraine provoque un séisme dans le domaine de l’énergie (hydrocarbures, gaz) avec la réouverture des centrales à charbon et avec la relance du nucléaire comme seule alternative stable. Comment analyses-tu cette situation et comment faire face à cette situation de rupture majeure ?

V.A. : L’Ukraine a accéléré certaines problématiques et pourrait être une fenêtre d’opportunité pour certaines transformations de fond tant au niveau énergétique que sur le système agroalimentaire.

Au niveau énergétique et au-delà des mesures d’urgence absolument nécessaires, il faudra miser sur le triptyque : énergies renouvelables, efficacité énergétique et sobriété. Le gouvernement travaille sur un plan d’action sobriété énergétique. C’est une bonne chose, il faudra en effet consommer moins (et pas seulement cet hiver, mais dans la durée). En parallèle, aborder un des leviers majeurs d’efficacité énergétique : un large plan de rénovation énergétique des bâtiments (rénovation complète de 700 000 logements/an en France). Il ne faut pas oublier que plus de 12 millions de français sont en situation de précarité énergétique –plus de 5 millions de passoires énergétiques, et qu’il est nécessaire de les accompagner. En matière d’énergies renouvelables, la France est le seul état membre européen à ne pas tenir ses engagements (19% vs objectif de 23% en 2020). Dans le cadre de RePowerEU (plan de la Commission Européenne visant à rendre indépendante l’Union Européenne des énergies fossiles russes), certains projets qui sont aujourd’hui à l’arrêt pourraient être débloqués. Cependant, il faudra faire attention à ne pas diluer ou faire sauter les critères biodiversité et sociaux. A titre d’exemple, ne pas placer des éoliennes sur des zones Natura 2000 ou des lieux de nidification ou de migration des oiseaux.

Concernant le système alimentaire, le principal levier de solution c’est de revoir notre régime alimentaire et de réduire la consommation de protéines animales. Nous mangeons le double de protéines animales que ce qui est recommandé par les autorités sanitaires. Nous préconisons de remplacer par davantage de protéines végétales. 2/3 des céréales consommées en Europe va dans l’alimentation du bétail et seulement 17% pour la consommation humaine ; 60% des sols sont destinés à la production d’alimentation animale (avec une efficience ou facteur de conversion faible pour certaines filières). Il faut revoir la hiérarchisation de l’usage des sols et prioriser la production d’alimentation pour les populations.

On est face à une contradiction lorsque l’Union Européenne se désigne comme puissance nourricière alors qu’en réalité elle a délocalisé une partie significative de son empreinte écologique sur des pays tiers et est la deuxième puissance importatrice de déforestation derrière la Chine. Les produits issus de la déforestation ou de la conversion d’écosystèmes se retrouvent dans notre alimentation (indirectement, lorsque la viande qu’on mange a été nourrie à base de soja brésilien issu de la déforestation par exemple) et dans les agro-carburants. C’est pourquoi le WWF pousse pour une législation contraignante afin d’interdire la mise sur le marché européen de produits issus de la déforestation ou de la conversion d’écosystèmes.

 

A.B. : Un autre sujet sur lequel le WWF est très engagé, c’est celui des rivières et des fleuves. Face aux conséquences du dérèglement climatique, à l’augmentation de la pollution de l’eau du fait notamment de la démographie mais aussi du développement des modes de vie, quelles initiatives prenez-vous et quelles actions engagez-vous ?

V.A. : Sur la question de l’eau, nous travaillons à partir de deux approches complémentaires : biodiversité et empreinte écologique. Côté biodiversité, le WWF porte différentes initiatives telles que « Free Flowing Rivers » pour une renaturation des cours d’eau et le démantèlement d’infrastructures telles que certains barrages et microbarrages qui fragmentent les cours d’eau et empêchent la nature, sans production d’énergie significative. Il y a aussi tout un travail de restauration de zones humides, qui jouent un rôle d’éponge en cas de sécheresse et de buffer en cas de risque d’inondation, protégeant ainsi les communautés locales. En France, nous sommes présents depuis des décennies en Camargue et en Brenne, par exemple.

