Le Mali sans tabou

Entretien avec Bruno Fanucchi, grand reporter. 

Une manifestation réclamant le départ du président malien Ibrahim Boubacar Keïta, le 5 juin 2020 à Bamako. © Baba Ahmed/AP/SIPA

Alain Boinet pour Défis Humanitaires. Bonjour Bruno Fanucchi et merci d’avoir accepté cet interview pour Défis Humanitaires. Pour commencer, toi qui connais bien le Mali et l’Afrique, comment analyses-tu les motifs qui ont conduit au renversement du Président Ibrahim Boubacar Keita, lors du Coup d’État du 18 août de l’an dernier ? 

Bruno Fanucchi. Il y avait depuis longtemps une exaspération populaire croissante au Mali car le président IBK était très coupé des réalités. Sa réélection en août 2018 a été plus que contestée, mais il a fait le nécessaire pour rester au pouvoir. C’est assez classique en Afrique : les dirigeants au pouvoir organisent en général des élections que s’ils sont sûrs de les gagner. Son principal défaut, qui a joué contre lui, s’appelle Karim Keita, son propre fils. Elu député et président de la Commission de la Défense à l’Assemblée nationale, il se laissait aller à des soirées très « jetsets », qui ont fait le tour de la planète et choqué le Mali. Karim a lui-même ruiné la carrière politique de son père. Il a d’ailleurs fui en Côte d’Ivoire au soir du coup d’État du 18 août 2020, où il a été recueilli par son grand ami Hamed Bakayoko, qui venait d’être promu Premier ministre à Abidjan. Le principal boulet d’IBK fut donc son fils.

A cela, s’est ajoutée une corruption généralisée que connaissait le Mali avant lui mais qu’il a laissé perdurer et s’aggraver, notamment dans la Justice et l’Administration. D’où un profond ressentiment populaire, qui a débouché sur le mouvement du M5 et d’importantes manifestations à Bamako à partir du 5 juin. Finalement, une poignée de jeunes colonels courageux se sont décidés à agir et ont “récupéré” le mouvement pour éviter que le Mali – devenu un Etat failli – ne sombre dans l’anarchie ou que les islamistes ne prennent le pouvoir. 

Sans que l’on sache encore qui en a vraiment donné l’ordre, le pouvoir a alors fait tirer sur la foule le 10 juillet, faisant une douzaine de morts et plus de 150 blessés. C’est tout ce qu’il ne fallait pas faire. Les critiques se sont alors concentrées sur le Premier ministre Boubou Cissé accusé d’avoir « du sang sur les mains » et qui n’a jamais assumé ses responsabilités. Cela a mis le feu aux poudres et le pouvoir est tombé comme un fruit mûr lors du coup d’État du 18 août 2020.

DH. Les résultats des élections législatives qui ont précédé avaient été contestés. Cet événement a-t-il joué un rôle dans le coup d’État ? 

BF. C’est tout à fait exact : ce fut le déclic de cette colère populaire. Des résultats ont été contestés, mais le pouvoir a cherché à temporiser quelques semaines en se voilant la face et finalement ces résultats ont été proclamés : certains étaient annulés, d’autres confirmés. D’où une grande confusion. Le résultat ne s’est fait attendre : des dizaines de milliers de Maliens sont redescendus dans la rue. L’exaspération populaire était à son comble. D’autant plus que c’était la saison chaude et qu’il fait alors parfois entre 40° et 45°. Même à Bamako, il y a souvent des délestages, des coupures d’électricité, des coupures d’eau. D’où un ressentiment populaire exacerbé et bien compréhensible. Et quand la colère sociale monte, elle devient vite irrésistible et balaie tout sur son passage.

DH. Le 24 mai dernier, nouveau coup d’État. Le président de la République française, Emmanuel Macron, parle de “coup d’État dans le coup d’État”. Pour quelles raisons, alors que la transition est installée, le colonel Assimi Goïta, qui avait dirigé le premier coup d’État, a décidé de renverser le Président et le Premier ministre mis en place.  Comment comprendre cela?

Le colonel Assimi Goita s’adressant à la presse au ministère malien de la Défense à Bamako, Mali, après avoir confirmé sa position de président du Comité national pour le salut du peuple (CNSP). © Malik Konate, AFP

BF. Attention au poids des mots qui ont leur importance. Pour moi, ce n’est pas un coup d’État. On peut parler de « coup de force » certes, mais un coup d’État qui, en Afrique, ne fait pas un mort, où il n’y a pas un coup de feu, et où tout le pays reprend le travail dès le lendemain à l’issue de deux semaines de grève générale, je dis: chapeau ! Hormis la classe politique, la grande majorité des Maliens l’a vécu ainsi.

