Au centre Isabelle Moussard-Carlsen en mission d’évaluation d’urgence en Afghanistan @ Isabelle Moussard-Carlsen
Interview exclusive avec Isabelle Moussard Carlsen, cheffe du Bureau OCHA en Afghanistan.
Alain Boinet : Des médias, mais également des acteurs humanitaires, parlent de plus en plus d’un risque de famine en Afghanistan. Quelle est la réalité aujourd’hui et comment vois-tu les mois à venir à ce sujet ?
Isabelle Moussard-Carlsen : Le nombre de personnes qui souffrent de la faim en Afghanistan est sans précédent : 23 millions d’Afghans ne savent pas d’où viendra leur prochain repas. Cela représente plus de la moitié de la population. Un enfant sur deux souffre de malnutrition aiguë.
Avec des températures hivernales qui descendent en dessous de zéro, les Afghans doivent dépenser une plus grande partie de leurs revenus, déjà en baisse, pour acheter du carburant et d’autres fournitures nécessaires pour l’hiver, à un moment où les réserves alimentaires sont au plus bas en raison du cycle des récoltes.
Cette situation est due à un certain nombre de facteurs aggravants : l’Afghanistan est confronté à une deuxième vague de sécheresse en quatre ans, à une crise économique imminente, aux effets socio-économiques du COVID-19 et à des décennies de conflits et de catastrophes naturelles. Aujourd’hui, les ménages consacrent plus de 80 % de leur budget à la nourriture.
Les organisations humanitaires intensifient leur réponse et ont déjà apporté de la nourriture à 8 millions de personnes en trois mois seulement, ainsi qu’un soutien à l’agriculture à 1,3 million de personnes. Mais il faut en faire bien d’avantage.
Alain Boinet : Qu’en est-il des structures de santé qui semblent manquer de personnels faute de salaires, mais également de médicaments et de consommable ?
Isabelle Moussard-Carlsen : Alors que la crise en Afghanistan s’aggrave, un effondrement des soins de santé doit être évité. Les agences humanitaires soutiennent le système en fournissant des médicaments, du matériel médical, et en payant les salaires (de nombreux personnels de santé n’ont pas été payés depuis cinq mois).
Dans les hôpitaux et les établissements de santé que j’ai visités, tant au niveau des provinces que des districts, les infirmières, les sages-femmes et les médecins continuent à travailler sans être payés. Depuis octobre, ils ont touché deux mois de salaire sur cinq. Ce qui est clair, c’est qu’ils ont besoin de plus de soutien, mais au moins, c’est un progrès.
Ces merveilleux personnels de santé afghans, hommes et femmes, empêchent l’effondrement des soins de santé en fournissant des soins de traumatologie, de reproduction, de santé maternelle, néonatale et infantile, et bien d’autres services essentiels à leurs concitoyens afghans.
Martin Griffiths, Secrétaire général adjoint des Nations-Unies en charge de l’humanitaire (OCHA), lors d’une réunion à Kaboul avec la direction des Talibans.
Alain Boinet : Martin Griffiths a récemment indiqué, dans son appel 2022 pour OCHA, que le budget le plus important était celui destiné à l’Afghanistan, soit 4,5 milliards de dollars, juste avant la Syrie et le Yémen. Peut-on espérer que cette somme soit effectivement mobilisée en temps et en heure pour être mise en œuvre pour les populations en danger ?
Ne faut-il pas envisager une opération de secours de grande envergure pour accéder aux populations en danger les plus menacées ?
Isabelle Moussard-Carlsen : Cette année, les donateurs ont contribué à hauteur de 1,6 milliard de dollars en réponse à la crise humanitaire afghane pour couvrir les besoins immédiats, en particulier au cours des quatre derniers mois de 2021. En effet, les besoins s’aggravent et nous demandons instamment aux donateurs de soutenir généreusement l’aide vitale, y compris la nourriture, les médicaments, les soins de santé et la protection pour 22 millions de personnes en 2022.
Nous sommes encouragés par la résolution du Conseil de Sécurité des Nations Unies sur les sanctions contre l’Afghanistan. L’exception humanitaire permettra aux organisations d’aide d’agir à l’échelle requise. Quelque 160 organisations humanitaires nationales et internationales fournissent déjà une aide en Afghanistan. Il est essentiel qu’un financement souple et rapide leur soit accordé pour qu’elles puissent continuer à œuvrer dans le pays.