Concernant l’empreinte écologique, notre modèle agricole industriel est extrêmement intensif et consommateur en eau douce (l’agriculture utilise 70% de l’eau douce disponible à l’échelle de la planète, essentiellement pour l’irrigation). Au regard des années de sécheresse successives et de la sécheresse historique que traverse la France cette année, y a un impératif d’avancer vers un modèle d’agriculture beaucoup moins gourmand en eau, plus durable et résilient, compatible avec les autres usages de l’eau et avec la biodiversité. Une grande partie de l’eau part irriguer des céréales dont la grande majorité servira à nourrir du bétail, alors que les populations et la biodiversité manquent d’eau. Il faudra revoir la place de l’alimentation du bétail dans l’usage des sols et de l’eau, et prioriser les usages et la production pour les populations humaines.

Aide humanitaire de l’Union Européenne en Amérique Centrale suite au inondations dues aux ouragans ETA and IOTA. © Alianza por la Solidaridad, 2020 (CC BY-ND 2.0)

A.B. : La guerre en Ukraine avec la Russie risque de provoquer comme le disait Antonio Guterres un « ouragan famine » n’est-il pas urgent, en particulier au Moyen-Orient et en Afrique, de prévoir un plan d’action mondial ?

V.A. : Il n’y a pas une action unique qui va résoudre le problème mais c’est plutôt une palette d’actions. Les mesures d’urgence telles que celles menées par le PAM sont cruciales. Sur le moyen/long terme, il faut agir sur les régimes alimentaires en réduisant notre consommation de protéines animales et promouvoir la consommation de protéines végétales, stopper la déforestation, développer l’agroécologie (augmenter la surface en bio, moins de pesticides et d’engrais azotés, diversification des cultures, etc), réduire le gaspillage alimentaire, et revenir vers des cultures endémiques plus résilientes. Avec notre système de monoculture, nous avons détruit la diversité des plantes qui existent dans le monde et qui est absolument nécessaire pour une résilience et souveraineté agricole. Le but est de réduire la dépendance des pays d’Afrique et du Moyen Orient en créant un socle de résilience et de souveraineté alimentaire dans ces pays.  Plutôt que d’importer du blé, promouvoir la production locale et durable de farine de manioc, de sorgho et de mil – des cultures endémiques, adaptées aux milieux, plus résilientes au stress hydrique – comme le font déjà plusieurs pays africains face à la crise. Investir dans cette souveraineté et résilience locale, c’est aussi restaurer les millions d’hectares de terres dégradées.

 

A.B. : La Terre compte désormais huit milliards d’êtres humains et d’ici 2050 la population africaine va passer de 1,1 milliard d’habitants à 2,1 milliards d’habitants. Comment répondre à ces besoins démographiques, osons parler d’une explosion démographique pouvant impacter la situation mondiale, tout en sachant que le continent nécessite des besoins d’aménagement phénoménaux ?

V.A. :  Cette question touche aux inégalités au cœur de la crise climatique. L’Afrique est le continent qui émet le moins de gaz à effets de serre or celui qui subit de plein fouet les effets les plus importants (avec une partie de l’Asie) du dérèglement climatique. Les inégalités climatiques sont criantes entre les différentes régions et pays du monde, mais aussi à l’intérieur de chacun des pays. Si l’on prend par exemple les élites globales, à échelle planétaire entendons, les modes de consommation du 1% de la population plus riche représente 20% de la croissance des émissions de gaz à effet de serre depuis 1990. De l’autre côté, si l’on prend 50% de la population la plus pauvre, elles ne sont responsables que de la croissance de 16% des émissions de gaz à effets de serre. Ce n’est donc pas qu’une question démographique, c’est surtout une question des modes de consommation qu’il faut rééquilibrer. Il y a une corrélation claire entre le niveau de richesse et le niveau d’émission. La question qui se pose est alors comment pouvons-nous assurer que les élites globales adoptent des modes de vie plus sobres. De mon point de vue, ce n’est pas l’augmentation démographique en Afrique qui va à elle seule accroitre les émissions de gaz à effets de serre. Des études montrent que les millions de personnes qui sont sorties de la pauvreté extrême ces dernières décennies n’ont eu qu’un faible impact sur l’augmentation des émissions GES (autour de 1%).