Que ça soit un « coup de force », que les Occidentaux et les instances internationales ou régionales comme le CEDEAO soient obligés de condamner de manière diplomatique pour la forme, c’est compréhensible. Mais qu’on parle de “coup d’État dans le coup d’État”, comme l’a aussitôt qualifié le Président Emmanuel Macron, ce n’est qu’une formule et elle fut bien maladroite… J’étais à ce moment-là à Bamako et, mis à part le seul soir du 24 mai, où tout le monde s’interrogeait et par prudence est plutôt resté chez soi, il ne s’est strictement rien passé : ni mouvement de troupes ni de chars dans les rues. Ce fut plus une “révolution de Palais”. 

Je m’explique. Il se trouve que le président Bah N’Daw, lui-même ancien militaire, un personnage tout à fait respectable et intègre qu’on avait rappelé pour mettre un « civil » à la tête de la Transition, n’a malheureusement pas pu faire grand chose pendant les neuf premiers mois de la Transition.

A la suite de la démission du Premier ministre Moctar Ouane, il l’a aussitôt reconduit et chargé de former un nouveau gouvernement rendu public le 24 mai. Un nouveau gouvernement qui ressemblait comme deux gouttes d’eau au précédent, mais dont deux colonels ayant participé au premier coup d’Etat du 18 août 2020 avaient été exclus (Le colonel Sadio Camara, ministre de la Défense et le colonel Modibo Koné, ministre de la Sécurité) sans que ne soit consulté le colonel Assimi Goïta, Vice-président de la Transition en charge pourtant de ces deux secteurs stratégiques :  Défense et Sécurité. 

Véritable patron des « putschistes » d’août 2020, le colonel Goïta – qui à 37 ans a déjà un brillant parcours militaire et de réels états de service –  a jugé utile de demander aussitôt des comptes au Président et au Premier ministre et de bouleverser un peu l’ordre des choses.  Pour maintenir l’unité et la cohésion de l’armée.

DH. A l’issue du Coup d’Etat du 18 août 2020, un ambitieux programme a été élaboré en lien avec la CEDAO : réforme institutionnelle, redécoupage électoral, lutte contre la corruption et l’impunité et des élections présidentielles et législatives, tout cela sur une période de 18 mois. Il ne reste maintenant que 9 mois, ce programme est-il réaliste ? 

BF. Nous sommes déjà à mi-parcours de la Transition et, pour parler franchement, disons qu’en neuf mois, celle-ci n’a pas fait grand-chose, les Maliens n’ont pas vu de changement. Cette Transition a été menée par des gens tout à fait respectables, mais qui ne se sont pas révélés être à la hauteur. Il y a des pesanteurs énormes au Mali, dans l’administration, dans la justice, dans toutes les corps de l’Etat et pas grand-chose n’a bougé en 9 mois.

Pris sous la pression internationale poussant à remettre le pouvoir à des autorités civiles au bout de 18 mois, le programme chargé de réformes n’était pas tenable. C’est très bien sur le papier, mais on ne peut pas réformer la Constitution et faire toutes ces réformes en si peu de temps.

Pour ne pas se mettre une nouvelle fois à dos la communauté internationale, le nouveau président de la Transition investi le 7 juin a lui aussi déclaré que l’échéance électorale du 27 février 2022 serait tenue. On peut cependant en douter… Soyons réalistes.

Dans son discours d’investiture, le colonel Goïta a en revanche annoncé que « les deux tiers des fonds de souveraineté de la présidence seront supprimés », soit 1,8 milliards de francs CFA par an, qui « serviront désormais à la fourniture de l’eau et à la création de centres de santé pour les populations les plus démunies sur toute l’étendue du territoire national ». Une annonce concrète qui sera, je pense, suivie d’effets, alors que rien n’avait vraiment changé dans le train de vie de l’Etat ces 9 derniers mois. Or l’exemple vient de haut. 

DH. Un ancien ministre malien déclare que le plus grand problème du Mali, c’est l’Etat centralisé. Il préconise un Etat unitaire décentralisé incluant toutes les composantes de la société maliennes et même les autorités coutumières et religieuses. La décentralisation fait-elle partie de la solution ? 