Alain Boinet : Des acteurs humanitaires témoignent du fait que parmi les principales difficultés qu’ils rencontrent il y a l’accès au secteur bancaire Afghans pour recevoir des fonds et réaliser des transactions ainsi que les contraintes du transport aérien et des visas pour rejoindre l’Afghanistan. Qu’en est-il et quelles conséquences cela entraine t’-il ?
Isabelle Moussard-Carlsen : La situation économique a été extrêmement difficile. Les banques sont fermées et il n’y a plus d’argent. Les médecins, les enseignants et les fonctionnaires ne sont pas payés. Les institutions et les services locaux sont donc en danger.
Le vote de la semaine dernière en faveur d’une exception humanitaire permettra aux organisations d’aide de mettre en œuvre ce que nous avons prévu : venir en aide à 22 millions d’Afghans vulnérables. Cette résolution fournit également des garanties juridiques aux institutions financières et acteurs commerciaux, et facilite les opérations humanitaires.
En ce moment critique, nous devons tous nous rassembler. La communauté internationale a un rôle majeur à jouer dans le soutien de millions d’Afghans qui comptent sur nous et qui ont épuisé toutes autres options.
Alain Boinet : Les Moyens financiers mobilisés sont-ils à la hauteur des besoins, sont-ils disponibles et les acteurs humanitaires ont-ils les capacités d’action nécessaires durant l’hiver toujours rigoureux en Afghanistan ?
Isabelle Moussard-Carlsen : En ce qui concerne l’accès, l’hiver rend plus difficile l’accès aux personnes dans le besoin mais aussi l’accès aux services dont elles ont besoin. C’est pourquoi il est important de continuer à fournir de l’aide aux communautés vulnérables, y compris l’aide hivernale qui a été distribuée en octobre et novembre avant l’hiver.
En plus de l’aide hivernale, les humanitaires ont également fourni aux populations trois mois de nourriture et de soutien agricole, comme des semences de blé par exemple. Des missions d’accès sont également en cours le long du col de Saranjal sur la route de la province de Ghor et plus récemment dans les régions enneigées et éloignées de Bamyan. En novembre, OCHA a mené 17 missions, dont la majorité par la route. Il est essentiel de rétablir l’accès aux régions reculées de l’Afghanistan où les besoins sont souvent les plus élevés et où de nombreuses communautés n’ont pas été atteintes depuis des années.
Les camions du PAM livrent des vivres dans des zones reculées et difficiles d’accès dans le Nord-Est de la province du Badakhshan avant que les routes ne soient bloquées par la neige @PAM Afghanistan
Alain Boinet : Avec le nouveau gouvernement Afghan, les principes humanitaires de neutralité, d’impartialité et d’indépendance sont-ils bien respectés et est-il possible d’accéder sans entrave à toutes les populations. Quelle est la portée pour OCHA et les acteurs humanitaires de la Résolution 2615 du CSNU le 22 décembre ?
Isabelle Moussard-Carlsen : En tant qu’humanitaires, nous continuons à nous engager avec toutes les parties, y compris les Talibans (comme nous le faisons depuis des décennies) pour accéder aux personnes dans le besoin, en nous concentrant sur les plus vulnérables. Les principes humanitaires sont les principes directeurs de notre engagement et sont essentiels dans des situations complexes telles que celle de l’Afghanistan. Comme auparavant, l’aide humanitaire est indépendante et doit être basée sur les besoins tels qu’identifiés par les évaluations des besoins.
Nous sommes très encouragés par la Résolution 2615 du Conseil de sécurité des Nations Unies, qui permettra aux 160 organisations humanitaires sur le terrain de répondre aux personnes dans le besoin à l’échelle requise.
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Isabelle Moussard-Carlsen
Isabelle est engagée dans le monde humanitaire depuis 1987. Sa première expérience terrain était dans un camp de réfugiés afghans au Pakistan. Elle a ensuite été sur le terrain une douzaine d’années : Afghanistan, Cambodge, Kenya et Somalie.
De retour en France en 1999, elle a travaillé 4 ans avec le Samu Social de Paris avant de rejoindre ACF en janvier 2005 en tant que Desk Officer.
En mars 2013, elle évolue au poste de Directrice Régionale des Opérations.
Elle occupa le poste de Directrice des Opérations d’ACF-France entre août 2016 et avril 2021.
