L’évolution de l’humanitaire en France

2009 – 2021 : Brève histoire de l’humanitaire des ONG et de l’Etat en France, Bilan et perspectives.

En mars 2010, nous remettions à Bernard Kouchner, ministre des Affaires étrangères et ancien ministre de la santé, le rapport « Analyses et propositions sur l’action humanitaire dans les situations de crise et post-crise ».

Certains de nos collègues humanitaires nous avaient prévenu que ce rapport risquait de rejoindre un grand nombre déjà écrit enfoui dans des placards au ministère. Du côté du Quai, certains prévenaient que ce rapport risquait d’être très critique à l’égard du ministère. Alors comment procéder pour proposer une réflexion utile et convaincante ?

Ce rapport a été réalisé bénévolement et afin d’élargir notre champ d’expérience et de compétence, de challenger et de valider analyses et propositions, nous avons mis en place un comité d’experts qui rassemblait: Anne Héry (Handicap International), Kathrin Schick (VOICE), la coordination des ONG humanitaires en Europe, Philippe Ryfman, juriste et universitaire, et de François Grunewald du Groupe URD. Nous avions  rencontré plus de 120 personnes (humanitaire, diplomate, militaire, politique, institutions internationales, développement) et réalisé deux évaluations en Haïti et en République Démocratique du Congo (RDC). Notre interlocuteur au Quai d’Orsay était l’ambassadeur Régis Koetschet.

La marge de manœuvre était étroite mais nous étions convaincus que ce rapport devait remédier à  l’absence de stratégie, de moyens et le peu de partenariat existant. Pour mémoire, en 2009, le budget du Fonds d’Urgence Humanitaire du ministère des Affaires étrangères était de 12,2 millions d’euros dont 4 millions pour des projets ONG ! Notre objectif était aussi de faire entendre la voix de nos collègues dirigeants des ONG humanitaires. C’est grâce à leur soutien et à leurs propositions que nous avons pu faire avancer ce rapport qui portait pour beaucoup les attentes de notre communauté humanitaire.

Dans notre Rapport, nous avons choisi 5 grands axes de recommandations avec 42 propositions dont voici les plus significatives :

  • Création d’un cadre de concertation régulier entre les pouvoir publics et les ONG humanitaires.
  • Augmentation du budget humanitaire de l’Etat et création en complément d’un fonds post-crise qui n’existe pas alors.
  • Concevoir une stratégie humanitaire de la France dans le cadre d’une programmation pluriannuelle.
  • Participation aux instances humanitaires internationales (Union Européenne, ONU) sur la base du Consensus Européen sur l’Aide Humanitaire.

A l’époque, ce Rapport proposait rien moins qu’une évolution majeure, on pourrait même dire une disruption humanitaire pour l’Etat dont la politique à ce sujet n’avait pas bougé depuis au moins 20 ans.

Ajoutons toutefois qu’à l’époque le ministère des Affaires étrangères était en restructuration avec notamment la création d’un Centre de Crise bien équipé ainsi que la Direction Générale de la Mondialisation.

L’enjeu de la concrétisation des propositions

Peu de temps après la publication du Rapport, Bernard Kouchner quitte le Quai d’Orsay où il est brièvement remplacé par Michèle Alliot Marie puis par Alain Juppé. Il nous faut alors reprendre notre bâton de pèlerin pour promouvoir le Rapport et ses 42 propositions. Réformer l’Etat n’est pas chose simple. Un diplomate nous dira alors que chaque grande réforme à laquelle il a pu participer aura demandé 20 ans !

Nous allons nous y atteler avec la conviction que cela est indispensable et que le temps est venu. Avec le soutien moral de quelques dirigeants d’ONG, avec l’appui constant du directeur du Centre de Crise de l’époque, l’ambassadeur Serge Mostura, nous avons un long entretien avec Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères et ancien Premier ministre.

Cette rencontre sera décisive pour la suite car Alain Juppé décide alors de l’organisation d’une première Conférence Nationale Humanitaire (CNH) qui se tiendra le 16 novembre 2011. Dans la déclaration conclusive de cette Conférence, et tout est là, Alain Juppé annonce la mise en place d’un « Groupe de concertation humanitaire » réussissant pouvoirs publics et ONG humanitaires, la tenue régulière d’une Conférence Nationale Humanitaire (CNH). Enfin, il décide que la France doit se doter d’une Stratégie qui « …s’inspirerait du rapport Boinet-Miribel qui jette les bases d’une stratégie humanitaire nationale ». A partir de là, le GCH va élaborer cette première « stratégie Humanitaire de la République Française » qui sera publiée le 6 juillet 2012. C’est une immense avancée qui vient de se produire avec un véritable changement dans la prise en compte des attentes et propositions des dirigeants humanitaires. Quel changement ! Mettre tout cela en musique nous apparait comme l’étape suivante.

Alain Juppé lors de la première CNH en 2011.

La réflexion qui nous vient alors comme une évidence, c’est qu’il va falloir que les ONG humanitaires s’organisent pour faire vivre ce partenariat et être force de proposition, tant il y a du chemin à faire pour donner vie à ces nouvelles structures et engager la délicate question des ressources, tant il est vrai qu’il n’y a pas de stratégie sans moyens !

L’indispensable coordination des ONG humanitaires

Ce triptyque, Groupe de Concertation Humanitaire – Stratégie Humanitaire de la République Française et Conférence Nationale Humanitaire va naturellement modifier les relations entre les ONG humanitaires et le Quai d’Orsay dont le Centre de Crise, qui est notre interlocuteur privilégié et qui dépend directement du ministre. Il faut donc s’organiser en conséquence.

Dans ce but, avec quelques dirigeants d’ONG humanitaires, nous allons alors rejoindre la Coordination d’Agen créée par Patrick Edel, qui devient la « Coordination Humanitaire et Développement » (CHD),  l’un des collectifs fondateurs de Coordination Sud. Xavier Boutin (IECD) en devient co-président avec Alain Boinet qui est ensuite élu au Conseil d’Administration de Coordination Sud et qui devient référent de sa commission humanitaire. Dans le même temps, Benoit Miribel a pris l’initiative de créer le « Forum Espace Humanitaire » avec Philippe Ryfman et Jean-François Mattéi. Ce forum se réunit tous les 18 mois à la Fondation Mérieux à Annecy et permet une synergie entre les dirigeants humanitaires et stimule la concertation avec les pouvoirs publics.

Participants au Forum Espace Humanitaire qui réunit les organisations humanitaires.