BF. Sur le fond, il a parfaitement raison. La décentralisation est un dossier important, mais c’est un long processus. Je connais bien l’ancien Premier ministre Moussa Mara, qui est un grand partisan de la décentralisation. Déjà en campagne électorale, il parcourt actuellement tout le Mali en prêchant la sécurité, la décentralisation, la lutte contre la corruption, mais une décentralisation réussie et une Constitution révisée ne se font pas en 9 mois, il faut être réaliste. Il faudrait peut-être dire aux Occidentaux d’arrêter de mettre la pression sur les Maliens, qui doivent rester maîtres de leur propre pays. Qu’il y a peut-être d’autres priorités  avant même la décentralisation, qui s’appellent par exemple la sécurité.

Les Occidentaux doivent changer de logiciel et de lunettes et arrêter de dire aux Maliens : “faites des élections le 27 février 2022” ! 

Dans un pays où les enfants ne vont plus à l’école parfois depuis plus de 7 ans, la priorité me semblerait d’abord de rouvrir les écoles, de redéployer l’administration d’État dans l’ensemble du pays, et d’assurer avant tout la sécurité des gens dans un pays en guerre où des villages meurent chaque jour. La sécurité n’est-elle pas la première des libertés ? Les élections c’est bien, mais ce n’est pas forcément l’urgence du Mali.

Les stigmates de l’attaque contre le village dogon de Sobane Da, dans le centre du Mali, le 9 juin 2019. ©REUTERS/Malick Konate

Qu’on en juge par ce qui se passe dans le nord du pays.

BF. Mon amie Coumba Traoré (par ailleurs Secrétaire générale du Forum de Bamako) vient de passer trois semaines en juin dans le nord du Mali, dans des villages qui n’ont pas vu une autorité venant de Bamako depuis 2012 ! Elle a réuni sous l’arbre à palabres, dans 21 villages, les femmes du Nord pour être à l’écoute de leurs doléances et réaliser un documentaire leur donnant la parole.

Qu’attendent-elles ? Les services publics élémentaires de base que tout État digne de ce nom se doit d’assurer à ses populations les plus démunies : l’accès à l’eau et à l’électricité pour leur permettre de vivre dans la dignité, de rester et travailler sur place et de nourrir leur famille. Et éviter ainsi que leurs propres enfants ne s’enrôlent dans les mouvements djihadistes qui, eux, ne manquent pas d’argent, pour survivre.

Des sommes colossales ont été allouées aux programmes de l’Alliance Sahel mais rien, strictement rien, n’est arrivé jusqu’à ces villages du Nord. Voilà la cruelle réalité : sous le soleil torride du désert, l’aide internationale s’évapore…

DH. Par le passé, les médias ont fait état de manifestations anti-françaises à Bamako. Qu’en est-il et y a-t-il des ressentiments dans la population contre la politique française au Mali ? 

BF. Les manifestations anti-françaises existent, mais ne sont pas très importantes. Au Mali, elle sont surtout instrumentalisées par quelques puissances étrangères, comme la Russie. On connaît l’efficacité des mercenaires russes du groupe Wagner très présents en Centrafrique, et à la manœuvre sur le terrain pour manipuler habilement les foules toujours contre la France : on paie quelques personnes pour tenir des banderoles et des pancartes au premier rang proclamant « Mort à la France » et on agite des drapeaux russes en toile de fond, c’est un jeu d’enfant. Avec les réseaux sociaux, cela va très vite et fait malheureusement beaucoup de mal. La France n’a pas pris la mesure de cette guerre psychologique et médiatique et n’a pris aucune décision efficace pour se défendre et organiser la riposte sur les réseaux sociaux.

Les manifestations anti-françaises ont donc été en grande partie instrumentalisées, et orchestrées puis, faute de riposte, elles se sont amplifiées… Aujourd’hui, c’est le président Macron lui-même qui alimente le ressentiment anti-français de la jeunesse africaine, par son tweet condamnant sans appel le soir même le pseudo coup d’État.

J’ai vu ainsi les Maliens, toutes tendances politiques confondues, vent debout contre la France et Macron. Les Maliens n’ont pas compris cette politique de « deux poids, deux mesures » du président français se rendant, en avril à N’Djamena, aux obsèques du Président Idriss Déby et adoubant au Tchad du jour au lendemain le fils du président, qui n’a jamais été élu, mais dénonçant le mois suivant au Mali un « coup d’Etat » qui fait ni mort ni un coup de feu. C’est incompréhensible !

J’ajouterai que Macron n’a pas de leçons de démocratie à donner à l’Afrique car il a perdu toute crédibilité après avoir avalisé un troisième mandat anticonstitutionnel d’Alassane Ouattara en Côte d’Ivoire et d’Alpha Condé en Guinée Conakry, malgré des centaines de morts et d’arrestations dans ces deux pays en crise. 