Une autre question à se poser c’est comment rendre compatible un Indicateur de Développement Humain fort et une empreinte écologique faible. Les pays riches ont une responsabilité pour réduire les pressions qu’ils ont sur les hotspots de biodiversité. Ils doivent établir des transferts de financements et de technologies vers les pays pauvres pour éviter de passer par la case des énergies fossiles dites de transition, alors que les énergies renouvelables sont disponibles et accessibles. Il y a également une responsabilisation à faire sur les acteurs financiers, pour que la taxonomie verte –hors gaz fossile et nucléaire (ndlr : la taxonomie verte de l’Union européenne est la classification des activités économiques durables et compatibles avec la transition écologique) soit davantage respectée et que les institutions financières publiques et privées alignent leurs portfolios d’investissement avec la taxonomie verte.

Enfin, il est nécessaire de se poser la question des indicateurs économiques : en se concentrant sur le PIB comme métrique largement dominante, on perpétue le point aveugle de la valeur de la nature, ce qui nous conduit à la crise écologique dans laquelle nous nous trouvons. Il est essentiel de compléter l’insuffisance du PIB et d’autres indicateurs de croissance économique avec un indicateur d’empreinte écologique, tel que le Jour du dépassement qui mesure l’empreinte carbone, forêts, agriculture, pêche, etc de l’activité humaine en hectares globaux.

Discussion entre Stephanie Mehta, Peter Sands, Bill Gates, Francis de Souza, Helen E. Clark, Paul Kagame à Davos en mai 2022. @Paul Kagame (CC BY-NC-ND 2.0)

A.B. : Tu as occupé plusieurs postes de direction dans divers associations humanitaires et environnementales. Quelle leçon et conseil de gouvernance et de stratégie en tires-tu ?

V.A. : Je dirais qu’il y a surtout un cap clair à tenir, et que pour obtenir de l’impact il faut éviter de se disperser. Il faut aussi ne pas perdre l’âme du terrain, la cultiver avec soin ; je pense personnellement qu’un des gros risques des différentes ONG c’est la bureaucratisation. Quand les procédures continuent de se multiplier et se sophistiquer, ça peut devenir un frein pour l’action de terrain, la localisation de l’aide, l’innovation.

Il me semble important de préserver notre ADN de société civile, de militants, de justice sociale et environnementale. Nous avons la légitimité de toutes ces années de travail de qualité sur les terrains les plus complexes, des réalisations et des résultats tangibles, une solide expertise technique, et une action pour l’intérêt général. Ces savoirs tant science-based (expertise) que evidence-based (programmes terrain) sur le temps long font notre force.

Mettre l’accent sur la qualité de nos programmes, toujours la qualité, pour obtenir de l’impact et faire la différence.

Il faut miser sur la diversité, la pluralité de regards et de bagages, l’agilité, la prise de risque et l’innovation pour mieux naviguer des contextes plus volatiles, disruptifs et incertains qui constituent désormais notre quotidien.

Enfin, faciliter l’émergence de nouveaux types de leadership, basés sur des valeurs telles que le courage, le care, le self-awareness, l’humilité, l’inclusion, le partage du pouvoir – plus connectés de mon point de vue aux aspirations de notre secteur et de notre temps.

 

Alain Boinet : Pour conclure cet entretien, que souhaites-tu ajouter ?