Entretien avec le Docteur Ziad Alissa, cofondateur et Président de l’UOSSM France et le professeur Raphaël Pitti, Responsable formation de l’UOSSM France par Pierre Brunet.
Pierre Brunet : Revenons sur la situation avec le Covid, abordée en première partie de cette interview par le professeur Pitti. Quelle a été l’action de l’UOSSM France ? Je sais que vous avez commencé à faire des formations spéciales Covid à partir de juin dernier. Vous avez mis en place 13 centres d’isolement. Vous apportez une aide aux structures de santé. Pouvez-vous développer cette aide d’urgence liée au Covid en Syrie ?
Ziad Alissa : Pour le Covid en Syrie, il n’y avait pas de structures spécialisées. Déjà il y a un manque de tout sur le plan médical. Avec le Covid, les choses se sont compliquées un peu plus. Nous avons essayé quand même, sachant que les autorités locales n’ont pas pu mettre en place le confinement ni la distanciation sociale. Donc nous avons mis en place des centres d’isolement, pour les gens fragiles, les gens à risque. Ils sont envoyés dans ces centres afin que l’on puisse mieux les soigner, parce que nous n’arrivions pas à les confiner comme il le fallait. Les gens ne peuvent pas s’isoler chez eux. On ne peut pas demander à quelqu’un qui a le Covid ou qui est cas contact de rester chez lui alors qu’on sait que chez lui toute sa famille est là. Comment parler d’isolement dans une tente, où il y a 15-20 personnes sous le même toit, ou lorsqu’il y a 4-5 familles dans chaque maison ? Il n’y a pas de chambres individuelles pour les personnes. Nous avons donc remplacé le confinement par des centres d’isolement, et dans ces centres il y a des zones pour les cas de Covid confirmé, et des zones pour les cas contact. Et c’est là où l’on soigne les gens. C’est un confinement à l’envers, en mettant à disposition tout ce qu’il faut : des masques, des gants, du matériel, de l’oxygène, les médicaments… Avec en plus une difficulté, qui est que c’est déjà difficile de faire rentrer les vaccins, et que malgré l’arrivée de la vaccination, il y a quand même un refus de vaccin, et une difficulté logistique pour vacciner tout le monde. Malgré toutes les campagnes, nous n’avons pas réussi à vacciner beaucoup de gens. Seulement 3% des personnes sont vaccinées au Nord-ouest de la Syrie, et le Covid risque d’exploser. Il y a beaucoup de complications, de morts. Nous essayons quand même d’informer les gens, en utilisant tous les moyens sur place, sur le risque du Covid, sur l’intérêt de l’isolement, sur l’intérêt de se faire vacciner. Après nous avons mis en place cette première formation Covid à Raqqa avec le Pr Raphael Pitti. C’était une première à Raqqa, de former des soignants à la prise en charge des cas sévères de Covid-19.
Raphaël Pitti : il faut savoir que le pays est complètement fermé, ils ont internet dans certaines zones et peuvent chercher les informations que l’on peut trouver sur internet par rapport au Covid. Pour nous aussi, lors de la première vague dans les hôpitaux, nous avons été confrontés à une pathologie que personne ne connaissait et nous ne savions pas non plus comment nous devions la traiter. Nous avons été amenés à être en veille scientifique permanente, par les webinaires, chaque jour, en essayant de nous confronter les uns aux autres, de suivre les recommandations émises par les sociétés savantes, etc. Donc lors de la deuxième vague nous étions beaucoup plus aguerris pour prendre en charge cette maladie. Nous la connaissions mieux, nous savions les risques qu’elle pouvait occasionner et nous étions à même d’y répondre. Les personnels soignants syriens, eux, sont sans aucune formation médicale continue depuis dix ans… Dix ans qu’ils n’ont pas participé à des congrès, qu’ils n’ont pas fait évoluer leur formation. Il nous a semblé important d’essayer de refaire le point avec eux et nous avons organisé ces formations sur la zone d’Idleb en particulier. Nous l’avons fait par Zoom avec eux, en leur expliquant le génie évolutif de cette maladie, la manière dont il fallait prendre en charge les patients. Sur la zone de Raqqa, nous sommes allés sur place pour les rencontrer, mettre en place cette formation avec l’idée qu’il y ait deux centres anti-Covid qui puissent ouvrir, en s’appuyant sur ces médecins. Sur les vingt que nous avons formés, nous en avons sélectionnés dans chaque centre, pour assurer la prise en charge des patients Covid. Nous avons aussi fait une formation pour les sage-femmes : avec un collègue obstétricien, le docteur Zouhair Lahna, nous sommes allés dans notre centre de formation à Dêrik et nous avons réuni des sage-femmes pour les remettre à niveau, leur apporter les nouvelles recommandations sur des complications au premier trimestre, deuxième trimestre, troisième trimestre de la grossesse et la réanimation des nouveau-nés à la naissance. C’était vraiment important et elles en ont senti le besoin, de se dire « ben non ce n’est plus comme ça qu’on soigne, voilà comment on procède ». Quand nous avons rencontré le Commissaire européen à l’aide humanitaire, nous lui avons dit « la situation sur le plan de la guerre est un peu plus calme, du fait que le régime a réoccupé 60% du territoire, à part la zone d’Idleb et la zone du Nord-Est qui sont soumises encore à la violence, aux bombardements, et il est peut-être temps de réhabiliter un service de santé en Syrie, de pouvoir prendre en charge des pathologies chroniques, de refaire de la médecine préventive, de lancer des campagnes de vaccination de grande ampleur.