DH. Le Président Emmanuel Macron, lors d’une conférence de presse le 10 juin, a notamment annoncé un nouveau cadre pour l’opération Barkhane. Il a précisé que la France ne pouvait pas se substituer aux services de L’État et aux choix souverains des États. Dans un contexte de dégradation de la sécurité au Mali et dans les pays limitrophes, comment cette déclaration est-elle perçue ?

BF. Cela s’est fait en deux temps. Dès le 3 juin, la France a annoncé qu’elle gelait toute coopération militaire avec les FAMA. C’était un très mauvais signal : comment expliquer aux Maliens que l’armée française reste au Mali mais ne fait plus rien avec l’armée nationale malienne ? L’armée française n’est pas chez elle et ne saurait se conduire comme dans un pays conquis… 

Ce fut une première faute de goût. Même si c’était pour faire pression sur lui, ce premier coup de semonce est tombé à plat : le colonel Assimi Goïta est resté droit dans ses bottes et n’a pas changé sa ligne politique pour autant, heureux et fier d’avoir obtenu que la CEDEAO ne prenne pas de sanctions économiques à l’encontre du Mali, comme elle l’avait fait en 2020. Les sanctions économiques, on le sait, ce sont toujours les peuples qui en font les frais et non leurs dirigeants. 

Le 10 juin, le président Macron a fait cette annonce que certains journalistes ont présenté comme « la mort de Barkhane ». Soyons exact et précis : la transformation de Barkhane, dont j’ai salué à Bamako le patron, le général Marc Conruyt, va s’échelonner jusqu’en 2023, avec une baisse des effectifs et non un retrait complet des troupes, comme Macron l’avait laissé entendre maladroitement.

Ce chantage a été très mal vécu au Mali et dans les armées françaises. Car les soldats français ont fait un excellent boulot au Mali depuis 2013 avec Serval, puis Barkhane. Mais toute opération qui dure dans le temps menace de s’enliser, surtout si on n’y met pas tous les moyens et la volonté politique. La transformation de Barkhane, tout le monde l’appelait de ses vœux, mais la faire « à chaud » en la reliant aux soubresauts institutionnels de Bamako, ce fut là encore une grave erreur politique. 

Macron a mélangé et superposé deux agendas : cela peut être effectivement populaire de faire croire aux Français qu’on se retire du Mali à la veille des élections présidentielles d’avril prochain, mais cela nuit à notre crédibilité en Afrique. Pour deux bonnes raisons : réduire la voilure de Barkhane et lui donner une nouvelle mission prendra du temps et ne peut se faire du jour au lendemain si l’on ne veut pas voir le Mali s’effondrer d’un seul coup. Cette annonce du chef des armées n’est de surcroît guère élégante et respectueuse à l’égard de tous nos soldats et officiers tombés au Mali, et dont les familles peuvent légitimement avoir le sentiment qu’ils sont morts pour rien !

Des soldats français de l’opération « Barkhane » quittent leur base de Gao, au Mali, le 9 juin 2021. AP

DH. La Pandémie du Covid-19 dégrade la situation économique et sociale partout et en Afrique. Le FMI estime qu’il faudrait injecter 300 milliards de dollars en soutien aux économies africaines et la France a pris des initiatives fortes dans cette voie. Mais, en attendant, comment vivent les Maliens au jour le jour ?

BF. La priorité pour le Mali, je crois que c’est la sécurité. Mais il y a un front social évident. Après deux semaines de grève générale touchant essentiellement les fonctionnaires et mettant le Mali à l’arrêt, l’Union Nationale des Travailleurs Maliens (UNTM) a pris une décision de bon sens au lendemain du 24 mai. Le 25 mai était férié au Mali, mais dès le 26 mai tout le monde a repris le travail et la vie a repris normalement, il n’y avait plus de grève. C’est même extraordinaire. Ça ne veut pas dire que les problèmes de fond sont résolus: les bas salaires, le chômage, la corruption… Tout ça existe malheureusement au Mali et a été encore aggravé par la pandémie, car ce qui fait vivre les gens dans de nombreux pays africains comme le Mali, c’est l’économie informelle. Or, quand on ne peut plus sortir et travailler, qu’il y a le couvre-feu, c’est compliqué. Les gens qui vivent avec 1000 ou 2000 CFA par jour, s’ils n’ont plus aucune activité, ils n’ont plus rien car il n’y a ni assurance sociale ni indemnités chômage. Un emploi au Mali fait vivre au moins 10 personnes. Quand vous perdez votre emploi, c’est toute une famille qui n’a plus rien pour vivre. C’est la dure réalité à laquelle les Maliens doivent faire face. 