Dorénavant, la CHD et Coordination Sud vont participer et contribuer tant à la dynamique qu’au contenu des débats que nous avons au sein du Groupe de Concertation Humanitaire qui se réunit chaque trimestre et qui regroupe une vingtaine de dirigeants d’ONG humanitaires en France. Les ONG membres du GCH sont ACTED, ACF, Bioforce, CARE, Chaine de l’Espoir, Croix Rouge Française, Groupe URD,  GRUPC, Fondation de France, Fondation Mérieux, MDM, MSF, OXFAM, PUI, Triangle Génération Humanitaire, Secours Catholique, Secours Islamique France, Solidarités International, Secours Populaire. Un maillage est donc en cours, tant côté ONG que de la part des pouvoirs publics et des acteurs humanitaires internationaux (ONU, UE) invités à la CNH et, à l’occasion, au GCH.

Des étapes pour confirmer

L’intérêt de préciser ici, dans les grandes lignes, le déroulement et les conditions de ces changements intervenus depuis 2010 à plusieurs intérêts. D’abord, partager les conditions qui ont permis ce changement qui structurent toujours nos relations avec l’Etat 10 ans plus tard. Ensuite, en tirer des leçons et des enseignements utiles ici et ailleurs. Enfin, envisager les années à venir et les prochaines échéances humanitaires.

Entre temps, suite à l’élection de François Hollande et à la mise en place d’un nouveau gouvernement, nous avons un nouveau ministre, Laurent Fabius. Si le retour en arrière ne semble guère possible, toute la question est de savoir quel sera l’état d’esprit du ministre et si nous allons continuer à aller de l’avant et progresser.

Cela va s’avérer être le cas et nous confirmer que les changements intervenus dans les relations entre les ONG humanitaires et l’Etat dénotent un nouveau regard sur le monde humanitaire ainsi qu’une évolution notable vers des relations plus contractuelles. Et le nouveau directeur du Centre de Crise et de Soutien, Didier le Bret, portera cette vision comme son prédécesseur.

CNH au ministère de l’Europe et des affaires étrangères.

La seconde Conférence Nationale Humanitaire a lieu le 31 mars 2014 en présence du ministre, et des invités à la hauteur de l’événement recherché, avec Kristalina Georgieva, commissaire européenne en charge de l’aide humanitaire et Valérie Amos, secrétaire général adjointe des Nations-Unies aux affaires humanitaires avec des invités venant d’Haïti, du Mali et de Syrie.

Parmi les thèmes traités, celui de l’adaptation des outils de la France pour plus d’efficacité vise à mettre à niveau ses capacités alors que « Ces 10 dernières années la population ayant besoin d’aide humanitaire a doublé et les montants alloués à l’aide humanitaires ont triplé » selon Valérie Amos, tout en restant insuffisants !

Laurent Fabius confirme l’engagement du Président de la République de doubler en 5 ans la part d’Aide Publique au Développement (APD) mise en œuvre par les ONG humanitaires et de développement, soit 160 millions d’euros. On est bien loin du compte et, rétrospectivement, nous voyons à quel point nous étions en retard. D’ailleurs, sous le mandat de François Hollande, et cela avait déjà commencé à la fin de la présidence Sarkozy, nous assistons à une baisse continue de l’APD.

Mais nous pouvons nous réjouir de la création, et c’est une première, d’une Loi de Programmation pour le développement et la solidarité internationale dans laquelle nous allons notamment introduire la notion de complémentarité entre aide d’urgence, reconstruction et développement. De même avec la création du « Conseil National du Développement et de la Solidarité Internationale » (CNDSI) dont Alain Boinet sera membre et qui va permettre de faire le lien avec l’humanitaire, le CICID, le GCH et les propositions du Rapport.

Entre deux Conférences (CNH), le Groupe de Concertation se réunit chaque trimestre tant pour faire un point sur les crises humanitaires que pour traiter des relations avec les grands bailleurs financiers, inviter des dirigeants des principales institutions partenaires, réaliser la revue à mi-parcours de la Stratégie humanitaire de la France. Nous avons aussi prévu une réunion au moins annuelle avec le ministre comme cela sera le cas sur la Syrie avec Laurent Fabius ou, avec Pascal Canfin, ministre délégué au développement, que nous rencontrerons régulièrement lors de la crise en Centrafrique et qui va nous inciter à inclure le changement climatique dans l’action humanitaire.

Le Sommet Humanitaire Mondial en mai 2016 stimule le Quai d’Orsay

En 2012 les Nations-Unies ont lancé un vaste débat sur les questions humanitaires. A l’issue de celui-ci, le 9 février 2016, le Secrétaire Général de l’ONU, M. Ban Ki-Moon publie un Rapport intitulé « Une seule humanité, des responsabilités partagées » pour un 1er Sommet Humanitaire Mondial (SHM) pluriacteurs qui va se tenir les 23 et 24 mai 2016 à Istanbul. Rappelons que ce Sommet a été précédé de peu par le processus dit du « Grand Bargain » qui va se trouver intégrer avec ses 10 priorités au Sommet.

Le SMH va rassembler 173 pays dont 55 chefs d’Etat, mais aucun des cinq membres du Conseil de Sécurité, 9000 participants qui prendront 1500 engagements.

C’est très logiquement que le 23 février 2016, la 3ème Conférence Nationale Humanitaire va se concentrer sur la préparation, la participation et les engagements pour Le sommet. A n’en pas douter le SMH va stimuler la dynamique engagée avec le Rapport et mettre à nouveau en évidence les limites des financements humanitaire de la France.

C’est le journal Le Monde qui titrera « La France donne dans le développement, moins dans l’humanitaire ». Effectivement, le budget de la France dédié à l’humanitaire, le FUH, qui était de 12,2 millions d’euros en 2021 et passé en 2015 à 14,5 millions ! Il faudrait certes y ajouter les budgets du Comité Interministériel à l’aide alimentaire (CIAA) et celle de la direction des organisations internationales du ministère des Affaires étrangères (NUOI) qui sont toutefois aussi très restreints.

Cette 3ème Conférence va donc mobiliser beaucoup d’énergies avec un directeur du Centre de Crise très actif, Patrice Paoli et des invités très impliqués comme Antoine Gérard, chef du secrétariat du Sommet Humanitaire Mondial, Stephen O’Brien, secrétaire général adjoint des Nations-Unies pour l’humanitaire ou encore, Christos Stylianides, commissaire européen à l’action humanitaire (ECHO).

Plus que jamais, les ONG seront mobilisées et 14 d’entre elles publieront un document d’engagement avec Coordination Sud pour le SHM. Dans les mois suivants, la France rejoindra le « Grand Bargain » avec ses 15 institutions financières humanitaires, ses 15 agences internationales et sa coordination d’ONG. A n’en pas douter ce 1er SMS va contribuer à accélérer la mise en place d’une stratégie française dotée de tous les attributs nécessaires.

