« Nous, humanitaires, ne choisissons pas entre les bons et les mauvais malades, entre les bons ou les mauvais blessés »

Imposer aux organisations humanitaires, au nom de la lutte contre le terrorisme, un « criblage » des personnes incluses dans leurs programmes revient à les exposer en les faisant passer pour des mouchards, souligne, dans une tribune au « Monde », Pierre Micheletti, président d’Action contre la faim, jugeant décevants les résultats de la Conférence nationale humanitaire

Tribune. La Conférence nationale humanitaire (CNH), organisée tous les deux ans par le ministère de l’Europe et des affaires étrangères et les ONG françaises réunies au sein de la Coordination SUD, a tenu sa cinquième édition à Paris le 17 décembre, dans un format virtuel en raison des contraintes sanitaires. Elle n’a pas permis de déboucher clairement sur des décisions politiques, pourtant cruciales, afin de garantir la capacité à agir, comme la sécurité, des organisations humanitaires.

La table ronde consacrée au terrorisme a ainsi posé comme postulat de départ que l’action humanitaire avait comme préoccupation majeure de ne pas être un instrument susceptible de financer le terrorisme international. Les débats juridico-administratifs aussitôt induits entre les participants ont traduit la dérive technocratique dans laquelle s’embourbe le mouvement humanitaire depuis quelques années. L’accès et le soutien apporté aux populations dans la tourmente sont, dès lors, apparus relégués à des considérations collatérales pour les banques et les administrations des gouvernements donateurs.

En effet, l’hypothèse de départ selon laquelle nos programmes pourraient « nourrir » le terrorisme n’a jamais été documentée ou partagée avec les ONG. Aucune preuve n’en a été apportée. Or, cette hypothèse fonde la lourde mécanique de contrôle (des salariés, partenaires et prestataires de nos projets) qui aboutit jusqu’à la saturation de nos procédures, et nous confronte aux dilemmes kafkaïens auxquels nous sommes soumis pour transférer des fonds sur le terrain et payer les dépenses comme les salaires de nos équipes.

Le respect du principe de neutralité

Ce soupçon exprimé envers les ONG est d’abord et avant tout en totale contradiction avec notre mandat. Sur le champ de bataille de Solferino, en 1859, Henry Dunant (1828-1910), fondateur du mouvement de la Croix-Rouge internationale et père du droit international humanitaire, n’a pas choisi entre les Prussiens et les Français : il a pris le parti des soldats blessés. Ils représentaient alors 90 % des morts de la guerre. Aujourd’hui, 90 % des victimes de la violence sont des civils que les évolutions de la lutte contre le terrorisme viennent encore pénaliser.

Notre mandat est centré sur la possibilité de pouvoir secourir les rescapés, les déplacés et les réfugiés de tous les combats. Ce mandat est indissociable des principes cardinaux dont Dunant a été l’instigateur, désormais validés par l’Assemblée générale des Nations unies. Ces principes sont notre paratonnerre. Le principe de neutralité d’abord, qui ne nous situe du côté d’aucune des parties au conflit.

Des conflits qui désormais ne voient plus s’affronter les armées conventionnelles d’États rivaux mais bien davantage des groupes rebelles, qui se heurtent à l’armée régulière de leur pays, au service de ceux dont ils remettent en cause la légitimité ou les conditions d’exercice du pouvoir. Le deuxième principe qui guide les humanitaires est celui de l’impartialité. Nous ne choisissons pas entre les bons et les mauvais malades, entre les bons ou les mauvais blessés.

Une polarisation politique fatale

Le principe d’indépendance, enfin, nous met en situation de n’être sous l’influence d’aucun donneur d’ordre, qu’il soit politique ou financier. Ces principes sont mis à terre par le rôle que les financeurs gouvernementaux, presque tous issus d’Europe de l’Ouest ou d’Amérique du Nord, entendent nous voir endosser sur les terrains de conflit.

Vouloir nous impliquer dans la lutte antiterroriste, c’est symboliquement nous positionner contre les terroristes. C’est nous installer dans une polarisation politique potentiellement fatale. C’est le degré zéro du principe de précaution pour la sécurité de nos équipes sur le terrain. Nous n’avons pas été entendus sur notre demande d’exemption globale des humanitaires vis-à-vis de l’application des lois antiterroristes.