DH. Tu étais à Bamako lors de cette « révolution de Palais » le 24 mai pour participer au Forum de Bamako que l’on surnomme le petit « Davos » africain. En quoi consiste ce Forum et quel est son intérêt ?

BF. Le Forum de Bamako, c’est un think tank original qui existe depuis plus de 20 ans. Il a été fondé par Abdoullah Coulibaly, qui avait créé juste avant l’Institut des Hautes Études en Management (IHEM) et a toujours refusé d’être ministre. C’est vraiment l’homme qui m’a fait aimer le Mali, car il a à cœur la stabilité, la sécurité, la paix et le développement du pays. Le thème était cette année parfaitement d’actualité : “Le capital humain: les priorités pour réussir la transition au Mali”.

A ce forum, devaient venir, outre le Premier ministre Moctar Ouane, une dizaine de membres de son gouvernement, qui avaient tous accepté d’être là. Il se trouve que le gouvernement a démissionné la veille de l’ouverture du Forum. Aucun ministre n’est donc finalement venu. Seul le Premier ministre, reconduit dans ses fonctions, a relevé le défi et est venu prononcer le discours de clôture le samedi, deux jours avant cette date fatidique du 24 mai où il a été contraint de quitter le pouvoir.

DH. Quel peut-être la valeur ajoutée de ce Forum de Bamako ?

BF. Ce Forum est avant tout une « grande famille », mais ne réunit pas que des Maliens. Il réunit aussi des Africains, des Européens et même des Américains… On y rencontre des personnalités de premier rang comme mon ami Cheikh Tidiane Gadio, Vice-président de l’Assemblé nationale du Sénégal après avoir dirigé la diplomatie sénégalaise pendant 9 ans de suite sous la présidence d’Abdoulaye Wade. C’est un panafricaniste convaincu qui a créé et préside l’Institut Panafricain de Stratégie (IPS) à Dakar. Ou comme le Professeur Alioune Sall, président de l’Institut des futurs africains, qui est un sociologue de renom et de talent, qui fait la synthèse des travaux du Forum. Ces propositions et recommandations sont traditionnellement remises en main propre au président malien lors d’une réception au Palais de Koulouba à l’issue du Forum.

Comme on y rencontre des ministres, des décideurs, des intellectuels, des économistes, des jeunes pousses, ce Forum a une aura et une grande influence sur l’ensemble du Continent. Cette année, de jeunes Africains talentueux y ont été primés dans des secteurs comme la technologie, l’innovation ou le leadership féminin… L’Afrique regorge en effet de talents, mais faut-il encore les connaître et les faire connaître.

DH. N’y a-t-il pas une contradiction entre l’action militaire quotidienne contre les groupes qualifiés de djihadistes et terroristes et l’intention de la Transition de négocier avec certains de ces groupes. Quel est l’avenir à court terme ?

BF. L’avenir du Mali n’est pas rose, parce que le problème sécuritaire est loin d’être réglé. Mais ne nous payons pas de mots non plus : on ne peut faire la paix qu’avec ses ennemis !

Il faudra bien discuter avec ses ennemis, même les pires, qu’ils soient qualifiés de djihadistes, terroristes… Ce préalable lancé par Macron aux Maliens leur intimant l’ordre de « ne négocier avec personne tant que les soldats français seront là » ne tient pas la route un seul instant. Car ces discussions ont en réalité déjà commencé sous IBK, Et il y a eu des libérations d’otages, comme celle de l’ancien Premier ministre et leader de l’opposition Soumaïla Cissé et de l’otage française Sophie Pétronin, obtenues à l’évidence contre monnaie sonnante et trébuchante lors de négociations avec les ravisseurs, même si toute « rançon » a toujours été officiellement démentie par les autorités tant à Paris qu’à Bamako.

Mais le plus grave, c’est la libération de près 200. « Terroristes » en échange. Les soldats français de Barkhane, qui continuent de faire le job au Mali, ont ainsi « neutralisé » en juin un certain Abou Dardar, qui faisait partie des djihadistes libérés en octobre dernier. Là est le scandale. La France a fermé les yeux sur tout ça. Bien sûr qu’il faudra un jour parler avec des gens qui ne sont ni sympathiques ni recommandables. Comment faire autrement ?

On l’a vu aussi en Afghanistan avec les Talibans, en Somalie avec les Shebabs et au Mali avec ceux que l’on qualifie de « djihadistes », si vous en tuez un, dix autres se lèvent pour venger leur frère. Si l’on n’appréhende pas cette logique, on ne comprend rien et cette guerre contre le « terrorisme » sera sans fin. 

DH. Comment veux-tu conclure et que penses-tu de l’action humanitaire au Mali, de sa raison d’être dans un contexte si dégradé ?

