
Il est 4 h du matin à Kiev quand les sirènes d’alarme lancinantes retentissent sur la ville endormie. Dans la chambre d’hôtel, un haut-parleur nous invite à descendre dans l’abri sous-terrain.
Le lendemain matin, je suis à l’hôpital Okhmadyt sur lequel un missile russe s’est abattu il y a quelques jours, le 8 juillet. Sergii Nagoriansky, conseiller du directeur, nous fait visiter cet hôpital pédiatrique de référence, l’équivalent de l’hôpital Necker à Paris.
Il témoigne « Ce jour-là un des missiles a détruit le bâtiment de dialyse. Au milieu des flammes et de la fumée, les parents des enfants hospitalisés, des voisins ont immédiatement commencé les opérations de sauvetage avec Victor Liashko, ministre de la santé, arrivé sur place ».
L’hôpital 0khmadyt comprend 16 bâtiments dont un a été détruit et 5 autres endommagés. 300 personnes ont été blessés dont 90 enfants immédiatement évacués vers d’autres hôpitaux dont les enfants en cours d’opération. Le grand père d’un enfant a été tué ainsi qu’une jeune infirmière, Svitlana Loukyantchyk, 29 ans. Depuis le 24 février 2024, ces bombardements sont quotidiens et peuvent frapper à tout moment et partout.

Sur la fameuse place Maïdan, au centre de Kiev, il y a une forêt de drapeaux et de photos de soldats tués au front depuis 2014. Maïdan, la place où tout a commencé en 2014 avec un mouvement d’opposition massif au pouvoir pro Russe en place.
Vidéo Alain Boinet place Maïdan à Kiev.
Il y a quelques jours, j’étais à Lviv, ville près de la frontière polonaise. C’est là que nous avons découvert par hasard dans une bibliothèque, sur la place centrale du Rynek, des civils qui fabriquaient des filets de camouflage pour les soldats sur le front. Dans l’église voisine, des centaines de photos de soldats tués témoignent que c’est toute une société qui est en deuil et que chaque famille est confrontée à une guerre qui dure maintenant depuis 10 ans !

Lundi 26 août 2024, ce sont encore 200 missiles et drones qui se sont abattus sur Kiev et sur une quinzaine de régions, détruisant notamment des centrales thermiques et hydroélectriques. Sans électricité, ce sont les pompes à eau qui s’arrêtent, il n’y a plus d’eau courante, plus d’évacuation des eaux usées. L’Ukraine a déjà vu détruire 27 gigawatts de sa capacité de production, il ne lui reste que 9 GW alors que la demande sera de 18 GW cet hiver.
L’aide humanitaire est plus que jamais d’actualité dans un pays de 43 millions d’habitants qui selon OCHA compte 6,5 millions de réfugiés, 3,548 millions de déplacés et qui a vu le retour de 4,5 millions de personnes qui nécessitent d’être accompagnées pour se réinstaller souvent ailleurs que chez elles.
Aujourd’hui, la guerre fait rage à l’est du pays qui concentre 70% des forces militaires en présence et où les Russes ne cessent d’avancer pour s’emparer de la ville de Pokrovsk qui compte 60.000 habitants. Leur objectif est de prendre le contrôle complet des territoires de Donetsk et de Louhansk ainsi que de Kherson et Zaporijjia dont ils ont déjà déclaré le rattachement à la Russie. Au moment où j’écris ces lignes, la population est invitée à évacuer Pokrovsk dont les Russes ne sont plus qu’a une poignée de kilomètres.
L’offensive surprise réussie de l’armée Ukrainienne dans la région de Koursk en Russie même, qui a pris de cours l’armée de Moscou le 6 août, sera-t-elle suffisante pour soulager le front principal de Donetsk ou va-t-elle constituer un nouveau front ? Cette action d’éclat qui a pris tout le monde de court aura-t-elle des conséquences sur les fameuses « lignes rouges » relatives à l’emploi des armes occidentales en Russie et sur les menaces de riposte du Kremlin ?

A Lviv, j’ai rencontré le chef de mission de Première Urgence Internationale (PUI), Nicolas Ben-Oliel, qui est en Ukraine depuis plus de deux ans, ainsi qu’Iryna, Ukrainienne, coordinatrice à Lviv. Première Urgence Internationale est présente depuis 2015 avec 200 personnes réparties sur quatre bases à Lviv, Dnipro, Kharkiv et Kiev.
L’association est particulièrement engagée dans le domaine de la santé, notamment la santé mentale et la protection tout en menant des projets d’aide en argent, de réhabilitation d’abris, de produits de première nécessité non alimentaire. Première Urgence Internationale coordonne un consortium d’ONG (Solidarités International, Action Contre la Faim, Triangle Génération Humanitaire, Handicap International) pour un montant de 100 millions de dollars sur 27 mois.
En Ukraine, il y a environ 600 ONG à l’oeuvre, principalement ukrainiennes, et plus d’une centaine d’entre elles, moitié ukrainienne moitié internationale, sont membres d’une plate-forme de coordination piloté par un comité de 5 ONG dont PUI. Nicolas constate une diminution drastique des financements humanitaires alors que les besoins d’urgence sont toujours bien là, notamment pour les hôpitaux, tout en constatant une forte augmentation des mécanismes de financement structurel concernant l’Etat et des entreprises.
Avec une longue expérience d’une quinzaine d’années dans l’aide humanitaire, Nicolas est engagé avec l’Equipe Humanitaire Pays (Humanitarian Country Team) en lien avec les clusters des Nations-Unies afin d’améliorer les mécanismes de coordination de la réponse humanitaire à l’échelon local (Area Bases Coordination). Une autre préoccupation majeure est celle du chauffage et de l’électricité pour les populations durant l’hiver qui est rude ici avec des températures pouvant chuter à moins 20 degrés dans les mois à venir.

