
Interview exclusive avec Isabelle Moussard Carlsen, cheffe du Bureau OCHA en Afghanistan.
Alain Boinet : Des médias, mais également des acteurs humanitaires, parlent de plus en plus d’un risque de famine en Afghanistan. Quelle est la réalité aujourd’hui et comment vois-tu les mois à venir à ce sujet ?
Isabelle Moussard-Carlsen : Le nombre de personnes qui souffrent de la faim en Afghanistan est sans précédent : 23 millions d’Afghans ne savent pas d’où viendra leur prochain repas. Cela représente plus de la moitié de la population. Un enfant sur deux souffre de malnutrition aiguë.
Avec des températures hivernales qui descendent en dessous de zéro, les Afghans doivent dépenser une plus grande partie de leurs revenus, déjà en baisse, pour acheter du carburant et d’autres fournitures nécessaires pour l’hiver, à un moment où les réserves alimentaires sont au plus bas en raison du cycle des récoltes.
Cette situation est due à un certain nombre de facteurs aggravants : l’Afghanistan est confronté à une deuxième vague de sécheresse en quatre ans, à une crise économique imminente, aux effets socio-économiques du COVID-19 et à des décennies de conflits et de catastrophes naturelles. Aujourd’hui, les ménages consacrent plus de 80 % de leur budget à la nourriture.
Les organisations humanitaires intensifient leur réponse et ont déjà apporté de la nourriture à 8 millions de personnes en trois mois seulement, ainsi qu’un soutien à l’agriculture à 1,3 million de personnes. Mais il faut en faire bien d’avantage.
Alain Boinet : Qu’en est-il des structures de santé qui semblent manquer de personnels faute de salaires, mais également de médicaments et de consommable ?
Isabelle Moussard-Carlsen : Alors que la crise en Afghanistan s’aggrave, un effondrement des soins de santé doit être évité. Les agences humanitaires soutiennent le système en fournissant des médicaments, du matériel médical, et en payant les salaires (de nombreux personnels de santé n’ont pas été payés depuis cinq mois).
Dans les hôpitaux et les établissements de santé que j’ai visités, tant au niveau des provinces que des districts, les infirmières, les sages-femmes et les médecins continuent à travailler sans être payés. Depuis octobre, ils ont touché deux mois de salaire sur cinq. Ce qui est clair, c’est qu’ils ont besoin de plus de soutien, mais au moins, c’est un progrès.
Ces merveilleux personnels de santé afghans, hommes et femmes, empêchent l’effondrement des soins de santé en fournissant des soins de traumatologie, de reproduction, de santé maternelle, néonatale et infantile, et bien d’autres services essentiels à leurs concitoyens afghans.

Alain Boinet : Martin Griffiths a récemment indiqué, dans son appel 2022 pour OCHA, que le budget le plus important était celui destiné à l’Afghanistan, soit 4,5 milliards de dollars, juste avant la Syrie et le Yémen. Peut-on espérer que cette somme soit effectivement mobilisée en temps et en heure pour être mise en œuvre pour les populations en danger ?
Ne faut-il pas envisager une opération de secours de grande envergure pour accéder aux populations en danger les plus menacées ?
Isabelle Moussard-Carlsen : Cette année, les donateurs ont contribué à hauteur de 1,6 milliard de dollars en réponse à la crise humanitaire afghane pour couvrir les besoins immédiats, en particulier au cours des quatre derniers mois de 2021. En effet, les besoins s’aggravent et nous demandons instamment aux donateurs de soutenir généreusement l’aide vitale, y compris la nourriture, les médicaments, les soins de santé et la protection pour 22 millions de personnes en 2022.
Nous sommes encouragés par la résolution du Conseil de Sécurité des Nations Unies sur les sanctions contre l’Afghanistan. L’exception humanitaire permettra aux organisations d’aide d’agir à l’échelle requise. Quelque 160 organisations humanitaires nationales et internationales fournissent déjà une aide en Afghanistan. Il est essentiel qu’un financement souple et rapide leur soit accordé pour qu’elles puissent continuer à œuvrer dans le pays.
