Quelle protection pour les humanitaires ? Après l’assassinat d’humanitaires au Niger.

Article publié par Alain Boinet dans Droit et pratique de l’action humanitaire en octobre 2019. Les chiffres viennent d’être mis à jour dans le paragraphe 15 bis suite à la publication du “Aid Worker Security Report 2020″.

Pour citer cet article, merci d’indiquer : « Mise en cause et protection des travailleurs humanitaires », 2019, in. Droit et pratique de l’action humanitaire, M. Eudes, P. Ryfman, S. Szurek (dir.), Paris, LGDJ, coll. Traités, pp.887-895.

Vous retrouverez également, sur Défis Humanitaires, l’interview de P. Ryfman, suite à la sortie de l’ouvrage.


Mise en cause et protection des travailleurs humanitaires

1. Pour les humanitaires, l’action s’impose comme un devoir de secours à personne en danger, du fait d’une guerre ou d’une catastrophe, en répondant à des besoins humains vitaux qui sont boire, manger, être abrité et soigné. Si cette action a des racines anciennes, les années 80 constituèrent un moment de rupture par rapport au système de l’époque et aux Nations Unies, illustré par le débat sur le devoir d’ingérence humanitaire auquel a succédé – à partir de prémisses largement différentes – la Responsabilité de Protéger (R2P). Aujourd’hui, non seulement l’aide humanitaire a vocation à se déployer partout ou presque, mais et elle s’est considérablement développée avec des effectifs en personnels qui se comptent en centaines de milliers et un budget de plusieurs dizaines de milliards de dollars. Tout cela ne va naturellement pas sans risque.

2. Le philosophe Max Weber a pour l’essentiel bien posé la problématique : « … toute activité orientée selon l’éthique peut être subordonnée à deux maximes totalement différentes et irréductiblement opposées. Elle peut s’orienter selon l’éthique de responsabilité ou selon l’éthique de conviction » (M. Weber, Le savant et le politique, Paris, Plon, 10/18, 1995). Si l’action humanitaire est un devoir qui relève de l’éthique de conviction, sa mise en œuvre dans des contextes d’insécurité génère des risques multiples, notamment pour le personnel humanitaire, dont les organisations doivent assumer la responsabilité. C’est pour cette même raison que les acteurs de l’aide ont – depuis longtemps – fixé des règles essentielles à l’égard des populations secourues ainsi que des structures sociales et publiques. Elles consistent d’une part à ne pas se substituer et d’autre part à ne pas nuire. Tout l’enjeu consiste à équilibrer ces deux éthiques de conviction et de responsabilité, face à l’insécurité pour les populations mais aussi pour les humanitaires.

Section 1 – Insécurité des situations de crise et insécurité liée aux crises

1. — Crises et insécurité

3. Agir dans un pays en guerre génère automatiquement des risques provoqués par la violence, sous toutes ses formes, pour les travailleurs humanitaires secourant des populations elles-mêmes victimes du conflit, le plus souvent dans des pays pauvres disposant de peu de services répondant aux besoins vitaux. Historiquement, cette aide a commencé dans les années 80 par une assistance aux blessés et malades qui étaient dépourvus de soins, et elle s’est ensuite élargie aux autres besoins primaires que sont l’eau et l’assainissement, l’alimentation, les produits de première nécessité ou les abris.

Ces nouveaux acteurs humanitaires ont, en effet, généralisé aux populations civiles l’idée fondatrice d’Henry Dunant, créateur de la Croix Rouge, du devoir de soigner tous les blessés des champs de bataille comme en témoigne son ouvrage pionnier sur la bataille de Solferino le 24 juin 1859 (H. Dunant, Un souvenir de Solférino, Genève, Imprimerie Jules-Guillaume Fick, 1862, 115 p.).

4. Depuis, l’action humanitaire internationale est caractérisée par l’accélération croissante de son développement, due tant à l’augmentation des besoins qu’à celle des capacités des organisations, qu’il s’agisse d’ONG, des organisations de la famille Croix Rouge dont le CICR, des Nations Unies, des États et des divers bailleurs qui les financent. Or, l’augmentation du nombre de travailleurs présents sur les zones de crise accroît automatiquement le nombre d’incidents les affectant, et donc les besoins en sécurité et en protection.