Nos propositions concrètes pour faire évoluer le code pénal français n’ont pas été mises à l’agenda politique dans le discours prononcé à cette occasion par le président Emmanuel Macron. Une mesure additionnelle, visant à nous imposer un « criblage » des personnes incluses dans nos programmes, reste floue quant à son application effective par des financeurs tels que l’Agence française de développement (AFD). Et ce, malgré les prises de position pour la suppression de ce projet, exprimées sans équivoque par le président du Comité international de la Croix-Rouge et la représentante de l’Union européenne.

Rester vigilants sur l’exégèse de la parole présidentielle

L’intention avouée vise à vérifier que les bénéficiaires de notre aide ne figurent pas sur des listes de personnes identifiées comme ayant appartenu à des groupes terroristes. Cette mesure expose les humanitaires, dans des environnements parfois ultraviolents, à passer pour des mouchards et des indicateurs aux yeux des groupes rebelles. C’est une mesure très grave, très inquiétante. Cette demande constitue une ligne rouge à ne pas franchir pour les organisations de solidarité internationale.

En réponse à l’inquiétude exprimée par les ONG, le président de la République a eu recours à une formulation floue : « Nous appliquerons totalement le principe de non-discrimination dans l’attribution de l’aide. » Il demeure fondamentalement dans le propos du chef de l’État une ambiguïté primordiale entre la place des opérations militaires, l’aide au développement et les interventions humanitaires, inscrivant ces trois registres d’action dans une cohérence globale, sous la bannière de l’Etat français.

Un rapprochement qui, aujourd’hui, peut-être lourd de conséquences. Il peut en effet se traduire par la mise en danger des équipes sommées de jouer un rôle dans la lutte antiterroriste, le risque d’empêchement à agir et la menace de criminalisation de l’aide, qui n’a pas totalement été écartée. Ces obstacles, qui persistent en partie, se cumulent avec les doutes, sur fond de Covid-19, sur la possibilité de recueillir les financements nécessaires pour les 235 millions de personnes qui auront besoin d’aide en 2021. Il nous faudra rester vigilants sur l’exégèse de la parole présidentielle à laquelle se livreront les administrations.

Pierre Micheletti est l’auteur de 0,03 % ! Pour une transformation du mouvement humanitaire international, éditions Parole, 2020, 269 pages, 19 €.

Retrouvez la tribune de Pierre Micheletti, président d’Action contre la Faim/ACF, parue dans le journal Le Monde, le 22 décembre 2020.

Qui est Pierre Micheletti ?

Médecin, diplômé de l’Ecole des Hautes Etudes en Santé Publique, il entreprend ses premières expériences à l’étranger en 1985. En 1987, il rejoint Médecins du Monde en tant que chef de mission au Guatemala. Il en devient le directeur des programmes en 1996, puis sera élu à la présidence en 2006 jusqu’en 2009.

Depuis 2009 il enseigne à l’Institut d’Etudes politiques de Grenoble où il codirige le master « Politiques et Pratiques des Organisations Internationales », ainsi qu’à la faculté de médecine de Grenoble où il a créé et dirige le diplôme « santé-solidarité-précarité ».
En 2014, il rejoint le conseil d’administration d’Action Contre la Faim, dont il devient président en 2019.

Il est l’auteur de nombreux articles dans la presse écrite nationale, en particulier comme collaborateur du Monde Diplomatique.

Autres fonctions occupées dans le champ de la santé :

  • Directeur de la santé de la ville de Grenoble (2000-2008)
  • Conseiller technique et membre du Directoire de l’hôpital psychiatrique de St Egrève (2009-2014)
  • Président de l’Association des Centres de Santé (Agecsa)(2009-2014)
  • Président de la Commission santé et membre du Conseil d’Administration de l’Uniopss (2012-2016)
  • Membre du Conseil National de la santé mentale (2014-2016)

Publications, hors articles scientifiques et presse nationale

Auteur

  • Humanitaire : s’adapter ou renoncer (essai), Marabout, Paris, 2008
  • Les orphelins, (roman) Lucien Souny (2ème édition), 2016 (1ère édition DDB/RFI 2010)
  • Les Poissons pleurent aussi (roman), Ed. Lucien Souny, 2016, poche 2020
  • Une mémoire d’Indiens (récit), Ed. Parole, 2018
  • O,O3% pour une transformation du mouvement humanitaire international, (Essai), Ed. Parole 2020.