Ravitaillement à Kidal, Mali, Solidarités International ©

BF. Sur le plan politique, laissons d’abord les Maliens se réconcilier et décider entre eux de la meilleure solution. Si les élections présidentielles et législatives ne se déroulent pas le 27 février prochain, ce n’est pas la fin du monde. Évidemment, pendant ce temps-là, il y a des massacres ou des tueries tous les jours depuis 8 ans et des règlements de comptes dans les villages maliens entre trafiquants ou groupes de différentes ethnies. Il y a donc une autoroute et du travail jour et nuit pour l’action humanitaire qui a besoin de gens dévoués et bénévoles, comme tu en as fait partie avec « Solidarités International ». Tous ces volontaires font un travail utile et efficace, mais il faut que celui-ci soit reconnu et respecté, qu’on ne mette pas leur vie en danger avec des fanfaronnades ou des oukases qui exacerbent sur le terrain le ressentiment anti-français. Et mettent en danger la vie des Maliens qui prennent le risque de travailler avec les Français pour une belle cause car la vie ne vaut rien dans ces pays. 

Chapeau bas à ceux qui continuent de s’engager dans l’action humanitaire : il y a tellement à faire, même si leur action ne sera jamais qu’une goutte d’eau dans cet océan de sable et de besoins. 


Qui est Bruno Fanucchi ?

Longtemps Grand reporter au « Parisien », Bruno Fanucchi parcourt depuis plus de trente ans l’Afrique et le Moyen-Orient d’Abidjan au Beyrouth, de Bamako au Cap, de Dakar à Jérusalem, Lomé ou Libreville. Spécialiste de géopolitique, il a interviewé de nombreux chefs d’État ou chefs rebelles et couvert aussi bien des élections que des sommets internationaux ou coups d’État. A Paris, il a présidé la Presse diplomatique puis l’Association des Journalistes de Défense, pour laquelle il a organisé plusieurs missions en Afrique. Allant à la rencontre des acteurs politiques ou décideurs engagés du Continent, c’est avant tout un homme de terrain : il travaille aujourd’hui pour le site économique AfricaPresse. Paris et plusieurs magazines grand public comme « Divas ».

Humanitaire : Guerres, épidémie, famine.

Retrait des troupes soviétiques d’Afghanistan le 15 février 1989.

L’Afghanistan à la croisée des chemins.

Joe Biden vient d’annoncer le retrait définitif des dernières troupes américaines le 11 septembre 2021, 20 ans après leur intervention, mais avec quel bilan ? En tout cas, ce n’est pas une victoire quand on négocie son départ avec l’ennemi. En 20 ans, selon certains experts, avec 2000 milliards de dollars de dépense, malgré la corruption et la guerre, l’Afghanistan n’est plus en 2021 ce qu’il était en 2001.

Beaucoup d’infrastructures comme les routes ont été construites, l’éducation s’est développée, le statut de la femme a évolué, les médias ont prospéré et, si des élections se sont bien tenues, elles sont compromises par des irrégularités massives et la contestation des résultats.

La guerre est pourtant toujours là jusqu’au cœur de Kaboul et 1,1 millions d’afghans sont déplacés par les combats. Moi qui aime ce pays, qui espère une solution politique de réconciliation, une sorte de « paix des braves », je crains que le fossé entre les frères ennemis ne se soit en fait approfondi. Et puis, ceux qui combattent aujourd’hui même n’ont jamais été autant armés et entrainés. Enfin, certains comme le fils du Commandant Massoud se disent prêts à prendre les armes dans leur région, comme le Panshir.

Quels seront les effets du départ des troupes américaines et des pays de l’OTAN d’ici le 11 septembre ? J’entends déjà parler d’évacuation préventive d’expatriés et notamment des français ! Je ne sais pas quelle sera la suite des événements des mois à venir, mais je sais que l’aide humanitaire est toujours indispensable.

Ce n’est pas le moment d’interrompre les secours, il faut certainement s’adapter à un changement majeur alors que les humanitaires ont pu sembler être embarqués dans la coalition occidentale au prix de leurs principes et qu’ils sont sans doute moins en symbiose avec les populations, notamment en zone rurale.

Mali, le maillon faible au Sahel !

Mohamed Bazoun, nouveau président du Niger élu démocratiquement, déclarait le 6 avril 2021 au journal Le Figaro « Il y a un recul de la démocratie en Afrique », il ajoutait « De tous les côtés, à nos frontières, nous sommes sous menace des groupes djihadistes… » et il concluait en disant « le maillon faible du dispositif est au Mali ».