5. Cette croissance continue de l’aide est la résultante de la multiplication des conflits et des catastrophes. Ainsi, si l’on recensait 278 conflits armés en 2006, on en dénombrait 402 en 2016. Si, jusqu’au début des années 90, on dénombrait moins de 300 catastrophes par an, on en comptabilise plus de 500 chaque année depuis le début des années 2000 (ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, Stratégie humanitaire de la République Française, 2018-2022). Et, du fait d’une démographie en hausse constante, en Afrique principalement, le nombre des victimes est toujours plus élevé. Enfin, un dernier paramètre l’illustre bien, celui de l’augmentation des budgets qui lui sont dédiés : 2 milliards de dollars en 2006, 16 milliards en 2012, 27,3 milliards en 2016 (MEAE, SHRF). Plus d’aide humanitaire implique forcément plus de personnels pour sa mise en œuvre à un moment où, de surcroît, les crises se prolongent comme c’est le cas (en 2019) en Afghanistan depuis près de quarante ans ou en RDC depuis plus de vingt En moyenne, aujourd’hui, 69% des crises ont une durée supérieure à dix ans. Non seulement donc, plus d’aide humanitaire en volume et dans le temps entraine mécaniquement plus d’expatriés et de nationaux exposés aux risques de ces crises, mais davantage problématique encore, la radicalisation et le fanatisme menacent son existence même dans certains territoires.

2. — Diversité des contextes et des risques

6. On distingue habituellement les guerres interétatiques des guerres civiles, ces dernières étant de loin les plus nombreuses. Ces conflits intra étatiques opposent généralement des groupes armés sur des bases ethniques, et/ou religieuses, dans des pays le plus souvent pauvres avec une gouvernance faible, inexistante et/ou partisane. Dans ces contextes chaotiques, l’enjeu pour les humanitaires est d’accéder à toutes les populations en danger, d’être autonome sur le plan opérationnel afin d’être efficace et de délivrer des secours de diverses natures qui – soulignons-le – ont aussi une valeur marchande pour les belligérants. Il s’agit alors pour une mission humanitaire de pouvoir secourir des populations dans des territoires aux mains de factions opposées, de traverser des lignes de front en passant des barrages, tenus par des miliciens, plus ou moins contrôlés. C’est ce que l’on qualifie par le terme « espace humanitaire ». Le plus souvent, le chaos règne dans ces zones et génère des risques multiples. Ceux-ci vont du simple banditisme à l’opportunité pour un groupe armé de s’emparer de véhicules 4X4, de matériels de transmission tels que des téléphones satellites, d’argent. Outre les biens, ces agressions peuvent facilement déraper à l’encontre de personnes physiques et se transformer en menaces, violences physiques, et viols.

7. Mais le changement majeur intervenu en la matièrerésulte de l’apparition dans l’espace arabo-musulman d’organisations comme Al Qaida et Daech. De manière générale, celles-ci ne considèrent pas les organisations humanitaires comme étant neutres, impartiales et indépendantes mais, bien au contraire, comme des organisations occidentales et les traitent en adversaires. D’où une montée en puissance considérable des risques et de leur nature, comme on a pu dramatiquement le constater lors de la décapitation d’un volontaire humanitaire (de l’ONG ACTED), David Haines, par Daech à Raqqa en Syrie en septembre 2014. De même, ces groupes pratiquent la prise d’otages pour financer leurs activités et obtenir des gains politiques.

Dès lors, les acteurs humanitaires doivent s’efforcer de poursuivre leur mission dans ces zones, en mesurant les risques encourus. Des solutions pragmatiques sont envisageables. C’est ainsi qu’au Mali, quand les groupes djihadistes (Aqmi, Mujao, Ansar Dine, …) contrôlaient le nord du pays en 2012, certaines ONG humanitaires internationales ont pu opérer avec des équipes uniquement maliennes (issues des populations habitant la région) et/ou des ONG maliennes, tout en étant en contact avec ces groupes. Lesquels avaient besoin de ces organisations pour répondre aux besoins de base de la population, après le départ des services publics.