Il faut réhabiliter les structures sanitaires pour répondre au-delà de l’urgence, car nous ne faisons que répondre à l’urgence du quotidien ». Et aujourd’hui les subventions commencent à baisser, et on nous dit « Ecoutez, vous avez moins besoin d’argent, il y a beaucoup plus de situations difficiles au Yémen etc, la crise économique à laquelle nous sommes confrontés diminue les subventions internationales » alors même que nous essayons d’expliquer que nous avons besoin aujourd’hui de beaucoup plus d’argent qu’en 2012, car la situation n’a pas arrêté de se détériorer. Pour en apporter la preuve, nous avons décidé de lancer une enquête de santé publique dans les camps de réfugiés qui existent depuis dix ans, dans lesquels il y a des enfants de 4-6 ans, des enfants qui sont nés dans ces camps, qui n’ont pas de suivi sanitaire. Si vous entrez dans un camp de réfugiés en Syrie, aucun enfant de 4-6 ans ne porte de lunettes ! Et nous avions déjà des problèmes dentaires liés à la dénutrition, énormément de caries chez ces enfants, du fait de leur alimentation surtout faite de sucres, avec très peu de légumes verts capables d’apporter les oligo-éléments dont ils ont besoin. Ce sera une enquête complète pour faire le point sur leurs besoins sanitaires et pouvoir, à partir de là, en fonction des résultats, alerter la communauté internationale, alerter l’OMS, alerter l’UNICEF sur l’avenir de ces enfants qui vivent dans ces camps depuis leur naissance et dans un pays en guerre depuis dix ans. Comment reconstruirons-nous demain un pays comme la Syrie, à partir d’enfants qui ont déjà une situation de handicap sur le plan somatique et psychologique ? Rappelons que les examens médicaux faits dans les écoles pour les enfants de 4-6 ans, tous les ans en France (examen obligatoire par les directions de la protection maternelle et infantile), notent que 40% des enfants français présentent des problèmes détectés au moment de ces visites. Quand je dis 40%, c’est tous azimuts : ce sont à la fois des caries, des problèmes oculaires, des problèmes auditifs, des problèmes de retard du langage, des problèmes comportementaux, des problèmes somatiques : 40% en France ! Qu’en est-il en Syrie ?
Pierre Brunet : toujours sur la formation Covid, j’ai le sentiment que l’idée force de ces formations c’est de « faire au mieux avec ce que l’on a ». C’est-à-dire que vous partez des moyens disponibles sur place pour « inventer » des protocoles certes basés sur les directives de l’OMS, mais adaptés et réalisables. On part du réel pour produire une théorie praticable au lieu, comme on fait peut-être en Occident, de partir de la théorie vers la pratique ?