Alain Boinet : Des acteurs humanitaires témoignent du fait que parmi les principales difficultés qu’ils rencontrent il y a l’accès au secteur bancaire Afghans pour recevoir des fonds et réaliser des transactions ainsi que les contraintes du transport aérien et des visas pour rejoindre l’Afghanistan. Qu’en est-il et quelles conséquences cela entraine t’-il ?
Isabelle Moussard-Carlsen : La situation économique a été extrêmement difficile. Les banques sont fermées et il n’y a plus d’argent. Les médecins, les enseignants et les fonctionnaires ne sont pas payés. Les institutions et les services locaux sont donc en danger.
Le vote de la semaine dernière en faveur d’une exception humanitaire permettra aux organisations d’aide de mettre en œuvre ce que nous avons prévu : venir en aide à 22 millions d’Afghans vulnérables. Cette résolution fournit également des garanties juridiques aux institutions financières et acteurs commerciaux, et facilite les opérations humanitaires.
En ce moment critique, nous devons tous nous rassembler. La communauté internationale a un rôle majeur à jouer dans le soutien de millions d’Afghans qui comptent sur nous et qui ont épuisé toutes autres options.
Alain Boinet : Les Moyens financiers mobilisés sont-ils à la hauteur des besoins, sont-ils disponibles et les acteurs humanitaires ont-ils les capacités d’action nécessaires durant l’hiver toujours rigoureux en Afghanistan ?
Isabelle Moussard-Carlsen : En ce qui concerne l’accès, l’hiver rend plus difficile l’accès aux personnes dans le besoin mais aussi l’accès aux services dont elles ont besoin. C’est pourquoi il est important de continuer à fournir de l’aide aux communautés vulnérables, y compris l’aide hivernale qui a été distribuée en octobre et novembre avant l’hiver.
En plus de l’aide hivernale, les humanitaires ont également fourni aux populations trois mois de nourriture et de soutien agricole, comme des semences de blé par exemple. Des missions d’accès sont également en cours le long du col de Saranjal sur la route de la province de Ghor et plus récemment dans les régions enneigées et éloignées de Bamyan. En novembre, OCHA a mené 17 missions, dont la majorité par la route. Il est essentiel de rétablir l’accès aux régions reculées de l’Afghanistan où les besoins sont souvent les plus élevés et où de nombreuses communautés n’ont pas été atteintes depuis des années.

Alain Boinet : Avec le nouveau gouvernement Afghan, les principes humanitaires de neutralité, d’impartialité et d’indépendance sont-ils bien respectés et est-il possible d’accéder sans entrave à toutes les populations. Quelle est la portée pour OCHA et les acteurs humanitaires de la Résolution 2615 du CSNU le 22 décembre ?
Isabelle Moussard-Carlsen : En tant qu’humanitaires, nous continuons à nous engager avec toutes les parties, y compris les Talibans (comme nous le faisons depuis des décennies) pour accéder aux personnes dans le besoin, en nous concentrant sur les plus vulnérables. Les principes humanitaires sont les principes directeurs de notre engagement et sont essentiels dans des situations complexes telles que celle de l’Afghanistan. Comme auparavant, l’aide humanitaire est indépendante et doit être basée sur les besoins tels qu’identifiés par les évaluations des besoins.
Nous sommes très encouragés par la Résolution 2615 du Conseil de sécurité des Nations Unies, qui permettra aux 160 organisations humanitaires sur le terrain de répondre aux personnes dans le besoin à l’échelle requise.
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Isabelle Moussard-Carlsen
Isabelle est engagée dans le monde humanitaire depuis 1987. Sa première expérience terrain était dans un camp de réfugiés afghans au Pakistan. Elle a ensuite été sur le terrain une douzaine d’années : Afghanistan, Cambodge, Kenya et Somalie.
De retour en France en 1999, elle a travaillé 4 ans avec le Samu Social de Paris avant de rejoindre ACF en janvier 2005 en tant que Desk Officer.
En mars 2013, elle évolue au poste de Directrice Régionale des Opérations.
Elle occupa le poste de Directrice des Opérations d’ACF-France entre août 2016 et avril 2021.
Isabelle a rejoint OCHA Afghanistan en juin 2021.
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