Dans cet article, Sonia Rahal, directrice adjointe au Sahel et lac Tchad basée à Dakar pour l’ONG humanitaire Solidarités International, présente la position qu’elle a exposée durant la Conférence Nationale Humanitaire du 17 décembre à Paris dans le cadre de la table-ronde intitulée « Nexus humanitaire – développement – Paix ». Cette table ronde réunissait des représentants de l’OCDE, de l’AFD, du HCR, de la Commission Européenne (EPLO), de l’ONG ENDA au Mali et de Solidarités International.
Rappelons ici que si le double nexus a été mis en avant lors du 1er Sommet Humanitaire Mondial en mai 2016 à Genève, le triple nexus ajoute la question spécifique de la paix et donc de la sécurité et des militaires et provoquent de nombreux débats comme cet article en témoigne.
Concept en vogue mais qui cache des débats de longue date, le nexus répond avant tout à un constat. Le constat que les personnes en situation de crise n’expérimentent pas des réalités compartimentées mais ont à la fois des besoins conjoncturels d’assistance humanitaire et des besoins structurels de développement.
Les crises prolongées sont devenues la norme
Ce constat est d’autant plus pertinent dans les contextes fragiles ou de crise prolongée caractérisés par une violence épisodique, des déplacements multiples et des désastres climatiques ou sanitaires. Aujourd’hui, les crises prolongées sont la norme : deux tiers de l’aide humanitaire sont ainsi destinés à des crises au long cours dont la durée moyenne est de 7 ans[i]. L’un des principaux défis rencontrés par les acteurs de l’aide humanitaire dans les crises prolongées est que l’action humanitaire seule ne peut répondre à tous les besoins des populations. Faute d’efforts de développement suffisants dans ces contextes fragiles, les humanitaires ont souvent dû étirer leurs mandats et aller parfois au-delà de leur expertise initiale pour combler des gaps.
Le Nexus et la réforme
Le Nexus s’inscrit aussi dans un débat plus large de réforme des Nations Unies. Le Sommet Humanitaire Mondial en 2016 exhorte ainsi à transcender le fossé entre humanitaire et développement et à intégrer les acteurs de la paix. Cette nouvelle manière de travailler (New Way Of Working) défend ainsi une vision où les acteurs humanitaires, de développement et de paix travaillent de concert vers des résultats collectifs, sur la base de leurs avantages comparatifs et en fonction de la spécificité du contexte.

La question clivante du pilier « Paix »
Pour bon nombre d’ONG, notamment les ONG à mandat multiple, l’intégration du développement est nécessaire et la question n’est pas de savoir s’il faut lier efforts humanitaires et de développement mais plutôt quand et comment. Par contre, la réserve des humanitaires est grande quand il s’agit d’intégrer le troisième pilier de la paix en vue du triple nexus dont la définition et l’opérationnalisation sont sujets à débat. Ce troisième pilier est ainsi appréhendé de manière très différente selon les acteurs : si pour les États et les militaires, le pilier paix est perçu sous le prisme sécuritaire comme impliquant des mesures politico-militaires ; les communautés et la société civile l’appréhendent comme une absence de violence et une forme de paix sociale. Difficile d’envisager des synergies entre acteurs humanitaires, du développement et de la paix, quand le flou demeure sur la définition.
Le risque de compromettre les principes humanitaires
Bien que bon nombre d’ONG aient intégré le principe de « Ne pas nuire », les approches sensibles au conflit ou des projets de cohésion sociale, peu d’entre elles considèrent avoir un mandat de construction de la paix. La crainte que les principes humanitaires se dissolvent dans le triple nexus au profit d’un agenda politique de sécurisation et stabilisation n’est pas sans fondement.
Ainsi, au Mali, où le débat autour du triple nexus a été vif, les ONG soulignent une pression constante de la part des militaires et des politiques pour abandonner toute forme d’indépendance. Nous avons ainsi vu des bailleurs demandant à ce que des évaluations de besoins soient conduites par des forces militaires ou réclamant plus de renseignement dans les rapports de projet ou encore une représentation diplomatique appelant les ONG à supporter un contingent militaire afin de favoriser son acceptation par les populations. Ce mélange des genres est extrêmement préjudiciable à l’action humanitaire et à la sécurité des humanitaires et des populations civiles. Rappelons qu’au Mali, il y a eu 55 enlèvements d’humanitaires en 2020 par des groupes armés non étatiques. Ceci est révélateur d’un climat de suspicion envers les humanitaires.