Véronique Andrieux : Nous prenons conscience que l’ère de l’open bar des ressources naturelles est finie. Il va falloir nous adapter très rapidement à l’ère de la rareté, qui arrive au galop et devient le nouveau normal. Sobriété, ça vaut pour l’énergie mais aussi pour l’eau, les forêts, la pêche, pour les ressources naturelles dans leur ensemble. C’est le sens du Jour du dépassement qui cette année est arrivé le 28 juillet pour le monde et le 5 mai pour la France. En creusant le déficit écologique d’année en année depuis plus de 50 ans, nous nous mettons en danger. Il est urgent d’intégrer des marqueurs d’empreinte écologique dans le pilotage du pays, de l’économie, de l’agriculture.

 

Pour aller plus loin:

Site internet de WWF France. 

 

Biographie de Véronique Andrieux

Véronique Andrieux est spécialiste en développement international.
Elle détient une maîtrise en administration des affaires de l’ESADE de Barcelone et des diplômes d’études supérieures en Développement de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) de Paris et en Politiques Publiques de l’École des études orientales et africaines (School of African and Oriental Studies, SOAS) de l’Université de Londres. Elle a occupé le poste de Directrice Régionale pour l’Amérique du Sud et les Caraïbes ainsi que de l’Afrique de l’Ouest chez Oxfam. Antérieurement elle était Conseillère Senior sur les politiques de développement au Ministère des Affaires étrangères espagnol et a été également Conseillère senior au Club de Madrid. Elle a exercé des responsabilités sur le terrain en Amérique latine, en Afrique de l’ouest et centrale et Méditerranée. Elle a dirigé plusieurs processus d’évaluation et de planification et représenté le gouvernement espagnol dans différents groupes de travail multilatéraux sur l’aide publique au développement. Elle a ensuite rejoint Action contre la faim en 2016 comme Directrice Générale. Elle a écrit différentes publications sur le développement international, dont: « Better Aid : A necessary condition for development », « Contributions for a European Development Policy under the Spanish EU Presidency » et « Policy Coherence: an urgent agenda for Development ». Véronique est Directrice générale du WWF France depuis août 2019. Le World Wide Fund for Nature, première organisation mondiale de protection de l’environnement, œuvre depuis 50 ans pour la préservation des milieux naturels et des espèces animales ou végétales les plus menacées, en s’efforçant de mobiliser l’ensemble des parties prenantes de la société.

Tribune libre de Pierre Brunet – La construction du désastre ?

Une femme se recueille lors d’une cérémonie en l’honneur des soldats ukrainiens morts au combat au cimetière de Lychakiv, dans la ville de Lviv, le 24 août 2022. © YURIY DYACHYSHYN / AFP

On dit parfois que, pour comprendre certains évènements, il faut les observer « du point de vue de Sirius »… S’efforcer au plus grand recul, loin des émotions légitimes mais souvent trompeuses, cultiver une vision d’ensemble, objective, lucide, dénuée de parti-pris ou préjugés, et relier sans idéologie l’ensemble des causes aux conséquences…

S’agissant de la crise ukrainienne, que penserait un habitant de Sirius des décisions prises par les Occidentaux, les USA, l’Europe ? Quelles conclusions en tirerait-il ? Ne constaterait-il pas, perplexe, la construction méthodique d’un désastre de portée mondiale ? La question que se poserait cet habitant de Sirius serait : « Mais ont-ils construit ce désastre planétaire en conscience, ou par une forme d’aveuglement ? ». Il ne pourrait y répondre… Mais nous, nous pouvons tenter de le faire.

Avant d’aller plus loin, je tiens à réaffirmer, comme je l’avais déjà fait dans un article précédent, qu’il ne s’agit en aucun cas de dédouaner le pouvoir russe de son écrasante responsabilité dans le déclenchement de cette crise de 2022, c’est-à dire cette agression militaire à grande échelle, cette invasion d’un pays souverain violant toutes les lois internationales, comme le continent européen n’en avait pas connue depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Cela est clair et indiscutable, même si les racines de cette décision irresponsable ne laissent pas les Occidentaux indemnes de toute forme de coresponsabilité, pour avoir considéré et traité les Russes, depuis une trentaine d’années, comme les perdants de l’histoire aux impératifs sécuritaires négligeables.

