
Ibuka signifie « souviens-toi » en kinyarwanda, la langue des rwandais. Souvenons-nous, il y a 27 ans, le 7 avril 1994, débutait le génocide des tutsis rwandais qui a tué 800.000 d’entre eux sous les coups de machette des Interahamwe, sinistre milice hutu.
Avant et après ce drame, il y eut beaucoup de développeurs et d’humanitaires au pays des « mille collines ». J’étais sur place en mai 1994 avec Solidarités International du fait du génocide, parce que l’on ne pouvait pas ne pas y aller secourir. Nous ne connaissions pas grand-chose de ce beau pays qui sombrait brutalement en enfer, pas plus que de la politique de la France, de l’ONU et d’autres pays.
Peu d’humanitaires ont été des témoins directs des massacres et beaucoup ont alors quittés le Rwanda impuissants, tout comme la presque totalité des forces de la Mission des Nations-Unies au Rwanda (MINUAR) au pire moment ! Il y eut cependant quelques organisations et individus exemplaires dont le CICR, le père Blanchard, Marc Vaiter, d’autres encore. Souvenons-nous également de la campagne de MSF d’alors : « On ne soigne pas un génocide avec des médecins » qui reste à méditer.
Il y a eu alors l’Opération militaire française « Turquoise » sous mandat des Nations-Unis, venu pour « protéger les civils et permettre l’aide humanitaire ». C’est la victoire militaire du Front Patriotique Rwandais tutsis, dirigé par Paul Kagamé, qui mettra un terme à cette guerre-génocide avec un pays fracturé, 800.000 tutsis massacrés, des millions de déplacés et réfugiés, les infrastructures détruites et des prisons pleines.
Le Rapport de Vincent Duclert et de sa commission de recherche est sans appel. La France a des responsabilités lourdes et accablantes mais n’a pas été complice du génocide. Il évoque « la cécité et l’indigence de l’analyse politique » et l’incapacité intellectuelle et cognitive d’un petit groupe d’hommes déconnectés, de penser la préparation du génocide malgré les alertes au sommet de l’Etat.
Comme l’a dit justement le Président de la République française, Emmanuel Macron, au Mémorial de Gisozi à Kigali le 27 mai 2021 « Seuls ceux qui ont traversé la nuit peuvent peut-être pardonner, nous faire le don alors de nous pardonner ». Enfin, après 27 ans, est venu la reconnaissance d’une lourde responsabilité politique comme préalable à l’apaisement des mémoires et à toute coopération future.
Dans cet éditorial, j’aurai pu éviter de parler du génocide tant il y a d’embuches à l’évoquer. Au contraire, c’est à nouveau le moment de se souvenir. Comme beaucoup d’autres humanitaires, je suis venu secourir les rescapés au Rwanda et je me demande si nous avons bien pris alors la mesure du génocide, dans son intention, son organisation et son ampleur. Certes, nous n’étions pour la plupart pas présents sur les lieux des massacres et nous étions alors trop absorbés par la tâche à remplir.

J’en ai tiré une leçon simple. La mission des humanitaire est de secourir pour sauver des vies. Mais il n’est pas interdit de chercher à comprendre pourquoi des vies sont fauchées. Au nom du principe d’impartialité, je n’invite pas à faire autre chose que de l’humanitaire alors que nous ne parvenons déjà pas à faire tout ce qu’il faut.
Mais, être lucide doit nous permettre de ne pas être instrumentalisé et surtout d’être plus proche et utiles aux victimes. Je me souviens que, comme tant d’autres acteurs humanitaires, avec Solidarités International nous avons entre 1994 et 2000 reconstruit et relancé des centres de nutrition à Kibuye, nous avons distribué avec nos camions des centaines de milliers de briques pour reconstruire dispensaires, hôpitaux et autres bâtiments du service public, nous avons évacué des blessés et des enfants perdus à Kibeho, nous avons nourri des centaines de milliers de déplacés à Gikongoro, simplement parce que la souffrance des autres n’est pas supportable et pour tenter de sauver des vies. IBUKA.
Afghanistan.
Encore et toujours, depuis 42 ans, la guerre est le quotidien de plusieurs générations d’afghans depuis que les Soviétiques et les communistes afghans ont enclenché un conflit sans fin. Aujourd’hui, 20 ans après leur intervention, suite à la destruction du Word Trade Center le 11 septembre 2001, les dernières troupes américaines vont quitter l’Afghanistan d’ici le 11 septembre 2021. C’est une page de l’histoire afghane qui se tourne avant qu’une autre ne suive. Elle a déjà commencé.
Le temps du bilan de ces 20 ans viendra bientôt, mais là aussi il n’est pas inutile de se poser au préalable quelques questions. Car, après la plus longue guerre des Etats-Unis, après 2000 milliards de dollars dépensés, après avoir mobilisé jusqu’à 130.000 soldats de l’OTAN dont 90.000 américain, quel est le bilan, ou en sommes-nous. On est tenté de dire, tout cela pour ça !