Le Mali a connu un coup d’Etat de l’armée le 18 août 2020 qui a renversé le président élu Ibrahim Boubakar Keita ou IBK dont le régime vacillait face aux manifestations de rue du Mouvement du 5 juin RFP soutenu par l’influent Iman Mahmoud Dicko.

Des soldats des Forces armées maliennes (FAMA) sont chaleureusement accueillis sur la Place de l’Indépendance à Bamako, le 18 août 2020, après l’arrestation d’Ibrahim Boubacar Keïta. ©Stringer, AFP

Depuis, un gouvernement de transition s’est mis en place, avec l’accord de la CEDEAO. Il est dirigé par un Président, Bah Ndaw, un Vice-président, le colonel Assimi Goîta qui a mené le mouvement des militaires et un Premier Ministre Moctar Ouane, avec un programme de révision constitutionnel, un redécoupage territorial, la lutte contre la corruption et les « réformes dont le pays a besoin ».

Les conditions de l’aide pourraient aussi changer drastiquement alors que Joseph Borrell, haut représentant de l’Union Européenne pour les relations déclarait au Monde le 29 avril « Le mot-clé, c’est la gouvernance. Nous avons peut-être signé trop de chèques en blanc, fourni des ressources sans vérifier de quelle manière elles étaient utilisées ». Et déjà les prochaines élections présidentielles se préparent pour le printemps 2022.

Face à une guerre qui s’éternise et une sécurité qui se dégrade, depuis longtemps déjà les militaires français déclarent qu’il n’y a pas de solution militaire. Certains déclaraient que le développement ferait le reste. On n’osait pas encore dire que la solution était politique. Le coup d’Etat est venu le rappeler. Mais la situation s’est trouvée profondément modifiée depuis que le Président de la République du Mali, Ibrahim Boubakar Keita, a annoncé vouloir négocier avec les groupes armés maliens que la France combat avec le G 5 Sahel qui comprend l’armée malienne !

Position confirmée par le Premier Ministre de la transition, Moctar Ouane, qui a exprimé le souhait de son gouvernement « d’engager le dialogue avec tous les enfants du Mali, sans exclusive ». La France s’y est toujours opposée par la voix de Jean-Yves Le Drian et reste campée sur les Accords d’Alger. Qu’en résultera t-il, un repositionnement stratégique de la force Barkhane, mais avec quelles conséquences sur le terrain ? Y aura-t’-il un consensus parmi les pays du G5 Sahel, avec quelle stratégie commune et pour quel résultat recherché ? La mort du président tchadien Idriss Déby au combat vient encore affaiblir le G5 Sahel, la force Barkhane et la MINUSMA.

Que nous vaudra cette période de transition au Mali, statu quo ou changement ? En attendant, la priorité pour les humanitaires c’est toujours de répondre aux besoins grandissants d’une population sans cesse plus nombreuse affectée par les combats, le réchauffement climatique et les conséquences économiques et sociales de la pandémie de la Covid-19 alors que les prix de beaucoup de denrées alimentaires s’envolent. En Afrique de l’Ouest, 31 millions de personnes devraient tomber en situation d’insécurité alimentaire selon Chris Nikoi, directeur régional du PAM pour l’Afrique de l’Ouest.

Photo ©Neil Palmer (CIAT) /Flickr CC

Dans ce contexte, alors que la coordination de l’aide humanitaire et du développement est plus que jamais nécessaire, les humanitaires appellent les agences de développement à sursoir à l’obligation qu’elles imposent à leurs partenaires de lister les bénéficiaires de l’aide, ce qui est contraire au Droit International Humanitaires (DIH), aux principes des ONG humanitaires et à leur sécurité.

Enfin, à moyen et long terme, n’oublions pas le défi démographique. Ainsi, au Niger, en 60 ans, la population a augmenté de 600%. Peuplé aujourd’hui de 24 millions d’habitants dont la moyenne d’âge est de 15 ans, la population devrait compter 70 millions d’habitants en 2050 !

La population mondiale devrait augmenter de 2 milliards de personnes au cours des 30 prochaines années, passant de 7,7 milliards actuellement à 9,7 milliards en 2050. En Afrique subsaharienne, la population totale devrait doubler d’ici à 2050. Je crains que nous ne soyons dorénavant embarqués dans une urgence permanente qui nécessite un changement d’échelle et de rythme dans la réponse collective à ce défi majeur pour ces pays et leur population !

Des femmes au Niger préparent des champs pour la saison des pluies dans le cadre d’une initiative pour lutter contre la désertification. ©CIAT

La famine menace les victimes de la guerre et du Covid-19.