De même, la question de savoir s’il faut aider l’Ukraine à se défendre, ce qu’elle fait avec un patriotisme, une détermination et un héroïsme qui forcent le respect et l’admiration, ne se pose pas non plus à mes yeux. Bien sûr, il le faut, c’est-à-dire aider les Ukrainiens à stopper les Russes, pour le dire clairement. Mais de façon responsable, et en s’efforçant de ne pas se laisser entraîner dans autre chose, et d’éviter de construire un désastre.

Quand je parle de désastre (possiblement planétaire), à quoi fais-je référence ? D’abord, bien sûr, aux conséquences humanitaires directes de la guerre en Ukraine : 6,6 millions de déplacés internes, et 6,7 millions de réfugiés, des besoins, dans les zones touchées par les combats, couvrant tous les domaines de l’assistance humanitaire, alors que près de 17,7 millions d’Ukrainiens ont besoin d’aide, et un titanesque chantier de reconstruction à venir, à la hauteur des destructions massives que cette guerre de haute intensité provoque chaque jour. Mais au-delà de l’Ukraine, d’autres désastres en cascade se sont enclenchés : on observe une diminution ou une réaffectation de certains financements humanitaires destinés à des pays en grande vulnérabilité, au profit de l’Ukraine. Ors les crises aigues ne se remplacent pas, elles s’additionnent… et se combinent parfois pour le pire. La guerre en Ukraine, par ses conséquences sur l’accès à l’énergie et l’alimentation, et la montée planétaire de l’inflation dans une économie globale déjà impactée par la pandémie de COVID 19, frappe dramatiquement les pays déjà vulnérables. Il faudrait donc des financements en plus, et non en moins… L’effet de ciseaux va étrangler, si rien n’est fait, ces populations fragiles.

Aide alimentaire d’urgence au Soudant du Sud avec l’UNICEF et le PAM. Photo ONU/Tim McKulka. (CC BY-NC-ND 2.0)

Car « l’ouragan de famines » que craint le secrétaire général de l’ONU Antonio Gutteres n’a rien de virtuel. L’Ukraine et la Russie produisent près d’un tiers du blé et de l’orge du monde et la moitié de l’huile de tournesol. La Russie et le Belarus sont les deuxième et troisième producteurs mondiaux de potasse, ingrédient clé des engrais. Le prix du blé a augmenté d’environ 40 à 45% depuis le début de l’année. Au total, 27 pays dépendent à plus de 50 % de la Russie et de l’Ukraine pour leurs besoins en blé, dont de nombreux pays africains. En mai dernier, l’ONU déclarait que le nombre de personnes souffrant d’insécurité alimentaire grave avait doublé en seulement deux ans, passant de 135 millions avant la pandémie à 276 millions aujourd’hui, avec plus d’un demi-million de personnes connaissant des conditions de famine – une augmentation de plus de 500 % depuis 2016. … L’année 2023 s’annonce plus noire encore…