Le tournant du CICID du 8 février 2017

Le Comité Interministériel de la Coopération internationale et du Développement (CICID) est l’organisme qui sous la présidence du Premier ministre définit les grandes orientations de la politique d’aide au développement de la France. Créée en 1998, il se réunit en moyenne tous les 3 ans. Le CICID du 30 novembre 2016 avait consacré en tout et pour tout, trois lignes à l’humanitaire et au Centre de Crise et de soutien, un désintérêt affligeant et un manque de lucidité sur la situation humanitaire internationale ! D’ailleurs, comme le note Coordination Sud, l’APD est passée en France de 0,45 du RNB en 2012 contre 0,38% en 2016 !

Heureusement, le CICID du 8 février 2017, sous la présidence d’Edouard Philippe, va enfin venir apporter les décisions attendues qui s’imposent. Enfin, la France déclare vouloir se préoccuper sur le plan humanitaire des crises et des fragilités. Il faut croire que le constat des effets ravageurs de la misère et des conflits, comme celui qui dévaste Moyen-Orient, comme le plaidoyer inlassable des ONG, de Coordination Sud et de la Coordination Humanitaire et Développement, ont enfin produits les effets attendus.

Pour aller à l’essentiel, le nouveau gouvernement, suite à l’élection d’Emmanuel Macron à la Présidence de la République, a décidé de porter l’APD à 0,55% du RNB en 2022 -selon une courbe ascendante. Dans ce cadre, la France consacrera 500 millions d’euros à l’action humanitaire (FUH, NUOI, CIAA) de manière progressive, au lieu de 150 millions d’euros. Enfin, l’Agence Française de Développement sera doté d’un budget annuel de 200 millions d’euros pour agir face aux vulnérabilités dans les Etats fragiles et en sortie de crise.

Il s’agit véritablement d’une disruption, d’un changement majeur dans la réponse humanitaire de la France. Nous nous souvenons de ces interlocuteurs qui depuis 30 ans nous disaient que ce n’était pas possible ! Que s’est-il passé pour que ça change à ce point ? C’est un changement d’époque et de mentalité rendu possible par un long murissement au sein de l’appareil d’Etat au contact des réalités et des acteurs humanitaires. C’est surtout une décision politique.

La 4ème Conférence Nationale Humanitaire qui se tient quelques semaines plus tard, le 22 mars 2018, est placée sous la présidence du ministre de l’Europe et des affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, qui a joué un rôle décisif pour l’obtention de ce budget humanitaire de 500 millions d’euros qui n’était pas gagné d’avance avec le ministère des finances ! Pour cette CNH, et pour la première fois, une rencontre est organisée entre – une dizaine de parlementaires et les dirigeants des ONG.

Le ministre Jean-Yves Le Drian à la tribune de la 4ème CNH le 22 mai 2018.

Une nouvelle stratégie Humanitaire de la République Française pour la période 2018-2022 a été élaborée dans le cadre du Groupe de Concertation Humanitaire (GCH). Soyons précis. Il ne s’agit pas de la stratégie des ONG qui ont chacune la leur, mais bien de celle de la France à laquelle les humanitaires ont été invités à contribuer et à valider. Partant de la précédente stratégie (2012-2017), celle-ci est plus compète et s’actualise en s’inscrivant-dans la dynamique du SHM et du CICID.

Depuis la remise de notre Rapport au ministre en mars 2010, notre engagement n’a eu qu’une signification, que la France prenne toute sa part dans la réponse aux besoins humanitaires des populations en danger dans les situations de conflit et de catastrophe. Et cela est d’une grande actualité. Que l’on juge. Le nombre de réfugiés et déplacés est passé de 39,5 millions en 2006 à 65,6 millions en 2016. Les catastrophes ont touché 124 millions de personnes en 2012 et 204 millions en 2016. Selon les Nations-Unies (OCHA/BCAH), le nombre de personnes nécessitant des secours s’est accru de 61,7 millions en 2012 à 135,7 millions en 2018. Mais, comme on va le voir, d’autres épreuves nous attendent !

En route pour la 5ème Conférence Nationale Humanitaire

Entre temps, le Groupe de Concertation Humanitaire continue de se réunir chaque trimestre au ministère de l’Europe et des affaires étrangères sous la présidence de son directeur actuel, Eric Chevallier. Y sont abordés autant les crises humanitaires, qu’il s’agisse de la Syrie, du Yémen, des Rohyngias au Myanmar et au Bangladesh, du Sahel, de la RCA tout autant que des relations avec la Commission Européenne et ECHO ou des Agences des Nations-Unies qui sont des partenaires majeurs.

Le GCH traite également de toutes les questions administratives auxquelles les acteurs humanitaires sont confrontés et parfois entravées dans leur action. Cela est de plus en plus les cas des difficultés rencontrées par les ONG humanitaires pour transférer des fonds pour leurs programmes de secours du fait des lois antiterroristes qui contraignent les banques à des mesures draconiennes.

A l’initiative de Thierry Mauricet co-président de la CHD et directeur général de PUI, un groupe de travail est mis en place pour aborder directement ce sujet avec les pouvoirs publics et les banques afin de trouver des solutions satisfaisantes à la mise en œuvre des secours.

C’est alors que venu de Chine le Coronavirus se propage dans le monde entier et va devenir cette pandémie mondiale aux conséquences catastrophiques, tant sur le plan de la santé et des victimes du virus que par les conséquences économiques et sociales. A partir de mars 2020 et pour de longs mois, les acteurs humanitaires sont alors confrontés à l’interruption du transport aérien, ce qui a pour conséquences de paralyser l’envoi d’experts humanitaires et de fret dans de nombreux pays en difficulté.

 A côté du dispositif mis en place par le Programme Alimentaire Mondial (PAM), 9 ONG françaises membres du Réseau Logistique Humanitaire (RLH) vont en partenariat avec Bioport et avec le soutien du CDCS et d’ECHO, mettre en place un pont aérien qui va transporter 1208 passagers et 785 tonnes de produits et matériels à l’aide de 42 vols directs vers les pays les plus urgents à desservir. Plus de 108 organisations représentant 22 nationalités vont bénéficier de ce pont aérien humanitaire. Encore une fois, l’humanitaire innove et se réinvente dans l’urgence. La leçon va être retenue quant à la valeur ajoutée de la mutualisation des capacités pour gagner en efficacité et sera l’un des sujets à l’ordre du jour de la 5ème CNH.  Sur ce plan, il est à noter que Bioport a été un précurseur de la mutualisation de la logistique humanitaire avec la création de sa plateforme dédiée en 1994 à l’aéroport de Lyon.