Les principes humanitaires de neutralité, indépendance et impartialité ne sont pas seulement un cadre théorique et idéologique. Ils guident nos politiques et procédures, ils reflètent également des engagements pris par les États comme le Consensus Européen sur l’Aide humanitaire adopté par l’Union européenne. Le respect des principes humanitaires garantit surtout notre accès humanitaire en nous permettant d’être perçu comme un acteur neutre, indépendant et impartial et de négocier l’accès aux populations dans des contextes souvent hautement volatiles.
Recommandations
Garantir une distinction entre les mandats des différents acteurs :
Il est crucial de distinguer les opérations militaires des opérations humanitaires et civiles afin de garantir l’espace humanitaire et les principes humanitaires. L’aide humanitaire ne doit pas être utilisée au profit d’un agenda politique ou sécuritaire et doit être uniquement déployée en fonction des besoins des populations.
Cela n’empêche pas le dialogue entre acteurs humanitaires et acteurs militaires : il faut renforcer la coordination civilo-militaire lors des rencontres avec un absentéisme important ou un niveau de représentation inadéquat. Ces interactions entre acteurs civils et militaires sont fondamentales dans les situations d’urgence humanitaire, chacun dans son rôle et ses responsabilités. Il faut aussi renforcer les formations pour que les acteurs militaires soient sensibilisés au Droit International Humanitaire (DIH) et aux principes humanitaires.
Il faut aussi être très prudent quant aux activités civilo-militaires des forces armées qui visent à gagner l’acceptation des populations telles que les Quick Impact Project (QIP) qui peuvent se confondre avec les actions des humanitaires. Les ONG plaident pour que ces activités soient des projets liés aux infrastructures plutôt que des distributions de vivres ou de médicaments, pour éviter une duplication d’aide et une confusion des rôles. Enfin, les forces militaires doivent toujours communiquer en amont sur ces activités, ce qui n’est pas toujours le cas.

Adapter les mécanismes et instruments de financement :
Les crises prolongées ont exacerbé les besoins humanitaires et parfois impacté négativement les gains du développement. Nous faisons face à des besoins à grande échelle dans des contextes où les infrastructures et les services publics sont faibles ou absents. Au Sahel, où 24 millions de personnes ont besoin d’une assistance humanitaire, les plans de réponse humanitaires sont financés à moins de 50%. Il faut donc adapter les instruments et mécanismes de financement pour opérer dans des contextes fragiles et nous avons besoin de financement multi-annuel et flexible. Il faut aussi que les bailleurs puissent traduire en pratique l’ambition du double nexus. Bien qu’il y ait eu des initiatives dans ce sens (Commission Européenne avec ECHO, DEVCO et les contrats cadres, crisis modifier pour les financements américains d’USAID), il faut un dialogue renforcé et concerté entre bailleurs humanitaires et de développements qui travaillent encore très souvent en silos ainsi que des instruments et mécanismes de financement plus souples. Pour autant, il faut s’assurer que les budgets d’aide au développement et d’aide humanitaire restent séparés et indépendants pour éviter toute politisation de l’aide humanitaire.
S’assurer de la participation de la société civile :
Les sociétés civiles locales jouent un rôle clé dans la réponse aux besoins humanitaires et de développement en travaillant vers cet objectif de « Ne laisser personne derrière ». Le risque de centraliser la prise de décision à travers l’approche suggérée par les Nations Unies dans la Nouvelle manière de travailler (New Way Of Working, NWOW) à travers les objectifs conjoints est de ne pas refléter la voix des populations dans une approche top-down. Toute approche nexus doit donc inclure la participation de la société civile et des acteurs locaux à toutes les phases du cycle du projet de l’élaboration à la mise en œuvre et au suivi de projet. Travailler avec des acteurs locaux qui sont présents avant, pendant et après la crise augmente la probabilité que les objectifs de court et long terme soient atteints.
Le débat autour du Nexus a le mérite de faire réfléchir ensemble acteurs humanitaires, de développement et militaires à ces défis de l’aide et de la paix dans des crises prolongées. Il permet de réaffirmer également la nécessité que les acteurs de développement s’engagent dans ces contextes fragiles et que les mécanismes et instruments de financement s’adaptent aux réalités du terrain. Enfin, dans un contexte grandissant de politisation de l’aide, il est fondamental de rappeler que le respect des principes humanitaires est conditionnel à toute action humanitaire, et d’œuvrer dans ce sens.
Sonial Rahal
Directrice des Opérations adjointe au Sahel et Lac Tchad
Solidarités International
[i] Namitha Sadanand and Estefanie Hechenberg, Sphere Standards in Protracted Crises, A case study of DRC and Haiti, 2017
Qui est Sonia Rahal ?
Sonia Rahal a rejoint l’ONG Solidarités International en Janvier 2020 en tant que Directrice du bureau régional de Dakar. De 2015 à 2020, elle a effectué de nombreuses missions humanitaires avec l’ONG Save the Children dans divers contextes tels que le Sahel, la crise syrienne au Liban et la crise Ebola en Afrique de l’ouest.
Avant de rejoindre le secteur humanitaire, elle a travaillé plusieurs années dans le développement en Afrique de l’ouest, dans le secteur de la microfinance. Elle est titulaire d’un Master de l’Université Paris V en Droit et Politiques du Développement et d’un Bachelor en Economie et Politique de l’Université de Montréal.
Pour en savoir plus sur la CNH :
- L’édito d’Alain Boinet résumant les enjeux de la 5ème conférence nationale humanitaire.
- L’article de Françoise Bouchet-Saulnier, directrice juridique internationale de MSF, sur l’impact des mesures anti-terroristes sur l’action humanitaire.
- L’interview de Thierry Mauricet, directeur général de Première Urgence internationale, sur les conséquences des régimes de sanctions sur les transferts bancaires liées à l’action humanitaire.
- Les vidéos des interventions de la Conférence Nationale Humanitaire.
- Rachid Lahlou, directeur général du Secours Islamique France, sur le Nexus. 1:19:49.
- Communiqué de Coordination Sud “Suite à la CNH, premières réactions des ONG humanitaires”.
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