La crise alimentaire qui se forme est intimement liée à la crise énergétique-économique-inflationniste, conséquence en grande partie de la crise ukrainienne. En Europe (UE) par exemple, au moment du déclenchement de l’invasion de l’Ukraine, nous dépendions en moyenne à 48,4 % du gaz russe, et à 25,4% du pétrole russe. Que va-t’il se passer si les Russes ferment le robinet du gaz, en mesure de rétorsion contre les sanctions prises contre eux, après avoir déjà, le 25 juillet dernier, réduit l’exportation de gaz vers l’Europe à 20 % du volume normal ? Une crise énergétique sans précédent en Europe, comme dans le monde… Explosion du coût de l’énergie quotidienne, des transports, des coûts industriels et agro-alimentaires… Par ailleurs, n’oublions pas la dépendance au gaz (et à la potasse russe…) des usines d’engrais pour produire ces intrants indispensables aux agricultures… A l’heure où les famines menacent dans le monde, était-il raisonnable d’aller vers une « coupure » volontaire ou subie, du gaz russe ? Sans parler de l’empêchement fait aux Russes de vendre simplement leur blé et leurs engrais sur le marché mondial via le système SWIFT (plateforme interbancaire mondiale utilisée pour échanges commerciaux internationaux). Enfin, la raréfaction et la hausse du prix du gaz dans le monde va pousser des pays en développement très peuplés, comme l’Inde par exemple, à revenir à des productions d’électricité carbonée, comme le charbon… Donc à accélérer le réchauffement de la planète et son impact dramatique sur le changement climatique et les agricultures fragiles… Cercle vicieux parfait, crise assurée.

Parallèlement à cette politique de sanctions aux conséquences incalculables, les pays occidentaux, avec les Etats-Unis à l’initiative, poussent toujours plus à l’intensification de la guerre. Au point que l’on peut se demander, comme l’a fait Maurice Gourdault-Montagne, ancien Secrétaire Général du Quai d’Orsay, si nous ne sommes pas passés d’une aide, légitime, à un pays souverain envahi par la Russie – afin de signifier à celle-ci que tout n’est pas acceptable, et de permettre à l’Ukraine de s’asseoir à une table de négociation autrement que comme un vaincu – à une guerre entre Américains et Russes. Avec le sang ukrainien, et une Europe alignée sur les objectifs américains.

Le 24 août à Kiev, jour de l’indépendance ukrainienne, chars russes détruits ou capturés présentés sur l’avenue Khreschatyk. @UNDP (CC BY-ND 2.0)

N’était-il pas, à cet égard, troublant d’entendre les dirigeants américains expliquer ouvertement que leur but était de rendre inopérante l’armée russe pour les trente ans à venir (en clair la détruire, si possible), et de mettre à genoux l’économie russe ? Ce pourrait-il que ce fût là une faute et une erreur presque aussi grandes que l’erreur stratégique de Poutine, lequel fait face au résultat contraire à celui qu’il cherchait : l’élargissement et le renforcement de l’OTAN à ses frontières ? Les Russes, qu’ils soient ou non pro-Poutine, sont, comme les Ukrainiens, patriotes, et ne veulent pas voir leur armée ni leur économie détruites. Ne fabriquerait-on pas ainsi le resserrement du patriotisme russe « contre l’Occident qui lui fait la guerre et veut l’anéantir » ?

Et la récente proposition, émise par certains pays d’Europe, de refuser tout visa aux citoyens russes, comme pour « punir » collectivement le peuple russe de la décision prise par Vladimir Poutine, ne peut que renforcer ce sentiment…

Cette guerre contre la Russie en Ukraine, encore une fois, se fait non avec le sang américain, ou européen (pas encore…), mais avec le sang ukrainien : les pertes, aussi bien du côté russe que du côté ukrainien, étaient au plus fort des combats de 200 à 250 soldats tués par jour… N’a-t’on pas « vendu » aux Ukrainiens, un mensonge, celui selon lequel ils seraient, grâce à l’aide occidentale, en mesure de gagner la guerre, et récupérer l’ensemble des territoires sous contrôle de l’armée russe, Crimée y compris ? L’Ukraine, ce faisant, est encouragée à ne pas entrer en négociation avec la Russie. Il est pourtant probable que l’Ukraine ne pourra pas écraser l’armée russe, et devra bien, à un moment, négocier. D’ici-là, des dizaines de milliers de morts n’auraient-ils pas pu être évités ?