Mais un nouveau drame va venir endeuiller la communauté humanitaire et reposer la question de la sécurité des humanitaires et de leur accès aux populations en danger. Le 8 août 2020, 7 membres de l’ONG ACTED dont un nigérien et 6 français sont assassinés à moins d’une heure de Niamey au Niger par un commando de l’Etat islamique au Sahel.

Le Président de la République décide alors de soulever la question de la sécurité des humanitaires et de l’impunité des agresseurs et des réunions ont alors lieu à l’Elysée avec les ONG humanitaires. Au mois de septembre, lors de l’Assemblée Générale des Nations-Unies à New-York, Emmanuel Macron déclare : « C’est pourquoi avec les ONG françaises, avec nos partenaires internationaux, nous construisons une initiative pour assurer l’effectivité de droit international, la protection du personnel humanitaire et la lutte contre l’impunité ».

Réunion du Président de la République à l’Elysée avec Coordination Sud et les ONG.

La pandémie du Coronavirus et ses conséquences multiples et durables, la question de l’accès des populations en danger aux secours d’urgence et des transferts bancaires, la sécurité des humanitaires qui font face à une recrudescence des agressions en 2019, tout cela concoure à renforcer la volonté collective au sein du GCH d’organiser une nouvelle conférence qui devra se tenir à distance.

La 5ème Conférence Nationale Humanitaire, 17 décembre 2020

Cette Conférence a pris une nouvelle dimension du fait de la présence du Président de la République, Emmanuel Macron, ce qui est une première, et par le nombre d’engagements qu’il a pris pour l’humanitaire.

Il faut ici souligner la dynamique partenariale portée par le comité de pilotage ONG-CDCS et le GCH qui a préparé le programme des tables rondes et les invités, l’implication de nombreux parlementaires dont Hervé Berville, Fabien Gouttefarde et Bérengère Poletti. Toutes les ONG humanitaires étaient présentes dans les tables rondes et Philippe Jahshan, président de Coordination Sud, a participé à la séance conclusive avec le Président de la Républiques, le ministre de l’Europe et des affaires étrangères et d’autres invités dont Mme Nadia Murad, Prix Nobel de la Paix 2018 et Runa Khan de Friendship.

En conclusion, le Président de la République, a pris 17 engagements notamment sur les transferts bancaires, les risques pénaux des humanitaires du fait des loi antiterroristes, la lutte contre l’impunité, le respect du Droit International Humanitaire (DIH) en présence de Janez Lenarcic, Commissaire européen pour l’humanitaire, Peter Maurer, président du CICR, de James Lowcock, SG adjoint aux affaires humanitaires des Nations-Unies, David Beasley, directeur exécutif du PAM et du directeur du CDCS, Eric Chevallier. Tout au long de sa présidence de Coordination Sud, Philippe Jahshan, a joué un rôle actif positif et fédérateur avec le soutien actif de Rachid Lalhou, vice président et, par ailleurs, président du Secours Islamique France.

Le Président de la République durant la 5ème CNH le 17 décembre 2020.

Avec cette conférence, un nouveau stade d’engagement et de partenariat a indéniablement été franchi. Après la mise en place des structures (GCH, CNH, SHRF), après les moyens budgétaires, voilà 17 engagements pris au plus haut niveau qui sont d’ores et déjà suivi au niveau interministériel et dans le cadre du GCH et de groupes de travail mixte Etat-ONG.

Cet article est essentiellement consacré aux relations entre l’Etat et les ONG humanitaires en France depuis 2010. Mais, par ailleurs, Les ONG agissent avec leur propre stratégie et moyens, elles sont membres de coordinations d’ONG. Elles coopèrent aussi avec les diverses institutions, au niveau national, européen et international, pour financer des projets d’aide, lancer des campagnes de plaidoyer et s’associer à des initiatives collectives. Pendant longtemps, la France n’était pas un partenaire majeur de l’aide humanitaire internationale comparé à ses responsabilités internationales, au sein de l’Union Européenne et au Conseil de sécurité des Nations-Unies. C’est maintenant le cas et la communauté humanitaire peut s’en féliciter après plus de 10 ans d’efforts ininterrompus.

Et maintenant ?

Va-t-on s’arrêter là, que reste t’-il à faire, quel sera l’impact de la prochaine Loi de Programmation pour le développement, quelles perspectives pour la prochaine version de la Stratégie Humanitaire de la République Françaises 2023-2027 ?

Dans l’immédiat, la priorité c’est bien de réaliser les engagements qui ont été pris. Il y a d’une part  l’objectif des 500 millions d’euros pour l’humanitaire chaque année à partir de 2022, contre 150 millions d’euros en 2018, et il y a d’autre part les divers chantiers énumérés plus hauts (transfert bancaire, DIH et contreterrorisme, climat et environnement, etc…). Pour éviter toute confusion, rappelons que ce budget de 500 ME est réparti entre le FUH, NUOI et le CIAA dans la proportion nous dit-on d’un tiers pour chaque programme. Nous y reviendrons plus loin.

Depuis 2017, le budget du Fonds d’Urgence Humanitaire qui est l’instrument financier du CDCS n’a cessé d’augmenter comme le tableau ci-dessous le montre. Pour 2020 et 2021, les chiffres communiqués par le CDCS correspondent à un budget total exécuté de 126 millions d’euros pour le FUH, contre 92 millions en 2019. Pour 2021, le directeur du Centre de Crise et de Soutien annonce une enveloppe de 110 millions d’euros en loi de finance initiale alors que celle-ci était de 72,3 ME l’année précédente, auxquels s’est ajouté en cours d’année 53,7 ME de crédits additionnels pour la Syrie et le Moyen-Orient.

 Le directeur du CDCS a souhaité que le Fonds d’Urgence Humanitaire fasse l’objet d’une évaluation interministérielle, avec la participation active de la communauté humanitaire. Benoit Miribel a été invité à assurer la présidence de ce Comité d’Evaluation du FUH pour la période 2012-2018. On peut y voir un clin d’œil par rapport à notre Rapport qui était très critique sur le manque de moyens du FUH à l’époque. Bien entendu, beaucoup reste à faire et les moyens manquent encore vu les besoins humanitaires aujourd’hui. Mais on note qu’à chaque fois que les acteurs humanitaires élèvent leur niveau de réflexion et de propositions, leurs interlocuteurs au sein des pouvoirs publics répondent présents. Il faut saluer l’engagement de tous les directeurs du Centre de Crise qui se sont succédés depuis Serge Mostura, puis Didier Le Bret, Patrice Paoli jusqu’à Eric Chevallier aujourd’hui qui était d’ailleurs présent aux côtés du ministre Bernard Kouchner, lorsque notre mission a été décidé en 2009.