8. Dans le cas de catastrophe naturelle ou provoquée par l’homme, les risques sont moindres, encore que ceux de vol et de pillage sont également présents. Parfois, ces catastrophes se produisent dans des pays en conflit comme au Sri,Lanka lors du tsunami de décembre 2004 ou encore en Haïti, après le tremblement de terre de janvier 2010, dans un contexte d’instabilité politique chronique et de haut niveau de banditisme lourdement armé.

9. Enfin, une catégorie particulière de risques concerne ceux liés aux interventions humanitaires en contexte d’épidémie. Ici l’exemple d’Ebola est emblématique. La formation préalable, les protocoles de sécurité à l’intérieur des centres de traitement, où les malades doivent être mis en quarantaine, sont extrêmement contraignants du fait de la virulence du virus, tout comme le protocole de suivi au retour des personnels internationaux, en raison de la période d’incubation de celui-ci. Il existe bien d’autres maladies, dont certaines peuvent être mortelles ou incapacitantes : le choléra, le paludisme, les hépatites, etc. Sans même parler des accidents de voiture et de transports qui représentent une cause importante de blessures ainsi que de décès.

Section 2 – Évolution ou détérioration de la sécurité

1. — Chiffres et analyses

10. Un sentiment largement partagé est que l’action humanitaire est devenue plus dangereuse et que le nombre d’incidents ne cesse d’augmenter. Cette hypothèse semble validée par les Nations Unies. Ainsi dans une résolution 2175 du Conseil de sécurité du 29 août 2014 il est fait état « (…) d’une augmentation des actes de violence perpétrés (…) contre le personnel national et international des organisations humanitaires (…) ». De même, le Conseil dans la résolution 2286 du 3 mai 2016, stipule que « (…) les agents humanitaires (…) sont de plus en plus souvent la cibles d’actes de violence (…) violence contre les blessés et les malades, le personnel médical et les agents humanitaires »

Pour autant, il n’est pas interdit de questionner les chiffres publiés à ce sujet.  Le mécanisme de référence dans ce domaine est le « Aid Worker Security Database » (AWSD), crée en 2005,qui recense tous les incidents intervenus depuis 1997. Il est composé de quelques consultants qui collectent des données secondaires dans les médias et auprès des organisations humanitaires et de sécurité. Il convient également de citer l’INSO (International NGO Safety Organisation) qui est une initiative caritative présente actuellement dans une dizaine de pays avec des équipes assez nombreuses en lien avec les acteurs humanitaires. Enfin les Nations Unies ont développé leur propre outil de mesure depuis 2004, l’UNDSS (United Nations Department of Safety and Security).

Pour distinguer les deux organismes, on peut considérer que l’AWSD apporte une vision plutôt globale et l’INSO une représentation précise pour chaque pays couvert.

11. Nous nous référerons ici aux données de l’AWSD pour évaluer l’éventuelle dégradation de la sécurité.

Selon celles-ci, entre 1997 et 2017, le nombre d’humanitaires blessés, kidnappés ou tués lors d’une mission a été multiplié par 4. Le pic de l’année 2013 est représentatif de l’explosion de la violence armée en Syrie et en Afghanistan. La déduction logique conclut à une forte augmentation de l’insécurité.  Néanmoins ces chiffres doivent être compris en valeur absolue et non en valeur relative. En effet, entre 1997 et 2005, l’effectif des humanitaires présents sur le terrain a augmenté de 77%, passant de 136 204 à 241 654 personnes (A. STODDART, Providing Aid in Insecure Environment, Rapport 2006, p. 8). En 2017, selon le Rapport 2018 de The State of Humanitarian System (SOHS) (P. KNOX CLARKE, ALNAP. The State Of The Humanitarian System Report 2018. ALNAP, 2018, p.102), il y aurait environ 570 000 travailleurs humanitaires employés (dont un peu plus de 50 000 expatriés) par les organisations humanitaires dans leurs actions de terrain. Soit une augmentation de 27% par rapport aux chiffres du rapport SOHS 2015 qui affichait 450 000 travailleurs humanitaires.