Enfin, et c’est le point le plus alarmant, comment oublier que cet encouragement à l’intensification de la guerre en Ukraine se fait dans un pays qui possède 15 réacteurs nucléaires en activité ? Encore une fois, cette guerre est inédite, car elle se joue pour la première fois de l’Histoire sur une terre parsemée de centrales atomiques… Ce ne sont pas les USA qui seront touchés si un accident nucléaire majeur survient… Les Russes n’ont-ils pas posté des unités militaires à l’intérieur de l’enceinte de la centrale de Zaporijia (la plus grande d’Europe), dont des lanceurs de missiles ? L’Ukraine et la Russie échangent des tirs de missiles aux alentours de la centrale (ainsi que de celle de Voznesensk, au Sud-Ouest du pays), s’accusant mutuellement de terrorisme nucléaire… L’ONU, les USA, les grands pays européens appellent à démilitariser la, voire les, centrales nucléaires, et tentent d’arracher un accord pour que l’AIEA inspecte et prenne en charge le fonctionnement et la sécurité des installations. C’est heureux, mais un peu tard… Tout faire pour négocier un arrêt du conflit dès les premières semaines eût empêché, probablement, cette situation terrifiante, plutôt que de réaliser après coup qu’intensifier toujours plus cette guerre-là peut avoir des conséquences apocalyptiques…

Au moment où je boucle cette tribune, la centrale de Zaporijia, suite à un tir sur une centrale à charbon voisine de celle-ci ayant déclenché un incendie, a été déconnectée en urgence du réseau électrique pour être alimentée sur générateurs, (situation ne pouvant perdurer) avant d’être finalement reconnectée, mais on parle maintenant, suite à des frappes sur le site, de risques de fuite d’hydrogène et de pulvérisation de substances radioactives et d’un risque d’incendie élevé…

L’ancien secrétaire d’état américain, Henry Kissinger, n’a pas dit autre chose que cet appel de bon sens à la responsabilité des dirigeants, quels qu’ils soient, en suggérant de substituer à la logique de l’escalade une exigence de diplomatie. Quand Kissinger appelle les dirigeants occidentaux à ne pas « être emportés par leurs sentiments actuels », et à mettre toute leur énergie dans l’obtention d’un cessez-le feu, puis de négociations entre l’Ukraine et la Russie, ne dessine-t’il pas la seule voie sensée, celle qui éloignerait le spectre d’un troisième conflit mondial, qui ne pourrait être que cataclysmique, et qui devient chaque jour moins inimaginable ? Est-il scandaleux de penser que l’obsession de la première puissance mondiale (les USA) devrait être, aujourd’hui, de tout faire pour obtenir le plus rapidement possible un cessez-le feu en Ukraine ?

La simple observation, d’ailleurs, nous montre les USA « gagnants » de cette crise : les USA sont pratiquement autosuffisants sur le plan alimentaire et énergétique, et peuvent même vendre à bon prix. Ils se donnent les moyens, en profitant de la faiblesse inattendue de l’armée russe pour s’efforcer de la détruire pour au moins trente ans, d’avoir les mains libres pour s’occuper de leur enjeu stratégique, la Chine. Enfin, la relégitimation, le renforcement et l’élargissement de l’OTAN leur offre plus de poids politique encore en Occident, et permet à l’industrie américaine de l’armement d’avoir des carnets de commande qui débordent. Mais attention, un ordre mondial politique et économique alternatif se met aussi en place à l’occasion de la crise ukrainienne et des sanctions décidées contre la Russie, et pourrait affaiblir à terme le pouvoir de l’Occident, son influence politique et économique, et ses « valeurs démocratiques ».