L’objectif est donc d’atteindre 500 ME l’année prochaine, dont au moins un tiers pour le CDCS, soit environ 170 ME. A ce stade, il nous faut s’interroger sur la répartition en 3 tiers entre CDCS, NUOI et CIAA. En 2017, le budget du CDCS a été de 49 ME et celui du CIAA de 7,586 ME. Si nous sommes convaincus de l’utilité de l’aide alimentaire délivré par le CIAA, particulièrement dans le moment présent, est-il pour autant nécessaire de passer d’un budget de 7,586 ME à 170 ME. Il nous semble pour le moins que la répartition de ces 500 ME pourrait donner lieu à une réflexion stratégique.

Concernant la trajectoire portant sur la totalité des 500 ME, Le directeur du CDCS, Eric Chevallier, indique dans son interview avec Défis Humanitaires que l’on est passé en Loi de finance initiale de 150 ME en 2018, à 287 ME en 2020, puis à 330 ME en 2021 avec objectif de monter à 500 ME d’euros en 2022.

Naturellement, l’augmentation du budget humanitaire de l’Etat sur cette période implique un renforcement des capacités de mise en œuvre pour le CDCS dont nous savons combien il est sollicité et souvent même débordé, sachant qu’il est aussi en charge de la sécurité des Français à l’étranger. L’enjeu de ce renforcement est tout à la fois de maintenir le même niveau de réactivité, de flexibilité et de souplesse face aux urgences qui se succèdent, que de renforcer les capacités de suivi, de traitement, de maîtrise, de concertation avec les partenaires et la représentation extérieure.

Au-delà du budget, il y a 16 autres chantiers tout aussi essentiels à divers titres. Le 4 mars, lors d’une réunion exceptionnelle du Groupe de Concertation Humanitaire, une présentation complète a été faîte du plan d’action interministériel pour la mise en œuvre des engagements pris par le Président de la République lors de la 5ème CNH en présence à haut niveau de tous les ministères concernés. Sans prétendre être exhaustifs, retenons particulièrement :

  • La création d’un groupe de travail paritaire sur le lien humanitaire-climat et environnement.
  • L’étude de dispositif de dérogation au cas par cas pour motif humanitaire face aux risques des lois antiterroristes.
  • L’organisation d’une conférence internationale humanitaire fin 2021 selon un format paritaire entre Etats membres de l’ONU et ONG.
  • La création possible d’un Comité de pilotage tripartite Etat, ONG et Banques.
  • La diffusion prochaine d’une circulaire du Garde des Sceaux aux Parquets pour les sensibiliser à la spécificité des organisations humanitaires confrontées aux Lois antiterroristes dans les zones de conflit.

Le rôle du Groupe de Concertation Humanitaire sera donc de suivre l’ensemble des travaux relatifs aux 17 engagements avec pour objectif de les avoir atteints d’ici 2022 tout en ouvrant le chantier de la prochaine version 2023-2027 de la Stratégie Humanitaire de la République Française.

Conclusion

L’objectif même de notre Rapport est identique à celui de l’action humanitaire qui est de sauver des vies et de mobiliser pour cela les ressources, les capacités pour y parvenir. Les budgets, les structures, les stratégies sont dédiées à cette finalité ultime.

La pandémie de la Covid 19 provoque des millions de victimes dans le monde, ses conséquences économiques et sociales sont souvent désastreuses pour les pays les plus démunis et les populations les plus vulnérables, tout particulièrement dans les situations de conflit et de catastrophe.

Or, les chiffres sont sans appel. En 2020, les Nations-Unies ont lancé un appel humanitaire à hauteur de 29 milliards de dollars pour secourir avec leurs partenaires 168 millions de personnes en danger dans le monde. En 2021, l’appel de l’ONU concerne 235 millions de personnes pour un appel à l’aide d’un montant de 35 milliards de dollars.

Il s’agit d’une augmentation de 40% d’une année à l’autre « presque entièrement liée au coronavirus » selon Mark Lowcock, secrétaire général adjoint de l’ONU pour l’assistance humanitaire. « La pandémie de Covid-19 menace de déclencher une autre pandémie, celle de la faim » confirme David Beasley, directeur exécutif du Programme Alimentaire Mondial (PAM).

Selon la FENAGRI (Fédération Nationale de l’Agroalimentaire) le cours du blé a augmenté de 45% depuis avril 2020, celui du maïs de 77% et celui du sucre de 89% ! Pour la FAO (Organisation des Nations-Unies pour l’alimentation et l’agriculture), 45 pays auront besoin d’une aide alimentaire.

D’autres tendances doivent nous alerter et nous conduire à agir en conséquence. Si le nombre de victimes des guerres n’a cessé de diminuer depuis 1946, on observe aujourd’hui une recrudescence des conflits. En 2016, le nombre de pays en proie à des conflits violents n’avait jamais été aussi élevé depuis près de 30 ans.  Le nombre de réfugiés et de déplacés qui était de l’ordre de 40 millions dans les années 2000 a atteint le nombre de 80 millions à la fin 2019.

C’est à cela que nous avons à faire face maintenant. Bien sûr, les progrès réalisés depuis notre Rapport de mars 2010 sont considérables et il faut ici saluer ces changements et l’esprit de concertation. Mais, comme l’a dit très justement le Président de la République, Emmanuel Macron, lors de son intervention en conclusion de la 5ème CNH à propos de sa décision de porter à 500 millions d’euros la contribution humanitaire de la France, « C’est un rattrapage ».

Nous sommes convaincus de la nécessité d’aller plus loin à l’avenir. Et les marges de manœuvre existent. La France est le 5ème contributeur mondial pour le montant de l’Aide Publique au Développement (APD), ce dont elle peut s’honorer. En 2019, elle a y a contribué pour un montant de 10,877 milliards d’euros. Mais, sur ce montant, elle a consacré seulement 2% de son aide bilatérale à l’aide humanitaire, alors que la moyenne des pays de l’OCDE est de 14% ! L’Allemagne y a consacré 10% de son APD, la Grande Bretagne 13%, l’Union Européenne 12% et les Etats-Unis 15%.