12. C’est ce qui a conduit MSF-France à publier en mars 2016 un ouvrage collectif sur ce sujet sensible (M. NEUMAN et F. WEISSMAN (dir.), Secourir sans périr, Paris, CNRS Editions, mars 2016, 251 p., p. 115). Les auteurs affirment que « le nombre de victimes (…) reste d’une remarquable stabilité en valeur relative : le taux de travailleurs tués, blessés ou kidnappés oscille entre 40 et 60 pour 100 000 par an entre 1997 et 2012 ». Ils ajoutent « le risque de mort violente serait même en régression, si l’on en croit la baisse du pourcentage de morts parmi les victimes» (de 49% à 30% entre 1997-2001 et 2012-2013 selon leurs calculs tirés de l’AWSD). Et de conclure : « En ce sens, l’action humanitaire n’est pas plus dangereuse que par le passé ». Cette analyse iconoclaste a relancé le débat. Elle a eu aussi pour principal mérite d’avoir mis le doigt sur certaines faiblesses méthodologiques des données recueillies.

13. Cependant, si l’on prend les séries statistiques disponibles jusqu’en 2017, on note tout de même une augmentation du pourcentage de tués qui passe de 25,2 % en 2012 à 44,4% en 2017 (https://aidworkersecurity.org/incidents/report/summary), c’est-à-dire presque un doublement sur la période, ce qui nous ramène à la moyenne de 1997, mais pour un effectif qui a, sans doute, triplé ! Ce qui apparaît, avec des variations selon les sources et les années, c’est une augmentation continue et considérable du taux d’agressions violentes à l’encontre du personnel national, avec cependant une relative stabilité du nombre d’enlèvements. A l’inverse, ceux-ci ont doublé entre 2006 et 2012 pour le personnel international (AWSD, The New Normal : Coping with the Kidnapping Threat, 2013). Cela pourrait s’expliquer tant par le montant des rançons demandées que par le levier politique et le retentissement médiatique qu’ils permettent d’obtenir. En 2018, le pourcentage de tués est de 33,4%, selon la base de données de l’AWSD. 

14. Une autre source (A. STODDART, Providing Aid in Insecure Environment, graphique UN, ICRC and NGOs rates, 2009), portant sur les années 2001-2008 estime que le nombre de victimes dans les ONG (tous personnels confondus) aurait globalement doublé durant cette période. L’auteure avance – elle aussi – comme possible facteur d’explication une présence plus importante des ONG dans des contextes à haut risque.

15. La connaissance uniquement approximative du nombre réel d’humanitaires en activité chaque année est de nature à fausser largement les résultats de ces chiffrages, tout comme d’ailleurs l’inégale documentation des incidents. Ainsi – paradoxalement mais assez classiquement – l’augmentation du nombre d’incidents trouverait sa source dans une meilleure documentation de ces derniers par les acteurs humanitaires. A l’inverse, l’amélioration notable de la formation et des outils de sécurité réduit d’autant l’exposition au risque. Cependant, la préparation par des cycles de formation reste globalement insuffisante, en particulier pour les staffs nationaux qui y sont les plus exposés. Enfin, soulignons que, depuis 1997, l’essentiel des violences contre les humanitaires se concentre dans un nombre restreint de pays : l’Afghanistan, le Soudan, le Soudan du Sud, la Somalie, le Pakistan et la Syrie. Ces six pays représentent à eux seuls 65% du total des victimes.

15bis. Actualisation pour 2018 et 2019 selon le rapport 2020 de l’AWSD

Si le nombre d’incidents (blessés, enlèvements, décès) est en hausse générale depuis 1997, rappelons que cela est dû, pour une large part, à l’augmentation du nombre d’humanitaires sur le terrain. Ce dernier est passé de 136 204 en 1997 à 450 000 en 2013.  En 2019, on compte 569 600 humanitaires, dont environ 10% d’expatriés et 90% de nationaux. En valeur relative donc, le nombre d’incidents est resté relativement stable avec, en moyenne, 40 à 60 victimes par an pour 100 000 humanitaires. On en dénombre 48 pour 100 000 en 2019.