Pour en terminer, quant à cette notion de responsabilité face à la guerre en Ukraine et à l’aide occidentale, peut-on garder à l’esprit que l‘Ukraine, quel que soit le courage et la détermination admirables de son peuple et de ses dirigeants, est aussi, comme le soulignait récemment la géopolitologue Anne Pouvreau, spécialiste de la région, victime d’une corruption systémique profitant à une poignée d’oligarques dont les engagements politiques ont varié en fonction de leurs intérêts, et que la mafia ukrainienne est spécialiste du commerce illégal des armes ? N’est-il pas naïf de penser que l’aide financière et militaire colossale déversée dans ce pays (« comme dans un trou noir », s’agissant des armements, selon les aveux d’un responsable américain…) n’est pas en partie détournée, récupérée, et éventuellement vendue à de mauvaises mains à plus ou moins longue échéance ? Le directeur général d’Interpol, Jürgen Stock, a récemment fait part de ses inquiétudes sur ce point. Quand verrons-nous un braquage de fourgon blindé au Javelin, ou un attentat avec un Stinger contre un avion de ligne ?

Des soldats ukrainiens inspectent les restes calcinés d’un convoi militaire russe à Bucha, Avril 2022. @The Nez York Times/Daniel Berehulak (CC BY 2.0)

A l’heure où cet article sera publié, la situation sur le terrain repart à l’offensive aussi bien au Donbass que dans la zone de Kherson, après de longues semaines sans avancées, pendant lesquelles l’Ukraine reposait et préparait ses forces, tandis que la Russie reconstituait les siennes, et chacun des belligérants continuait à frapper l’autre le plus possible dans la profondeur, à l’exemple des audacieuses frappes ukrainiennes en Crimée … La Russie n’hésitant pas à viser, comme le 24 août dernier, jour de l’indépendance de l’Ukraine, des cibles comme la gare ferroviaire de Chaplyne, près de Dnipro, faisant au moins 25 tués et de nombreux blessés… Dans ce contexte, il faut bien sûr continuer à soutenir l’admirable résistance ukrainienne, mais sans céder à l’ambition d’outre-Atlantique de frapper à mort l’armée russe, et sans oublier que la Russie est une grande puissance nucléaire, ce qui ferait de nous des co-belligérants entraînant tout le continent dans une guerre généralisée. Est-il indigne de se fixer comme seul objectif de stopper les Russes, et de créer les conditions de négociations entre l’Ukraine et la Russie ?

Outre la dimension militaire, l’évitement d’un « désastre construit » passe, et c’est une question vitale pour des millions de personnes dans le monde, par un ajustement réfléchi des sanctions imposées à la Russie, plutôt que, là aussi, une logique d’escalade aux conséquences dévastatrices. A cet égard, l’accord sur l’exportation des céréales ukrainiennes et russes (et engrais russes), à partir des ports de la mer Noire, signé à Istanbul par la Russie et l’Ukraine, le 22 juillet dernier, grâce aux bons offices de la Turquie et sous l’égide de l’ONU (également signataires de l’accord), ouvre des perspectives de raison au cœur du conflit…. Jusqu’à maintenant, la volonté de mettre en œuvre cet accord semble réelle et partagée, et les bateaux chargés de fret quittent les ports continument…

En conclusion, si l’on se place toujours du point de vue d’un observateur de Sirius, n’est-il pas manifeste qu’une poursuite, au nom de principes vertueux, de la logique d’escalade (c’est-à dire l’intensification et l’élargissement du conflit et des sanctions aveugles), ne peut que conduire à plus de morts en Ukraine, un « ouragan de famines » dans le monde, une dissémination incontrôlée d’armement, peut-être un accident nucléaire, et qui sait un troisième conflit mondial ? Ce qui est en jeu aujourd’hui autour de la guerre en Ukraine dépasse nos sentiments. C’est bien plus grave. Teilhard de Chardin, qui avait connu le maelström de 14-18, écrivait, dans ses « Ecrits du temps de la guerre » : « Il ne nous servirait à rien de fermer les yeux – mais il nous faut au contraire les ouvrir tout grand pour regarder bien en face cette Ombre d’une Mort collective qui monte à l’Horizon »…

Pierre Brunet

Ecrivain et humanitaire