Il nous semble aussi que la France doit moderniser son aide internationale et consacrer de 10 à 15% de son APD à l’aide humanitaire qui répond à des besoins urgents dans les pays les plus fragiles, de l’urgence au développement en passant par les phases de reconstruction/stabilisation. Bien sûr, cela concerne tout autant les ONG de développement. De manière complémentaire, il y a la question du pourcentage d’APD mis en œuvre par les ONG. Dans une note récente de Coordination Sud présidé maintenant par Olivier Bruyeron il est indiqué que la part transitant par les ONG serait de 3,7% contre une moyenne de 19% parmi 23 pays de l’Union Européenne. Là aussi, il serait pertinent que les ONG soient responsables de mettre en œuvre un milliard d’euros de l’APD française. Il y a là une opportunité de synergie avec ce que les ONG apportent en propre de fonds privés, de proximité avec les populations, d’innovation, d’engagement et de capacités de sensibilisation de l’opinion publique.

Face à ces évolutions et tous les enjeux qui doivent être relevés, nous appelons à l’engagement des jeunes dirigeants humanitaires pour qu’ils puissent s’impliquer dans la poursuite de ce dialogue exigeant mais constructif avec nos partenaires du ministère de l’Europe et des affaires étrangères et du Centre de Crise et de Soutien. Nous l’avons vu, plus nous élevons notre niveau de réflexion et d’implication, plus le partenariat se renforce au bénéfice d’un intérêt commun, dans le respect des distinctions propres à la nature de chacun. Comment va se bâtir et s’animer le débat entre les pouvoirs publics et les dirigeants humanitaires dans les prochaines années ? Nous en serons maintenant des observateurs avisés, toujours disponibles pour la nouvelle génération qui va porter cette mission.

Benoit Miribel, Alain Boinet.


Qui sont Benoit Miribel et Alain Boinet ?

Biographie de Benoit Miribel

 

 

 

Biographie d’Alain Boinet

Au secours des Arméniens

Mission d’information menée par Bernard Kouchner, ancien ministre et co-fondateur de MSF et MDM, Patrice Franceschi, écrivain et ancien président de la Société des explorateurs français et Alain Boinet, président de Défis Humanitaires et fondateur de Solidarités International à l’invitation de la Fondation Aurora.

Carnet de bord. J’ai participé à cette mission d’information à titre personnel et mes propos n’engagent que moi. Je souhaite qu’ils puissent être utiles aux humanitaires et aux autres acteurs concernés.

Alain Boinet.

Soldat russe à l’un des barrages dans le corridor de Latchine ©P.Franceschi

Les soldats russes nous arrêtent et nous demandent nos visas. Ceux-ci sont indispensables pour emprunter le corridor de Latchine pour rejoindre à 7 h de route d’Erevan, capitale de l’Arménie, l’Artsack, encore appelé Haut Karabagh.

Nous sommes là avec Bernard Kouchner, ancien ministre des Affaires étrangères et de la santé, Patrice Franceschi, écrivain et ancien président de la Société des explorateurs français et moi-même, invités par la Fondation Aurora avec Nicola, Yanna et Narine qui pilotent cette mission d’information sur les divers aspects de la situation suite à la guerre de 44 jours commencée le 27 septembre 2020 en Artsack ou Haut-Karabagh, entre arméniens et azéris. Celle-ci a pris fin le 9 novembre 2020 par un accord conclu par la Russie qui a mis fin à la guerre.

Aux barrages qui jalonnent la route, les russes sont bien équipés avec des blindés et retranchés dans leurs bases fortifiées le long de ce corridor qui est maintenant la seule porte d’entrée et de sortie avec l’Artsack encerclé par l’armée azerbaidjanaise.

Démineurs de Halo-Trust à l’action autour de Stephanakert et plan de déminage des bombes à sous munitions ©A.Boinet

Dans les environs immédiats de Stepanakert, capitale de l’Artsack, que les azéris ont pilonnés avec des bombes à sous munition[1], de larges étendues et des localités sont polluées par des engins explosifs disséminées ici et là.

Nous rejoignons une équipe de l’ONG Halo-Trust spécialisée dans le déminage et qui doit nettoyer un quadrilatère de 800 m2. D’autres équipes opèrent ailleurs et une de leur voiture a récemment sauté sur une mine anti-char tuant sur le coup ses 4 occupants. Une dizaine d’hommes ratissent un jardin, côte à côte, avec leur appareil de détection sonore. Ils avancent prudemment, signalent avec des piquets de couleur les engins explosifs dans l’herbe qui sont ensuite désamorcés puis détruits. Cela est vital, tant ces engins peuvent tuer ou mutiler à tout moment durant des années tout en paralysant la reprise des activités.

En fin de journée, lors d’un dîner avec Ashot Ghulyan et Davit Babayan, ministre des Affaires étrangères de ce petit territoire non reconnu et auto proclamé, derrière les propos nous sentons bien le poids de la défaite, de l’encerclement, de l’isolement, de l’incertitude en l’avenir mais aussi d’une détermination farouche à rester vivre sur leur terre ancestrale. Un rien provoquant, il nous interpelle. Ceux qui disent être avec nous doivent nous soutenir. Et nous sentons bien que ce message s’adresse aussi à l’Arménie.

Rééducation des handicapés de guerre au « Lady Cox Reabilitation Centre » soutenu par la Fondation Aurora. A droite, Bernard Kouchner et le directeur du Centre de réhabilitation. ©A.Boinet

Le lendemain, dans les bâtiments du centre « The Lady Cox réhabilitation center », nous découvrons des jeunes gens blessés durant les combats et handicapés. Ils ne peuvent pas se tenir debout, marcher ou s’assoir, uriner. Plus ou moins paralysés pour la vie, des kinésithérapeutes les aident à réhabiliter les fonctions vitales permettant de regagner autonomie, motricité, souplesse et de la force. Les visages sont graves et concentrés sur l’effort et la douleur. Bernard Kouchner et le directeur du Centre font le point sur les besoins d’aide du centre que la Fondation Aurora  [2] soutient et pour les projets d’extension de celui-ci.

Ces handicapés, retrouveront-ils leur motricité pour reprendre un jour un travail et pouvoir faire vivre une famille ? Il y a aussi des enfants, des civils, des autistes qui sont suivis depuis longtemps. Ils sont plus d’un millier à bénéficier des soins de ce centre, le seul existant en Artsack au moment où les besoins de soins ont explosé.