Comment avoir pu penser fin 2001, après la retraite des talibans de Kaboul et de Kunduz, que ceux-ci avaient définitivement perdu et disparu. Comment avoir pu croire qu’ils n’avaient pas de base sociale et de soutien dans la population. Il faut n’avoir jamais mis les pieds dans les campagnes du sud ou de l’est afghans pour être aveugle à ce point.
Là aussi, comme pour le Rwanda, je pourrai éviter ce sujet sensible. Mais là aussi, j’ai trop été le témoin d’erreurs de jugement, d’aveuglement et même de propagande et d’infox, de « fake news » pour ne pas penser que ces erreurs d’analyse ou de parti pris ne sont pas une partie du problème et de l’échec politique à trouver une alternative négociée mettant un terme à une guerre sans fin.
Il semble clair aujourd’hui que l’erreur originelle est de ne pas avoir invité les Talibans à participer aux Accords de Bonn le 5 décembre 2001, alors que tous les partis et factions afghanes étaient présents et parmi ceux-ci nombre de participants étaient autant sinon plus radicaux que les Talibans eux-mêmes, sans parler de certains chefs de guerre criminels bien connus. Les Accords de Bonn avaient deux objectifs principaux dont la réconciliation entre afghans ! On mesure bien aujourd’hui combien les inviter était au fond central. A l’époque, les Talibans étaient affaiblis et certains d’entre eux auraient pu initier un mouvement de ralliement au processus.
Je dis cela alors que j’ai des amis afghans dans tous les camps en lutte entre eux et parce que cette guerre sans fin, qui désespère tous les amis de l’Afghanistan, est un échec collectif, tant pour les afghans que pour leurs alliés respectifs. Mon propos ici est simplement de rappeler que l’on ne fait pas la paix avec ses amis, mais avec ses ennemis.

Je souhaite ici conclure provisoirement en citant Louis Gautier, directeur de la chaire « grands enjeux stratégiques contemporains » de la Sorbonne. « L’échec des opérations extérieures découle toujours d’erreurs d’appréciation sur les finalités politiques de l’action militaire ». Et aussi : « Si l’intervention ne parvient pas à créer les conditions d’un compromis entre belligérants et s’éternise, l’échec est assuré. Eléments d’une solution, on se retrouve partie du problème. Comme en Irak et en Afghanistan, le retrait des forces étrangères devient alors la clef du règlement négocié ».
Il n’y a plus qu’à espérer un règlement négocié entre afghans sans oublier tout de même l’autre hypothèse qui est la poursuite de la guerre. Avec quelles conséquences ? Dans tous les cas, les humanitaires doivent se préparer à s’adapter en étant avant tout très proche des populations, de leurs besoins et de leurs attentes, de leur implication et de leur mode de vie.
Arménie-Artsakh.
Comment peut-on comprendre les arméniens, si l’on oublie le génocide dont ils ont été victimes pour plus d’un million d’entre eux, il y a plus d’un siècle. Génocide décidé et exécuté par le gouvernement turc de l’époque qui, aujourd’hui encore avec Recep Tayyip Erdogan, continue d’en nier l’existence même. Nier le génocide, n’est-ce pas au fond nier les arméniens et leur pays.
C’est certainement ce à quoi pensaient les arméniens quand, brusquement, l’Azerbaïdjan a lancé le 27 septembre 2020 une vaste offensive militaire contre le territoire du Haut-Karabagh, appelé aujourd’hui Artsakh, avec le soutien actif des turcs et de djihadistes syriens. C’est un fait avéré.