Raphaël Pitti : Dans une situation comme celle de la Syrie, avec la pénurie de médicaments, l’absence de service de réanimation, le manque de moyens techniques, vous voudriez que l’on forme selon les recommandations internationales, pour des pays à haut niveau technologiques, développés ? Vous voudriez qu’on crée un sentiment de frustration, en leur disant « voilà ce qu’il faut faire, malheureusement pour vous, vous ne pouvez pas le faire » ? Nous sommes bien obligés de nous mettre à leur niveau et dire « qu’est-ce que nous pouvons faire, au mieux, dans la situation qui est la vôtre, pour prendre en charge ces patients ? ». Évidemment, ça sous-entend qu’on va en laisser mourir un certain nombre, puisqu’il n’y a pas suffisamment de services de réanimation. S’il y a un tri qui est fait, c’est bien dans ce pays. Nos collègues syriens nous disent « Nous avons utilisé de l’oxygène industriel », avec tout ce que cela présuppose, l’oxygène industriel n’est pas un oxygène pur, il peut contenir un certain nombre d’éléments pouvant altérer les alvéoles pulmonaires et les détruire. Mais ils l’ont fait ! Est-ce qu’ils ont trié ? Bien sûr qu’ils ont trié. Il y a des gens qu’ils ont laissé mourir faute de moyens, évidemment. Alors il fallait que nous partions de leur quotidien pour trouver comment on pouvait sauver du monde à partir de ce quotidien.
Pierre Brunet : Sur la formation. Je me suis posé la question : est-ce qu’on forme en même temps, car c’est urgent et parce qu’il faut répondre vite aux besoins, des spécialistes, des médecins, des sage-femmes etc, ou est-ce qu’on se dit qu’on va d’abord former des formateurs ?
Raphaël Pitti : L’important c’est de former des formateurs pour qu’ils puissent continuer par eux-mêmes. Les centres de formations que nous avons mis en place, nous les avons voulus autonomes. Le but était : nous formions des formateurs et c’étaient les formateurs ensuite, avec les directeurs, qui mettaient en place les formations. Nous assurions nous l’apport logistique et financier nécessaire au fonctionnement de ces structures. En dix ans, comment aurions-nous pu former 31.000 personnes en nous déplaçant à chaque fois, pour en former combien ? Les Syriens, et le personnel soignant syrien, durant ces dix ans, ont écrit une page de l’histoire de la médecine. Tout s’est fait par les Syriens, à l’intérieur de la Syrie. Nous leur avons apporté l’aide nécessaire mais c’est eux seuls qui ont maintenu un système sanitaire malgré la situation de guerre durant ces dix années. Nous n’avons fait, nous les ONG, que leur apporter des moyens. Ce sont les vrais héros du conflit syrien. Nous leur devons la reconnaissance pour leur sacrifice. L’UOSSM France a dénombré 923 médecins morts durant ces dix ans.
Pierre Brunet : Vous mettez également l’accent sur ce que vous appelez « la santé communautaire » c’est-à-dire les structures médicales de proximité, centres de santé primaire (17 créés au Nord de la Syrie), et cliniques mobiles. Quelle a été la nécessité qui a conduit à mettre l’accent sur ces moyens de santé communautaires ?
Ziad Alissa : Nous avons commencé avec cette idée parce que c’était difficile pour les malades d’aller vers les hôpitaux. L’hôpital devenait une zone dangereuse, les gens avaient peur d’y aller car les hôpitaux étaient pris pour cible par les bombardements, Donc avec ce système de santé communautaire nous allons là où il y a des gens, là où surtout il y a des déplacés qui s’installent, nous mettons en place un centre de santé au plus proche d’eux. Les cliniques mobiles aussi nous permettent d’aller encore plus loin, à l’intérieur des camps de déplacées, dans les zones les plus difficiles d’accès. Les centres de santé sont coûteux et il nous est difficile d’en mettre en place comme nous le voudrions. D’où l’idée de clinique mobile, car avec les mêmes ressources humaines, ils vont aller vers des zones où il n’y a pas de centre ouvert. Ils se déplacent avec des petits vans à l’intérieur desquels il y a un médecin, une sage-femme, une infirmière, avec de quoi faire un examen médical, de quoi soigner les maladies simples. Si la clinique mobile détecte des gens qui ont des maladies graves, qui sont mal suivis, qui nécessitent d’aller au centre, ils lui donnent un rendez-vous au centre le plus proche ou à l’hôpital. Avec ce système, nous avons réussi à nous approcher au plus près des gens qui ont besoin de nous, tout en réduisant les risques d’accès aux grands centres hospitaliers. Les gens se posaient la question « et si je vais à l’hôpital, est-ce que je vais rentrer vivant chez moi ? ». Sans parler des difficultés et des coûts de transports. Nous avons rencontré avec Raphaël des gens dialysés 2-3 fois par semaine, qui, au lieu d’aller 3 fois au centre de dialyse, vont y aller 2 fois voir une seule fois par semaine, car ils n’ont pas les moyens de payer l’aller-retour ou d’acheter les filtres.