Priorité partagée par Mathieu Nabot, directeur pays en Ukraine pour l’ONG Solidarités International. Mathieu et son équipe se préparent depuis des mois pour les distributions de moyens de chauffage dès le mois d’octobre.
Solidarités International est engagée depuis mars 2022 en Ukraine, en particulier dans les domaines de l’eau et l’assainissement ainsi que des abris à partir de ses bases à Mykolaïv, Dnipro, Kharkiv et Kiev avec 110 personnes sur le terrain. Comme Nicolas, Mathieu constate une forte diminution des financements humanitaires alors que la guerre se poursuit, que des populations sont sous les bombes et doivent être évacuées. C’est le rôle que s’est fixé un Groupe de Travail et de témoignage (Advocacy Working Group) dans le cadre de la Plateforme des ONG pour remobiliser les institutions qui financent l’aide humanitaire.
Simultanément, Solidarités International est engagé dans un important programme de type Nexus coordonnant urgence, reconstruction et développement avec le Centre de Crise et de Soutien (CDCS) du ministère français de l’Europe et des Affaires étrangères, l’Agence Française de Développement (AFD) et la Fondation VEOLIA et son cabinet d’ingénierie, avec une forte composante formation dans le domaine de l’eau et de l’assainissement.
Ce qui anime manifestement Mathieu, c’est la volonté de poursuivre une aide humanitaire au plus près des lignes de front, de concrétiser le Nexus et de se recentrer de plus en plus sur une approche géographique intégrée et qualitative.

En Ukraine, j’ai rencontré un grand nombre d’habitants me disant « Nous vous remercions beaucoup pour votre aide. Mais nous avons besoin d’un surcroit de soutien pour nous en sortir ». Et l’aide humanitaire n’échappe pas à cet espoir. En effet, selon OCHA, si l’appel des Nations-Unies pour l’Ukraine a été de 3,1 milliards de dollars pour secourir cette année 8,5 millions d’Ukrainiens sur 15 millions ayant besoin d’aide, celui-ci n’a recueilli que 28% de la somme nécessaire à la fin juin ! Comment agir efficacement avec si peu de prévisibilité au moment même où tous les acteurs humanitaires engagés constatent une diminution drastique des moyens indispensables pour secourir les populations victimes d’une guerre de grande intensité. Un sursaut est nécessaire pour sauver toutes les vies menacées possibles.
Je voudrai conclure en partageant avec vous une réflexion qui s’inscrit dans le temps de l’histoire. Je m’exprime ici à titre personnel sur la base de faits historiques. En Ukraine comme en Pologne, dans les pays Baltes comme dans les autres pays jadis occupés par l’Union Soviétique durant près de 50 ans, l’état d’esprit des populations n’est pas celui des opinions publiques des pays situés à l’ouest du continent européen, comme la France.
En Pologne on pense toujours au Pacte Ribbentrop-Molotov qui vit Hitler et Staline en 1939 envahir, se partager et supprimer un pays et martyriser un peuple. Il faut visiter le musée de l’Insurrection de Varsovie du 1 août 1944 et le musée Juif pour le ressentir quasi physiquement.
En Ukraine, la famine organisée par Staline en 1932-1933 qui tua délibérément des millions d’Ukrainiens est toujours présente à l’esprit des survivants des générations suivantes. L’histoire d’aujourd’hui est pour ces populations la suite de cette histoire passée qu’elles ne veulent pas voir se reproduire. Aujourd’hui, en Ukraine, nous atteignons un possible point de bascule décisif pour l’Ukraine et pour ses alliés, singulièrement pour les pays de l’Europe.
Au moment où nous fêtons le 80ème anniversaire du débarquement de Normandie, du débarquement de Provence, la libération de Paris le 25 août 1944, il est nécessaire de se remémorer cette histoire que nous partageons avec les peuples d’Europe centrale et orientale avec lesquels nous partageons un destin commun.
Au moment de quitter l’Ukraine, je reçois le message d’une ONG qui m’a inscrit sur sa liste d’alerte : Attention, décollage de deux avions Tupolev 95 de la base aérienne d’Engels. Arrivée sur la ligne de tir des missiles entre 4h30 et 5h du matin. Puis nouveau message à 4h05 : « Tir de missiles des Tupolev 95 plus tôt que prévu. Restez dans les abris jusqu’à la fin de l’alerte ».
Alain Boinet.
Vidéo Alain Boinet place Maïdan à Kiev.
PS 1/ Je remercie tous ceux qui nous apporté leur aide pour ce reportage en Ukraine.
PS 2/ Merci de votre soutien (faireundon) à Défis Humanitaires.
Alain Boinet est le président de l’association Défis Humanitaires qui publie la Revue en ligne www.defishumanitaires.com. Il est le fondateur de l’association humanitaire Solidarités International dont il a été directeur général durant 35 ans. Par ailleurs, il est membre du Groupe de Concertation Humanitaire auprès du Centre de Crise et de Soutien du ministère de l’Europe et des affaires étrangères, membre du Conseil d’administration de Solidarités International, du Partenariat Français pour l’eau (PFE), de la Fondation Véolia, du Think Tank (re)sources. Il continue de se rendre sur le terrain (Syrie du nord-est, Haut-Karabagh/Artsakh et Arménie) et de témoigner dans les médias.
Je vous invite à lire ces article publiés dans l’édition :
Santé, une nouvelle initiative pour la mobilisation des acteurs en faveur des hôpitaux
Soudan : le bord du précipice ?
Le barrage de la discorde du Nil : Entre la renaissance et la ruine