Nous notons cependant une évolution dans la répartition des agressions. Le nombre de décès a été multiplié par 4 depuis 1997, en passant de 31 à 125 en 2019 ; le nombre d’enlèvements a augmenté de 30 à 124 et le nombre de blessés a, lui, progressé de 6 à 234 selon les chiffres de l’AWSD. Nous savons aujourd’hui que la remontée d’information est bien plus efficace qu’a l’origine, toutefois la tendance à l’augmentation du nombre de blessés est spectaculaire : il a été multiplié par 39 de 1997 à 2019 !

Le nombre d’agressions peut progresser fortement d’une année à l’autre selon l’intensité des combats et l’exposition des humanitaires. Ainsi, le nombre d’incidents est passé de 228 en 2018 à 277 en 2019 et le nombre de victimes de 408 à 483.

Soulignons également que 3 pays (Soudan du Sud, Syrie, Afghanistan) totalisent 52 % des victimes en 2019 et que 9 pays (les 3 déjà cités et la RDC, la Somalie, la Centrafrique, le Mali, le Nigéria et le Yémen) représentent à eux seuls 83% des victimes. Une grande partie des agressions ont lieu sur la route (35%), contre 11% sur les lieux des projets.

Au 6 septembre 2020, l’AWSD a recensé pour l’année 2020 : 204 victimes, dont 75 décès, 69 blessés et 60 enlèvements. On recense 67 décès, 68 blessés et 55 enlèvements parmi les nationaux et 8 morts, 1 blessé et 5 enlèvements d’humanitaires expatriés.

2. — Un large éventail de mesures face à l’insécurité

16. Si l’insécurité est donc une constante de l’action humanitaire d’urgence, aujourd’hui la plupart des organisations concernées maîtrisent le cadre et les outils relatifs à celle-ci. Avant toute chose, il est primordial de rappeler que la proximité avec les populations, la connaissance des contextes et le respect des principes humanitaires de neutralité politique, d’impartialité des secours et d’indépendance de l’action constituent des conditions essentielles de la sécurité des personnes et des organisations.

17. Désormais, la presque totalité des ONG disposent d’un cadre de sécurité incluant de nombreux outils, ainsi que de la présence d’un référent sécurité au siège, voire dans chaque mission. Au-delà d’un manuel général de sécurité dont quasiment toutes disposent, il existe de nombreux autres supports plus spécifiques tels les outils d’analyse du contexte, qui intègrent de nombreux indicateurs allant des groupes armés aux autorités locales, des modes de violence aux conditions et zones de déplacement en passant par la perception des ONG par les acteurs locaux. Chaque base opérationnelle dispose d’un mémo sécurité et une procédure opérationnelle standard sur les déplacements, la gestion des ressources financières, etc. Fréquemment, il existe aussi des documents dits de « contingence» qui prévoient les conditions et les moyens d’hibernation quand il faut ne plus sortir et s’enfermer, les conditions et modes d’évacuation ou de relocalisation. Chaque incident est recensé à l’aide d’un descriptif, d’une classification selon la gravité et d’une évaluation des conséquences humaines, psychologiques, matérielles et financières. Il s’y ajoute un document communication répertoriant les contacts nécessaires en cas d’incident.

18. Si l’essentiel des mesures de sécurité s’applique sur le terrain, les sièges des organisations en assurent un suivi permanent. Il passe par exemple par des réunions sur un rythme trimestriel regroupant le Directeur des missions, les Responsables géographiques ou de desk en charge des missions, le Référent sécurité, les services ressources humaines et communication. Toutes les missions et toutes les bases opérationnelles sont passées en revue à l’aide d’une échelle d’incidents. Chaque base est réévaluée en termes de dangerosité selon une note allant de 1 à 5 et les informations nécessaires sont présentées par les responsables géographiques et complétées par les autres participants. Ce tableau indique notamment les conséquences physiques des incidents, mais également leur impact sur l’organisation.