Directeur/coauteur

  • Afghanistan : Gagner les cœurs et les esprits, PUG, RFI, 2014
  • La santé des populations vulnérables, avec C. Adam, V. Faucherre et G. Pascal, Ellipses, Paris mars 2017

Contributeur à des ouvrages collectifs

  • L’action humanitaire internationale entre le droit et la pratique, sous la direction d’Abdelwahab Biad, Némésis-Anthémis, Bruxelles 2016
  • La nouvelle géographie du développement, sous la direction d’Arnaud Zaccharie, La Muette – Le bord de l’eau, Bruxelles, 2016
  • Dictionnaire de la guerre et de la paix, sous la direction de Benoît Durieux, Jean-Baptiste Jeangène-Vilmer et Frédéric Ramel, Presses Universitaires de France, Paris mars 2017
  • Droit et pratique de l’action humanitaire, sous la direction de Sandra Szurek,Marina Eudes (Auteur) Philippe Ryfman (Auteur), LGDJ Lextenso, Paris, 2019

Préfacier

  • Toute une vie d’humanitaire, Pascal Grellety-Boisviel, Elytis, 2013
  • Jours tranquilles à Kaboul, Emmanuel Moy, Riveneuve éditions, 2014
  • Comprendre les organisations humanitaires, François Audet, Presses Universitaires du Québec, Montréal 2016

Pour en savoir plus sur la CNH :

  • Isabelle Moussard, directrice des opérations d’ACF, sur l’impact des régimes de sanction. 1:12:38.

« Les humanitaires doivent bénéficier de mesures d’exemption dans l’application des lois antiterroristes »

Reproduction de la tribune parue dans le journal Le Monde, le 15 décembre 2020.


Avant la Conférence nationale humanitaire de Paris, des responsables d’ONG dénoncent, dans une tribune au « Monde », les mesures de sécurité assorties aux aides de plus en plus exigeantes. Une « technocratie kafkaïenne » en constante progression, qui tend à criminaliser l’aide humanitaire.

Tribune. La prochaine Conférence nationale humanitaire (CNH) se tiendra à Paris le 17 décembre. Nos ONG s’y exprimeront pour dire notre refus de participer au « criblage » des bénéficiaires et nos inquiétudes devant la tendance à la criminalisation de l’aide humanitaire.

Une année s’achève, marquée par la mort violente de membres d’ONG françaises au Nigeria et au Niger. Là, comme dans d’autres régions du monde, sévissent des conflits internes majeurs entre groupes armés et forces gouvernementales sur fond de pauvreté, de dégradations environnementales, de crise de gouvernance et de corruption. La radicalisation religieuse prospère sur ces mécanismes.

Toutes crises confondues, ce sont plus de 150 millions de personnes qui ont nécessité une aide vitale en 2020. La « communauté des nations » aura été incapable de réunir les 30 milliards de dollars (24,70 milliards d’euros) annuels nécessaires à leur survie, déléguant aux ONG et à leurs donateurs privés la tâche de collecter près du quart des sommes mobilisées.

Procédures de « criblage »

Le transfert de responsabilité des Etats sur les ONG internationales pour réunir les fonds indispensables n’est pas le seul mécanisme qui pose problème dans le système existant de l’aide humanitaire. Les budgets alloués par la vingtaine des principaux gouvernements donateurs et par l’Union européenne sont assortis de clauses dont la mise en œuvre devient un enjeu majeur. Un des quatre ateliers de la CNH lui sera dédié : il s’agit des règles en vigueur, ou en préparation, dans la lutte contre le terrorisme (« Council Working Party on Terrorism », COTER, dans sa contraction anglaise).

Les ONG doivent discuter avec toutes les parties qui s’affrontent, « vertueuses » ou pas, « fréquentables » ou pas

En la matière, la majorité des ONG font d’ores et déjà usage de procédures visant à les prémunir de toute forme de lien avec le terrorisme. Là où se déroulent de violents conflits dans lesquels évoluent des belligérants classés comme terroristes par ces mêmes Etats donateurs, les organisations humanitaires sont contraintes de respecter, via des clauses contractuelles inscrites dans les budgets alloués, des procédures de « criblage » et de contrôle de leurs salariés, fournisseurs et partenaires impliqués dans le déploiement de l’aide.

Le but est alors de vérifier que leurs noms ne figurent pas sur des listes internationales de personnes impliquées dans des activités terroristes. Les mesures de contrôle et les procédures imposées par les financeurs sont complétées par celles déployées par les pays d’intervention. Le temps et l’énergie consacrés à ces nouvelles pratiques de sécurisation ont pour première conséquence un alourdissement extrême des procédures administratives comme des coûts de fonctionnement.

Cela aboutit au détournement d’une part non négligeable du temps de nos équipes vers des tâches non directement bénéfiques aux besoins des personnes secourues. Ultime couche supplémentaire dans la technocratie humanitaire kafkaïenne en progression depuis quelques années à l’initiative des financeurs.