Collège n°10 bombardé et fermé en Artsack ©Nelly

On parle ici comme à Erevan de 5000 tués coté arménien. Un responsable de la représentation de l’Union Européenne en Arménie évoque devant nous les chiffres de 3500 morts arméniens dont 99% de soldats et de 500 à 700 corps restant à identifier. La majorité d’entre eux étaient des volontaires, des étudiants notamment.  Le nombre de blessés parait difficile à évaluer à ce jour. Et puis, il y a des disparus et des prisonniers dont le CICR [3] s’occupe activement conformément à son mandat. Côté azéri, il y aurait 2800 morts et 50 disparus, sans compter les djihadistes syriens venus combattre avec le soutien des autorités turques.

Dans cette nouvelle guerre [4], les arméniens aurait perdu au moins 70% du territoire de l’Artsack d’une superficie de 11.400 km, chassant les populations et perdant les ressources économiques correspondantes. Peuplé à l’origine de 150.000 habitants, 40.000 seraient encore aujourd’hui déplacés, principalement en Arménie. Le Résident coordinateur des Nations-Unies en Arménie, Shombi Sharp, évoquera lors d’un déjeuner que nous avons avec lui le chiffre officiel de 22.500 en admettant qu’ils seraient peut-être autour de 30.000. Beaucoup de maisons, d’écoles ont aussi été détruites comme ce collège n° 10 de Stepanakert rendu inutilisable.

Beaucoup d’arméniens de l’Artsack se sont exilés fuyant leurs villages et les villes comme Shusi, capitale culturelle, en perdant environ 1500 monuments de leur patrimoine historique sur 4000 au total. Une priorité parmi les plus urgentes est bien la construction de maisons et logements pour accueillir ses familles déplacées de force, puis de leur fournir un emploi. Les conséquences de la guerre sont nombreuses et fragilisent la population dans de nombreux domaines : services de santé, emplois, agriculture, sécurité, électricité. Il ne fait pas de doute qu’après cette guerre, la population de l’Artsack est fragilisée et qu’elle ne pourra pas faire face seule sans une aide extérieure dans la durée.

A la sortie nord de Stepanakert, sur la route d’Asteran, nous découvrons sur le sommet d’une colline le symbole de cette république auto-proclamée. C’est une immense statue de couleur ocre qui représente les visages d’un homme et d’une femme qui, selon la tradition, déclarent « Nous sommes nos montagnes ». La montagne est partout ici dans cette partie du Caucase du sud.

Devant le monument symbole de l’Artsack « Nous sommes nos montagnes » ©A.Boinet

La visite du Centre du Centre culturel Charles Aznavour et du Centre francophone Paul Eluard s’impose comme une évidence. C’est un lieu d’expression culturelle exceptionnel dans ce climat d’anxiété. Un chœur de femmes et d’hommes chante merveilleusement en arménien comme si leurs voix s’élevaient de cette terre. De jeunes danseuses s’appliquent à répéter ensemble le meilleur de ce qu’elles ont appris. Un orchestre de jazz époustouflant nous transporte dans l’ambiance musicale de Ray Charles et de Duke Ellington.

Des jeunes filles, apprenant le français avec Nelly, leur professeur, chantent une chanson aussi vibrante qu’émouvante : « Tes beaux jours renaîtront encore, après l’hiver, après l’enfer, poussera l’arbre de vie, pour toi Arménie ». Nelly, leur jeune professeur, nous raconte. Ma mère a travaillé il y a longtemps ici avec MSF. Elle m’a encouragé à apprendre le français et je suis maintenant professeur de cette langue qui nous rend proches de vous. Même si le russe est une langue obligatoire du cursus scolaire car la Russie est proche et l’Arménie a été une République de l’URSS durant plus de 70 ans (1920-1991).

Dîner officiel avec le jeune ministre de la santé, ancien médecin militaire, Michael Hayriyan qui nous informe qu’un site officiel va être créée pour répertorier tous les besoins de la population afin de faciliter l’aide et sa coordination. Comme il est de coutume dans cette région du Caucase, il lève son verre pour un toast « La guerre est cruelle, mais nous sommes optimistes » dit-il. Nous trinquons, les français disent « santé » et les arméniens « kenas », c’est-à-dire « la vie » ! Bernard Kouchner lève son verre et lui répond « Nous sommes là pour cela, kenas ».

Infirmières en formation au Collège médical de Stephanakert ©A.Boinet

Avant de repartir pour Erevan à 7h de route, nous visitons le Collège médical ou l’on forme en 3 ans des infirmières et infirmiers parmi lesquels des étudiants déplacés venant des territoires repris par l’armée d’Azerbaïdjan. Au retour, de nouveau les 6 ou 7 check point russes où les contrôles sont aussi attentifs qu’a l’aller.

Au fond, nous avons eu de la chance, car pour passer, il faut un visa délivré par la représentation de la «République d’Artsack » à Erevan avec l’accord des russes et, dit-on, de celui des azéris dans le cas des étrangers. Il n’en est pas de même à ce moment-là pour MSF-France dont les staffs arméniens peuvent encore passer, mais plus les expatriés. Evidemment, cette interdiction d’accès est contraire aux règles du Droit International Humanitaire qui fait obligation aux parties au conflit de laisser passer l’aide humanitaire. De même, les autorités azérie ont refusé l’autorisation à deux sections de MSF de venir soigner en Azerbaïdjan !

Alors que nous roulons vers Erevan au milieu des montagnes enneigées, nous apprenons par les médias que le Premier Ministre, Nikol Pachinian, dénonce une tentative de Coup d’Etat par l’armée. Les effets de la défaite militaire se répercutent sur la scène politique arménienne !

Au retour à Erevan, les réunions et les visites se succèdent à un rythme soutenu. Réunion à la faculté de médecine avec le recteur et 120 étudiants sur le thème « Gestion de crise au niveau global et régional ». Bernard Kouchner est fait docteur Honoris Causa et plaide pour la solidarité entre arméniens. Patrice Franceschi fait un parallèle entre la situation en Artsack et le combat des kurdes de Syrie. De mon côté, je présente l’action humanitaire internationale, ses principes, son action et les besoins identifiées en Artsack.

Etudiants de l’UFAR tués en Artsack et minute de silence de notre délégation avec l’Ambassadeur de France et le recteur ©A.Boinet

Une réunion à l’Université Française en Arménie (UFAR) est particulièrement intéressante et émouvante.   L’UFAR [5] que nous présente son recteur, Bertrand Venard, réunit aujourd’hui 1400 étudiants entre la licence et le doctorat. En partenariat avec les Universités françaises de Lyon III et Toulouse III, elle délivre des diplômes arméniens et français. Elle a maintenant un grand projet de développement pour 2000 étudiants sur un nouveau campus de 12.000 m2. L’Ambassadeur de France, Jonathan Lacôte, présente Bernard Kouchner de manière chaleureuse en rappelant l’importance à l’époque des résolutions des Nations-Unies (43-131 et 45-100) que le ministre a porté pour l’accès aux victimes avec le juriste Mario Bettati. Bernard Kouchner souligne alors que ces résolutions avaient précisément pour objectif de faire de la victime un sujet de droit international.

