Sous la peau des humanitaires

Une autopsie des « blessures intérieures » que laissent les missions

Editions du Rocher

Dans son roman « Sous le sol de coton noir », Paul Duke, qui est parti en mission pour plusieurs ONG, se livre avec justesse et sensibilité – malgré la réalité crue qu’il ne nous épargne pas – à la dissection des traumatismes qui parfois s’incrustent sous la peau des humanitaires retour de terrains cruels. Le récit prend la forme d’un polar, où le personnage principal, un ex-humanitaire dévoré de remords et atteint d’un syndrome de stress post-traumatique, cherche à élucider le secret de la disparition – sous ses yeux – d’un photographe avec lequel il était parti en mission au Soudan du Sud, en pleine guerre civile et nettoyage ethnique. La structure de la narration alterne les passages au présent et les flash-backs remontant jusqu’au moment où tout s’est joué, là-bas, sur ce « Black cotton soil » gris anthracite caractéristique de ce pays, qui donne son titre au livre.

Paul Duke avec MSF en République Démocratique du Congo (RDC) @Paul Duke.

Le roman de Paul Duke permet à qui est étranger à l’humanitaire de comprendre la situation terrible au Soudan du Sud, pays dont on parle très peu, et dont la situation humanitaire et les déchirements politico-ethniques (qui se règlent avec « l’article AK47[1] de la constitution ») ne sont pratiquement pas exposés dans les médias grand public. L’un des personnages ne dit-il pas que cet endroit « n’est pas le trou du cul du monde. C’est la petite verrue juste à-côté » ? On touche du doigt la matérialité du travail quotidien des humanitaires dans ces endroits oubliés, complexes, dangereux, où il faut faire la part de l’idéal et des nécessaires concessions à la réalité, pour pouvoir agir… On vit l’effroi physique et émotionnel, le chaos d’un bombardement au mortier qui vous tombe dessus, au cœur d’une base des Nations Unies… On ressent les éléments concrets, la chaleur brûlante, la boue, la pluie qui balaye tout en de terribles averses aussi soudaines que dévastatrices, qui singularisent un pays comme le Soudan du Sud, où survivre, vivre et travailler sont une épreuve de chaque jour…. en plus de la menace permanente de la guerre, des massacres. Certaines scènes sont dantesques, comme celle, apocalyptique, où les humanitaires s’improvisent ambulanciers pour transporter les victimes d’un bombardement sur un camp de déplacés dans une clinique de MSF saturée de corps déchiquetées…  Ou encore la « visite » de la ville de Wau Shilluk rasée, brûlée, « nettoyée », où les humanitaires font attention à ne pas écraser sous leurs pieds les crânes et ossements des habitants exterminés. Pour ne pas « pêter les plombs », tout le monde fait la fête une fois par semaine et se lâche… Puis c’est la difficulté du retour, qui est brossée avec justesse : comment « revenir » parmi les siens, les autres, les « collègues » du siège, après une mission éprouvante jusqu’à la déchirure ? Comment remettre ses pieds dans ses pompes, quand celles-ci ont enjambé trop de cadavres ?

Paul Duke avec MSF en République Démocratique du Congo (RDC) @Paul Duke.

On pourra regretter quelques faiblesses : personnages parfois un peu « attendus », bien que justes et crédibles. On frôle aussi à l’occasion le cliché, quant aux relations entre ONG soucieuses d’assurer la survie de leur modèle économique et les techniques du Fundraising, les pouvoirs publics, les institutions bailleurs de fonds, les entreprises privées… Les choses ne sont pas aussi simples que le cynisme prêté par l’auteur à certains responsables d’ONG, et une pointe d’amertume transparaît sous sa plume au cours de ces « passages obligés ». Mais il est vrai, s’agissant de rendre compte d’une mission douloureuse, qu’il est difficile de se tenir en équilibre sur la ligne de crête du désenchantement, celui d’un humanitaire qui ne deviendrait « qu’un vulgaire pansement sur une jambe de bois »… On sent que l’auteur n’a pas toujours su, ou pu, choisir, entre son envie de témoigner, et son désir de dénoncer.

Au final, « Sous le sol de coton noir » est un très bon livre, authentique, fort, qui parlera aussi bien à ceux qui souhaitent comprendre une certaine réalité de l’action humanitaire, qu’à ceux qui cherchent à approfondir leur propre expérience…

Pierre Brunet

Ecrivain et humanitaire

 

Sous le sol de coton noir

Paul Duke

Après une mission au Soudan du Sud qui tourne mal, le narrateur, ex-salarié d’une ONG humanitaire, se terre en Normandie, traumatisé. Jusqu’au jour où il retrouve le téléphone d’Arthur, un photographe qui l’avait accompagné à Malakal, tué dans des circonstances mystérieuses. Il se replonge alors dans ce passé trouble qu’il voulait oublier… lorsqu’il était au cœur des bombardements, dans une base des Nations Unies, près d’un camp de population shilluk. Trente mille personnes y vivaient dans la peur, la misère, mourant de faim, quand elles n’étaient pas massacrées par les troupes gouvernementales du SPLA (Sudan People’s Liberation Army), occupées à extraire le pétrole de ce sol de coton noir.

Dans ce contexte brûlant de nettoyage ethnique, de tensions et de manipulations politiques, le narrateur parviendra-t-il à connaître la vérité sur la mort d’Arthur ?

Engagé dans des organisations non gouvernementales comme Médecins Sans Frontières, Paul Duke effectue, depuis une quinzaine d’années, des missions dans le monde entier auprès des populations les plus vulnérables (Afghanistan, Irak, Mali, Soudan du Sud, RDC…). Sous le sol de coton noir est son premier roman.


[1] L’AK47 est le nom technique du fusil d’assaut Kalachnikov