Ainsi selon diverses estimations un tiers des incidents ont des conséquences financières négatives pour l’ONG. Il est aussi intéressant de constater que les rapports d’incident remontent de mieux en mieux au siège des organisations. Certaines font réaliser un audit externe par une société spécialisée sur leur exposition aux divers risques encourus. Un des enjeux liés est celui de la redevabilité consistant à démontrer les capacités à garantir la sécurité selon le principe de l’obligation de moyens.

3. — La protection par le droit et les perspectives

19. « Cessez de tirer sur les travailleurs humanitaires » titrait la tribune publiée par Jan Egeland et Stephen O’Brien (tous deux ancien Secrétaire général des Nations Unies aux Affaires humanitaires) à l’occasion de la Journée mondiale de l’aide humanitaire le 19 août 2017. Ils y déclaraient notamment : « Les guerres ont des règles. Il est temps de les appliquer». En effet, les Conventions de Genève de 1949 et leurs Protocoles additionnels de 1997 et 2005, ainsi que les règles du droit international humanitaire coutumier font obligation aux parties à un conflit armé de respecter et faire respecter le DIH qui prévoit la protection des blessés et des malades, du personnel médical et des agents humanitaires. Plus précisément, l’article 70 (1) du Protocole additionnel I de 1977 dispose que lorsque les populations civiles ont besoin de secours, une action humanitaire doit être entreprise avec l’accord des parties au conflit. De même en cas de conflit armé non international, le principe de l’accès humanitaire est posé dans l’article 18 (2) du Protocole additionnel II de 1997.

20. En vertu du principe de distinction – un des piliers du DIH –, une différenciation déterminante est établie entre combattants et non combattants, comprenant les populations civiles, les blessés et les malades, les personnels médicaux et humanitaires. Il existe des dispositions spécifiques de protection juridique des acteurs humanitaires. Ainsi, la Règle 31 du DIH coutumier stipule que le personnel de secours humanitaire doit être respecté et protégé. La Règle 55 pose le principe de la liberté de déplacement des secours humanitaires. Si donc le droit international garantit théoriquement l’accès aux populations en danger, l’expérience prouve que c’est d’abord la volonté des intervenants et leur savoir-faire qui sont déterminants et font la différence. Car tout l’enjeu aujourd’hui, c’est de trouver l’équilibre d’une culture du risque, de sa gestion incluant des capacités de négociation avec les groupes armés, tout en sachant que le risque zéro n’existe pas.

21. Cependant la réalité est bien autre dans des pays en conflit comme la Syrie, le Yémen, le Soudan du Sud, le Myanmar, l’Afghanistan, le Nord-Soudan avec le Darfour. Comme l’ont justement souligné Peter Maurer, président du CICR, et Joanne Liu, présidente de MSF international, le 28 septembre 2016, à la tribune du Conseil de sécurité des Nations Ces deux responsables souhaitaient ainsi attirer l’attention sur l’insuffisance – à leurs yeux – des garanties au niveau international de la sécurité de leurs employés. Ceci en dépit du fait – rappelons-le – que le Conseil avait antérieurement pris deux résolutions clefs à ce sujet. La résolution 2175 du 29 août 2014 condamne toutes les formes de violence dont sont victimes les humanitaires et demande le plein accès à l’assistance humanitaire et à la sécurité pour ses acteurs. Quant à la résolution n° 2286 du 3 mai 2016, elle est consacrée à la protection des « blessés et des malades, du personnel médical et des agents humanitaires (…) de leurs moyens de transport et de leur matériel, ainsi que des hôpitaux et des autres installations médicales ». Cependant le CSNU n’a pas pris de résolutions marquantes depuis.