Risques de sanctions pénales

La déclinaison la plus absurde de l’ambivalence des Etats donateurs réside dans les règles en vigueur concernant les transferts de fonds vers les pays en conflit. Certains gouvernements vont débloquer des sommes conséquentes pour des crises majeures, et, en même temps, s’opposer aux transferts par virements bancaires aux équipes sur site, au motif qu’il s’agit de programmes déployés sur des terrains où évoluent des groupes identifiés comme terroristes.

Au nom de l’extraterritorialité de l’application des lois états-uniennes en matière de lutte antiterroriste, la plupart des pays contributeurs de l’aide, comme les banques, respectent les directives de l’OFAC (Office for Foreign Assets Control), organisme dépendant du département du Trésor américain, chargé de l’application des sanctions internationales dans le domaine financier. Ces règles bancaires aboutissent à afficher une générosité indifférente à l’effectivité de l’aide concrète apportée.

Le non-respect de ces différentes procédures expose les ONG à des sanctions pénales.

Une exigence supplémentaire des Etats donateurs se profile, que la plupart des ONG françaises et internationales entendent résolument refuser : l’application des mesures de « criblage » aux bénéficiaires directs des secours. Une ONG devrait alors réaliser elle-même cette opération ou la transférer au financeur en même temps que la liste des personnes aidées.

En France, certains services au sein du ministère des affaires étrangères, du ministère des finances et de l’Agence française de développement (AFD) se font les précurseurs zélés de ces nouvelles mesures.

Déontologie

Cette demande constitue une ligne rouge à ne pas franchir pour les organisations de solidarité internationale.

Elle renforce l’insécurité de nos personnels sur le terrain en les faisant apparaître comme les collaborateurs des gouvernements en place, soutenus par les pays donateurs, dans la lutte contre les groupes rebelles ; elle invalide chemin faisant trois principes cardinaux qui guident notre action : la neutralité, l’impartialité et l’indépendance.

Le partage des listes des personnes secourues est antinomique avec le code de déontologie des professionnels de santé. Si ces règles supplémentaires devaient s’appliquer, leur non-respect par nos organisations pour des raisons éthiques ou dans le souci de préserver la sécurité des équipes déboucherait sur une forme de criminalisation de l’action humanitaire.

Au travers de ces différentes mesures, ce sont les fondements du droit international humanitaire qui sont remis en cause. Les pays du Nord seraient perçus comme prescripteurs de principes universels qu’eux-mêmes ne respectent pas.

Par définition, les ONG doivent discuter avec toutes les parties qui s’affrontent, « vertueuses » ou pas, « fréquentables » ou pas, malgré la violence indiscriminée que certains combattants pratiquent à l’égard des civils. L’accès des populations à l’aide internationale ne peut se faire sans le maintien de cette règle cruciale du droit international humanitaire.

Des propositions concrètes

Dès lors, les humanitaires doivent bénéficier de mesures d’exemption dans l’application des lois antiterroristes, sur les terrains de conflit ou quand elles interviennent au profit de populations qui vivent dans des pays sous sanctions internationales. Ces lois sont inapplicables, dangereuses et incompatibles avec notre mandat.

Nous avons à cet égard, dans la préparation de la rencontre, élaboré des propositions concrètes et réalistes d’évolution du droit français permettant de préserver notre capacité à agir. Nos propositions sont sur la table des négociations.

Le président de la République clôturera la conférence. Il s’était exprimé lors de la dernière Assemblée générale des Nations unies en septembre 2020, affirmant sa volonté que la France œuvre à préserver les espaces humanitaires et déclarant alors : « La neutralité de l’action humanitaire doit être respectée et sa criminalisation endiguée. »

La prochaine CNH sera l’occasion de réaffirmer concrètement cette volonté en commençant, pour la France, par balayer devant sa porte afin d’éloigner le spectre des nouvelles et préoccupantes mesures que soutient une partie de son administration…

Liste des premiers signataires : Françoise Bouchet-Saulnier, directrice juridique internationale, Médecins sans frontières ; Philippe De Botton, président Médecins du monde ; Philippe Jahshan, président, Coordination Sud ; Moumouni Kinda, directeur des opérations, Alima ; Rachid Lahlou, président, Secours islamique France ; Thierry Mauricet, directeur général, Première urgence internationale ; Pierre Micheletti, président, Action contre la faim ; Manuel Patrouillard, directeur général, Handicap international ; Antoine Peigney, président, Solidarités international ; Patrick Verbruggen, directeur, Triangle génération humanitaire.

Voir la liste complète des signataires.