Pierre Brunet : Vous dites à l’UOSSM France que témoigner fait aussi partie de notre action.
Raphaël Pitti : Vous ne pouvez pas être médecin, être sur place, et juste prendre en charge des victimes qui sont des victimes innocentes, prises entre des belligérants, des frontières maintenant fermées, avec un mur qui sépare la Syrie de la Turquie de plus de 900 kilomètres. Ces populations sont dans un véritable camp de concentration, où la mort et la faim planent en permanence. Comment voulez-vous que nous allions sur place, que nous constations cela, et que nous sortions pour reprendre notre vie tranquille ? C’est impossible. L’action de témoignage va en même temps que celle du soin, de l’aide apportée sur le plan humanitaire. Elle est concordante, il ne peut d’ailleurs en être autrement, sinon nous devenons complices de cette situation. L’action de témoignage s’impose à l’humanitaire et lui fait dire, et en particulier aux gouvernants occidentaux « regardez ce qu’il se passe, vous tentez de tourner la tête pour ne pas voir ce qu’il se passe, et bien nous, nous sommes là-bas et nous pouvons vous dire, les choses ne sont pas comme vous croyez qu’elles sont ou comme vous voulez qu’elles soient, nous vous apportons une information qui est celle du terrain, des sans voix ». Quand nous avons demandé plusieurs fois à voir le président Hollande, comme nous sommes allés voir le président Macron, comme nous sommes allés à l’ONU, à New-York, à Genève etc, nous nous sommes déplacés avec un seul but : leur faire trouver des solutions. Pour l’action humanitaire vous pouvez compter sur nous, mais pour l’action politique, c’est à vous. Le politique à souvent tendance à vouloir faire de l’humanitaire alors qu’on lui demande de trouver des solutions politiques pour permettre la paix. Le politique a l’impression qu’au fond, en nous donnant de l’argent, en nous aidant dans notre action humanitaire, ça le disculpe de ne pas trouver de solution. Et ben non, à chacun son travail. Aux humanitaires le travail humanitaire et aux politiques de trouver les solutions politiques.
Ziad Alissa : Nous médecins qui nous rendons sur place, ainsi que nos équipes qui soignent tous les jours, pouvons témoigner des atteintes au droit humanitaire et rapporter des preuves de notre témoignage. Lorsque on parle de victimes dans les hôpitaux à la suite d’un bombardement, et que certains disent « Non non, on a bombardé des militaires, des terroristes dans telle zone, dans telle ville, dans tel quartier », nous constatons que dans les hôpitaux ce sont des enfants, des femmes, des civils qui viennent, de toute tranche d’âge. Nous avons les registres des hôpitaux, nous avons les photos, nous avons les vidéos, nous avons les médecins qui ont soigné ces victimes-là, et nous pouvons démontrer que les victimes sont des civils. Lorsque nous avons constaté l’utilisation d’armes chimiques, nous avons témoigné. Nous avons vu les victimes des armes chimiques, nous avons fait des prélèvements, nous avons rapporté des preuves. C’est là où notre rôle de témoignage est essentiel.
Pierre Brunet : Une dernière question : pourquoi cet engagement spécifique de l’UOSSM France auprès des réfugiés Rohingyas au Bangladesh, si loin de la Syrie ?
Raphaël Pitti : Combien étaient-ils les Rohingyas à fuir la Birmanie ? Plus d’un million de personnes, dans le pays le plus pauvre du monde, 80 millions d’habitants, le Bangladesh, et qui reçoit ce million de Rohingyas fuyant la Birmanie, dans le camp de Cox’s Bazar d’un million de personnes, dans une situation de précarité immense. Nous avons été vraiment confrontés à des pathologies que je n’imaginais pas voir durant mes 30 années de médecine. Des cancers de la face, des patients qui avaient des fractures qui n’avaient pas été réduites et qui vivaient dans des conditions impossibles. Nous avons vu des calculs vésicaux, des jeunes femmes, du fait de leur accouchement traumatique, qui avaient des fistules vésico-vaginales infectées. Une population qui durant des années avait été complètement abandonnée à elle-même sans aucun soin possible. Alors nous avons loué une clinique et nous avons opéré pendant deux semaines. Nous étions deux équipes et nous avons opéré sans discontinuer, et il aurait fallu rester encore bien plus longtemps. Nous pensions apporter une aide d’urgence et nous avons été confrontés à une situation de pathologies chroniques non traitées depuis très longtemps, et pour laquelle il aurait fallu rester.