Dans cette édition vous trouverez un entretien avec Antoine Basbous sur « Le Moyen-Orient à feu et à sang » qui vient compléter mes propos et la nécessité pour l’aide humanitaire de se remobiliser. En Syrie, 24 millions de personnes ont besoin de soutien selon l’ONU, soit 4 millions de plus qu’en 2020. Au moment où l’on commémore une décennie de guerre en Syrie, alors que la monnaie a perdu près de 99% de sa valeur, les donateurs ne répondent qu’a la moitié des urgents besoins humanitaires et la situation est la même pour le Yémen !

Au Liban où la monnaie a perdu 90% de sa valeur face au dollar, alors qu’il y avait parité auparavant, 90% des réfugiés syriens vivent sous le seuil de pauvreté et 76% sont sévèrement vulnérables ! La situation est très grave. Selon l’Organisation des Nations-Unies pour l’alimentaire et l’agriculture (FAO), 45 pays ont besoin d’une aide alimentaire d’urgence cette année et 30 millions d’entre eux sont au bord de la famine.

Indice FAO des prix des produits et denrées alimentaires, 8 avril 2021. ©FAO

Comme vient de le déclarer le Secrétaire Général des Nations-Unies Antonio Gùterres « Si vous ne nourrissez pas les gens, vous nourrissez la guerre » !

La guerre revient-elle en force ?

La tendance à la conflictualité est inquiétante. Si historiquement les experts observent sur la longue durée une diminution des guerres et du nombre de victimes, en 2016 le nombre de pays en proie à des guerres et des conflits violents n’avait jamais été aussi élevé depuis 30 ans. Selon le Baromètre des conflits du Heidelberg Institute for international conflict research (hiik), en 2020, le nombre de guerres et de crises violentes est passé de 15 à 21 dans le monde.

Le rôle de l’humanitaire est d’assurer l’urgence des secours déclenchés par les guerres, les catastrophes et les épidémies. Le rôle de Défis Humanitaires est d’analyser les risques afin d’y faire face. Aujourd’hui, le risque de conflit implique de grands Etats comme la Chine qui menace Taiwan, la Russie et l’Ukraine, la Turquie dans le Caucase du sud et en méditerranée.

Cette réalité à conduit le Général Lecointre, chef d’Etat-major des armées (CEMA) a déclaré il y a quelques mois que la France se préparait dorénavant à un conflit de haute intensité impliquant des Etats. De même, à la fin de l’année dernière, le Général Graziano, président du comité militaire de l’Union Européenne, déclarait : « Les menaces n’ont jamais été aussi proche de nous ».

Conclusion.

Dans un contexte géopolitique mondial de retour des Etats et des Empires, les humanitaires doivent trouver les voies et moyens de concilier sur le terrain l’accès des secours et les souverainetés nationales qui s’affirment, y compris dans les pays les plus pauvres. Cette affirmation de souveraineté peut aussi avoir des effets positifs en termes d’appropriation des responsabilités et des initiatives de la part de ces Etats pauvres en développement qui sont les premiers responsables de leur population. Souveraineté et secours doivent aujourd’hui se concilier pour mieux répondre aux besoins vitaux des populations, c’est indispensable.

Si le pire n’est jamais sûr, il vaut toujours mieux s’y préparer pour être prêt si nécessaire. Et cela est vrai pour la pandémie de Covid-19 qui ne peut être vaincue tant que la majorité de l’humanité ne sera pas vaccinée. L’accélérateur ACT pour aider les Etats pauvres manque de financement alors que nous sommes confrontés à une menace commune, particulièrement dans ces pays où le confinement a des conséquences plus désastreuses qu’ailleurs.

Le Mali a commencé son programme de vaccination contre la Covid-19 avec la Ministre de la santé, Fanta Siby. ©UNICEF/Seyba Keïta

C’est pourquoi, nous attendons beaucoup du Sommet sur le financement des économies d’Afrique subsaharienne qui se tiendra le 18 mai à Paris et dont nous rendrons compte début juin dans la prochaine édition de Défis Humanitaires.

Face à ses menaces, l’humanitaire ne doit-il pas s’adapter pour devenir encore plus efficace, plus rapide, plus durable, plus proche des populations en danger.

Alain Boinet.


PS 1/ Dans cette édition vous trouverez aussi un article d’Antoine Vaccaro encourageant sur les tendances de la philanthropie et la générosité.

PS 2/ Je vous remercie pour votre don même modeste sur HelloAsso pour soutenir Défis Humanitaires qui en a besoin pour poursuivre et développer son action humanitaire avec vous. Merci.