Puis, nous faisons une minute de silence pour les étudiants de l’UFAR, dont les photos ornent le mur d’entrée. Tous volontaires dont certains, environ un quart, faisaient leur service militaire. Ils sont morts au combat cet automne en Artsack. Ils étaient 22 volontaires, 10 sont morts et 3 ont été blessés. C’est autant de pères et de mères, de frères et de sœurs, de familles et d’amis meurtris.

C’est avec ce souvenir poignant que nous avons une audience avec le Président de la République, Armen Sarkissian, malgré les manifestations de rue pro ou anti Premier Ministre et l’épreuve de force qui guette avec l’armée dont quarante officiers supérieurs ont demandé le départ de Nikol Pachinian après la défaite dont les uns et les autres se rejettent mutuellement la responsabilité.

Le dîner qui suivra avec le ministre des Affaires étrangères, Ara Aivazian, en présence de l’Ambassadeur de France, sera plus géopolitique et l’occasion de célébrer l’anniversaire de l’établissement de relations diplomatiques entre la République d’Arménie et la République Française signée au nom de notre pays par Bernard Kouchner le 24 février 1992.

Conclusion.

A l’issue de cette mission d’information et de solidarité, on ne peut pas dire qu’il s’agit en Artsack d’urgence humanitaire au sens de ce que nous connaissons au Yémen, en Syrie ou en Centrafrique. La comparaison serait plutôt avec la Roumanie, après la révolution de décembre 1989, ou avec la Bosnie Herzégovine.

Dans les limites de temps que nous avons eu, il apparaît qu’il y a des besoins réels dans le domaine de la santé, des équipements médicaux et particulièrement de la réhabilitation des handicapés de guerre. D’autre part, il y a beaucoup à faire en matière de construction, principalement de maisons et de logements pour accueillir les familles déplacées, comme nous avons pu le faire par le passé à Sarajevo, sachant qu’il y a sur place les entreprises compétentes. Un autre domaine est celui de la francophonie très vivante et de la culture en général, du livre et des équipements audio-visuels. Il y a certainement des Fondations, comme le fait très bien la Fondation Aurora, des ONG, des hôpitaux, des institutions culturelles, des organisations professionnelles, des entreprises qui peuvent contribuer à répondre à ces besoins maintenant.

J’aimerai partager ici une réflexion sur l’aide humanitaire dont les principes sont notamment la neutralité, l’impartialité et l’indépendance qui stipule avec justesse que l’aide doit être délivrée sur la seule base des besoins vitaux des populations sans autre critère de sélection et ceci est vrai pour les populations arméniennes et azéries.

Mais il y a par ailleurs un critère à considérer qui est celui des populations les plus menacées et qui sont minoritaires du fait de leur appartenance ethnique ou religieuse dans un environnement hostile. Et l’on peut alors penser aux tutsis, aux Yézidis, aux Rohingyas, aux Ouigours, aux Kurdes, aux arméniens d’Artsack et d’autres encore. Les humanitaires doivent aussi prendre en compte ce facteur de risque objectif, de vulnérabilité dans la durée pour secourir ces populations avec une attention adaptée. Comment oublier que les arméniens ont été victimes du premier génocide au début du XX siècle (1915-1920) perpétré par les autorités turques responsables à l’époque de la mort de plus d’un million d’êtres humains.

Je ne suis pas un expert de cette région du Caucase et de l’Arménie, mais j’ai une certaine expérience des situations de crise depuis 40 ans. Si l’on voulait stabiliser l’Artsack, peut-être faudrait-il engager une négociation délimitant les territoires des uns et des autres. On l’a bien fait lors des Accords de Dayton signés à Paris pour régler la question territoriale entre Serbes, Croates et bosniaques en Bosnie Herzégovine. Un rattachement à l’Arménie, déjà demandé par le passé, pourrait être une solution si les populations en sont d’accord. Pourquoi pas pour l’Artsack dont l’Assemblée Nationale et le Sénat ont en France récemment appelé à la reconnaissance.

En Artsack, ce que l’on ressent d’abord, c’est le sentiment d’insécurité pour le présent comme pour l’avenir. Face à cette insécurité, la meilleure réponse est toujours la solidarité, la nôtre.

Alain Boinet.

Nous sommes heureux de vous adresser la 50ème édition de Défis Humanitaires publiée depuis 3 ans. Cette année, nous avons plusieurs projets de développement du site et nous avons besoin de votre soutien pour poursuivre notre mission d’information et de réflexion au service de l’action humanitaire. Vous pouvez y participer personnellement par un don sur la plate-forme HelloAsso. Je vous remercie par avance de votre soutien pour ce projet qui vous est destiné.

Pour en savoir plus sur la situation humanitaire en Arménie:

Consultez le plan d’intervention inter-institutions des Nations-Unies pour l’Arménie

Témoignage d’Olivier Faure au retour de l’Artsack. Nous publions ce document juste et fort comme nous le ferions pour tout autre responsable politique témoignant de la situation en Artsack.

www.genocide-museum.am

Vidéo de notre visite en Artsack publiée par la fondation Aurora

Vidéo de notre visite en Arménie publiée par la fondation Aurora

Article publié par le site d’information francophone en Arménie : Le courrier d’Erevan


[1] La bombe à sous-munitions (BASM) est un conteneur transportant de nombreux projectiles qui frappent un espace étendu. Certains des projectiles n’explosent pas et restent dangereux. Des organisations humanitaires comme Handicap International/Humanité et Inclusion et la Croix Rouge dénoncent depuis longtemps ce type d’armement. Un traité a été adopté par plus d’une centaine de pays, dont la France, pour les interdire et les détruire.

[2]   Fondation Aurora – auroraprize.com.

[3] Le Comité International de la Croix Rouge (CICR) dont le siège est à Genève est en charge notamment de visiter les prisonniers avec l’accord de ceux qui les détiennent et de rechercher les disparus.

[4] Nouvelle guerre. Une première guerre a eu lieu entre arméniens et azéris entre 1992 et 1994 à l’occasion de laquelle les arméniens ont pris le contrôle de territoires majoritairement azéri forçant ceux-ci à l’exil. Cette nouvelle guerre permet aux azéris de reprendre le contrôle de 7 districts. Pour mieux comprendre cette situation, se reporter aux sites spécialisés à ce sujet.

[5] UFAR : http://www.ufar.am