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Docteur Ziad Alissa, cofondateur et Président de l’UOSSM France
Médecin anesthésiste-réanimateur, le Docteur Ziad Alissa s’engage dès le déclenchement du conflit en Syrie dans la mise en place d’une aide médicale et humanitaire auprès des soignants en Syrie en co-fondant l’ONG médicale française et internationale UOSSM, l’Union des Organisations de Secours et Soins Médicaux. Il a réalisé une quarantaine de missions humanitaires en Syrie et dans les pays limitrophes en Turquie, Liban, Jordanie. Formé à la médecine de guerre par le Pr Raphaël Pitti, il coordonne la mise en place de programmes de formation de soignants en Syrie ayant permis de former 31.000 soignants depuis 2012.
Professeur Raphaël Pitti, Responsable formation de l’UOSSM France
Raphaël Pitti est professeur agrégé de médecine d’urgence, anesthésiste-réanimateur, médecin-général des armées. Spécialiste de la médecine de guerre, il rejoint l’UOSSM France en 2012 comme responsable formation et permet la formation de dizaine de milliers de soignants. Le 1er mars 2021, il a effectué trente et une missions humanitaires auprès des soignants syriens dans le nord du pays. En juin 2021, il réalise avec le Dr Ziad Alissa la première formation à Raqqa pour lutter contre la COVID-19.
Pierre Brunet, écrivain et humanitaire
Né en 1961 à Paris d’un père français et d’une mère espagnole, Pierre Brunet a trouvé sa première vocation comme journaliste free-lance. En 1994, il croise sur sa route l’humanitaire, et s’engage comme volontaire au Rwanda, dévasté par un génocide. Il repart début 1995 en mission humanitaire en Bosnie-Herzégovine, alors déchirée par la guerre civile. Il y assumera les responsabilités de coordinateur de programme à Sarajevo, puis de chef de mission.
A son retour en France fin 1996, il intègre le siège de l’ONG française SOLIDARITES INTERNATIONAL, pour laquelle il était parti en mission. Il y sera responsable de la communication et du fundraising, tout en retournant sur le terrain, comme en Afghanistan en 2003, et en commençant à écrire… En 2011, tout en restant impliqué dans l’humanitaire, il s’engage totalement dans l’écriture, et consacre une part essentielle de son temps à sa vocation d’écrivain.
Pierre Brunet est Vice-Président de l’association SOLIDARITES INTERNATIONAL. Il s’est rendu sur le terrain dans le Nord-Est de la Syrie, dans la « jungle » de Calais en novembre 2015, ou encore en Grèce et Macédoine auprès des migrants en avril 2016.
Les romans de Pierre Brunet sont publiés chez Calmann-Lévy :
Janvier 2006 : parution de son premier roman « Barnum » chez Calmann-Lévy, récit né de son expérience humanitaire.
Septembre 2008 : parution de son second roman « JAB », l’histoire d’une petite orpheline espagnole grandie au Maroc qui deviendra, adulte, une boxeuse professionnelle.
Mars 2014 : sortie de son troisième roman « Fenicia », inspiré de la vie de sa mère, petite orpheline espagnole pendant la guerre civile, réfugiée en France, plus tard militante anarchiste, séductrice, qui mourut dans un institut psychiatrique à 31 ans.
Fin août 2017 : sortie de son quatrième roman « Le triangle d’incertitude », dans lequel l’auteur « revient » encore, comme dans « Barnum » au Rwanda de 1994, pour évoquer le traumatisme d’un officier français à l’occasion de l’opération Turquoise.
Parallèlement à son travail d’écrivain, Pierre Brunet travaille comme co-scénariste de synopsis de séries télévisées ou de longs-métrages, en partenariat avec diverses sociétés de production. Il collabore également avec divers magazines en publiant des tribunes ou des articles, notamment sur des sujets d’actualité internationale.
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