L’Artsakh, c’est ce petit territoire peuplé d’arméniens depuis si longtemps, avec ses monastères du 12e siècle, et qui après avoir été rattaché à l’Arménie en a été détaché par Staline en 1923 pour mieux diviser pour régner. Les décisions territoriales de Staline sont-elles encore force de loi internationale aujourd’hui face à l’histoire et au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
Dire cela, ce n’est pas nier les droits des azéris ni les souffrances qu’ils ont aussi endurées. J’en ai personnellement rencontré à Bakou, des paysans chassés de ces terres, et vivant misérablement dans des taudis. C’est juste considérer que l’on ne peut pas aujourd’hui nier un peuple sur un territoire ancestral, malgré les lignes de fracture, comme dans les Balkans. Aujourd’hui, les russes qui ont négocié un cessez-le-feu et un accord temporaire, assurent une paix fragile avec leur force de maintien de la paix.
Alors, cette guerre perdue par les arméniens est-elle vraiment terminée. Rien n’est moins sûr alors que les incidents se multiplient le long de la ligne de démarcation. Rien de moins sûr alors que le président azéri, Ilham Aliev, a déclaré qu’Erevan, la capitale de l’Arménie, le lac Sevan et la province arménienne de Sunik étaient « des terres azerbaidjanaises historiques » !
Dans l’immédiat, sur le petit territoire de l’Artsakh ou vivent 150.000 arméniens, encerclés et reliés à l’Arménie par le cordon ombilical de Latchin, l’avenir est tellement incertain.
Certes, pour les humanitaires, ce n’est pas une urgence comme en Syrie, au Sahel ou en RCA, mais plutôt comme nous l’avons connu en Roumanie après la révolution en 1989 ou encore en Bosnie après la guerre en 1995.

Il est nécessaire et possible de soutenir les arméniens de l’Artsakh comme nous avons pu le constater sur place: déminage, réhabilitation des handicapés, constructions de maisons pour les familles chassées de leurs villages, éducation, soutien aux hôpitaux. Cela a commencé, cela doit s’amplifier pour ne pas désespérer de la solidarité avec ceux qui se sentent bien seuls dans leurs montagnes là-bas ! Comme en témoignent Elina, Arminé, Alina, Mariam avec « Les lettres arméniennes de l’Artsakh » que nous publions dans cette édition.
Conclusion provisoire.
Comme le savent les lectrices et lecteurs de Défis Humanitaires, si l’un de nos objectifs est de promouvoir l’humanitaire, un autre est d’établir les raisons géopolitiques des conflits et les liens avec l’humanitaire et, la dernière, de chercher à identifier les grands défis. Cette chronique humanitaire et géopolitique le montre bien.
Comme humanitaire, je dis aux humanitaires, préservez vos principes d’humanité, d’impartialité et d’indépendance qui constituent les conditions mêmes d’une aide humanitaire possible dans les conflits.
Comme observateur de ces conflits et des relations internationale, je crois que pour être proche des populations que l’on secoure, il faut comprendre les racines de ces conflits afin d’être plus lucide, efficace, en sécurité et de ne pas être instrumentalisé.
Nous avons souvent constaté comment “l’indigence de l’analyse politique” pouvait déclencher ou alimenter le pire. Raison de plus pour l’éviter à notre échelle dans l’action humanitaire.
Si cet article, comme d’autres dans cette édition, peut vous être utile, il peut surement l’être aussi à vos relations avec lesquelles vous pouvez le partager.
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Alain Boinet.
Président de Défis Humanitaires.
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