22. Néanmoins, devant les destructions délibérées d’hôpitaux et de centres de santé – notamment lors du conflit syrien – provoquant la mort de nombreux civils, personnels médicaux et humanitaires, certains Etats prennent des initiatives. La France a ainsi organisé le 31 octobre 2017 – dans le cadre de sa présidence du Conseil – une réunion ministérielle sur la protection des personnels humanitaires et médicaux dans les conflits. Treize pays ont adopté à cette occasion une Déclaration politique en ce sens. Cette initiative constituant la première traduction de la nouvelle Stratégie humanitaire de la République française (MEAE, SHRF, 2018-2022) va donner lieu à des propositions concrètes établies en concertation avec les ONG humanitaires.

4. — Tendances et préconisations

23. Le « risque zéro » n’existant pas, les organisations humanitaires doivent assurer une couverture complète à leur personnel (santé, prévoyance, rapatriement …). En outre, il importe d’informer honnêtement et complètement les volontaires au départ sur tous les risques encourus. Certaines organisations – après information et formation – font désormais signer un document intitulé « consentement éclairé ». Il s’accompagne d’un formulaire intitulé « preuve d’identité », en cas notamment de prise d’otage. Ce document contient des informations personnelles permettant de valider avec certitude l’identité de la personne enlevée. D’autant que le risque de judiciarisation des incidents de sécurité augmente lui aussi. Même s’il reste encore assez rare, compte tenu des effectifs humanitaires déployés et des incidents survenus. Le recours à la médiation débouchant sur une solution transactionnelle prédomine encore sur les actions judiciaires.

24. Un Rapport publié par OCHA en juin 2017, « Presence and Proximity », dresse un bilan sur cinq ans et pose la question essentielle de savoir comment rester en dépit de l’insécurité plutôt que de se demander quand il faut Il souligne notamment une plus grande attention apportée à la sécurité dans le monde humanitaire, la mise en place de bases de données et la création d’entreprises spécialisées.

L’humanitaire est par définition un métier à risque. Les menaces tout comme la protection sont les deux faces d’une même médaille. La sécurité est une question d’autant plus sérieuse qu’elle constitue une condition de l’accès des secours destinés aux populations en danger. Si la sécurité est un tout qu’il faut considérer globalement et dans ses diverses facettes, la contextualisation de l’action humanitaire est une règle majeure à cultiver assidûment.

25. Un dernier risque en matière de sécurité est celui d’une industrialisation de l’aide, éloignant toujours un peu plus les populations secourues des acteurs humanitaires.

Or, la proximité avec les populations et leurs représentants, la connaissance et l’intérêt de l’histoire, des coutumes et des langues demeurent une dimension majeure de l’action humanitaire. Comment secourir sans s’intéresser aux personnes et sans les associer aux réponses mêmes de l’aide humanitaire ? Enfin, il faut se faire à l’idée que la question des menaces et de la protection est une constante naturelle de l’humanitaire et conclure en paraphrasant Max Weber : « Aucune éthique au monde ne peut nous dire non plus à quel moment et dans quelle mesure une fin moralement bonne justifie les moyens et les conséquences moralement dangereuses ». Il appartient à chaque employé, chaque volontaire et chaque organisation de répondre à ce dilemme et d’agir pour secourir d’autres êtres humains en danger, au risque de sa propre sécurité.

 

Alain Boinet

BIBLIOGRAPHIE. – F. BOUCHET-SAULNIER, Dictionnaire pratique du droit humanitaire, 4ème éd., Paris, La Découverte, 2013. – H. DUNANT, Un souvenir de Solférino, Genève, Imprimerie Jules-Guillaume Fick, 1862. – A. JACKSON and S. A. ZYCK, Presence & Proximity: To Stay and Deliver, Five Years On. UN OCHA, 22 June 2017. – M. NEUMAN et F. WEISSMAN, Secourir sans périr, Paris, CNRS Editions, 2016. – P. RYFMAN, Les ONG, Paris, La Découverte, coll. Repères, 2014. – P. RYFMAN, Une histoire de l’humanitaire, Paris, La Découverte, coll. Repères, 2016. – M. WEBER, Le savant et le politique, Paris, Plon, 10/18, 1995. – The Aid Working Security Database. https://aidworkersecurity.org. – INSO, International NGO Safety Organisation https://ngosafety.org/keydata-dashboard. – Site “Défis Humanitaires” https://defishumanitaires.com.