Une interview sur la philanthropie avec Francis Charhon

Nergz (à gauche), Dawood (6 mois) et leur famille ont fui Shingal (Iraq) le 12 août. Depuis lors, ils vivent dans un bâtiment inachevé et surpeuplé avec 85 personnes. Le 27 août, ils ont pu emménager dans une tente donnée par l’aide britannique par le biais du Conseil norvégien pour les réfugiés. @EU Civil Protection and Humanitarian Aid (CC BY-ND 2.0)

Ancien Directeur général de Médecin sans frontières et de la Fondation de France, Francis Charhon œuvre depuis 35 ans
au cœur de la philanthropie française. Aujourd’hui, il poursuit son engagement en partageant ses réflexions, ses observations et ses analyses sur son blog Chroniques Philanthropiques. Dans cet entretien pour Défis Humanitaires, Francis Charhon fait part de ses expériences dans le secteur non lucratif et nous donne des clés de compréhension aux grands défis du développement de la philanthropie.


Alain Boinet : Bonjour Francis Charhon, merci pour cet entretien sur la philanthropie. Tu as créé le site Chroniques Philanthropiques : pourquoi et quelle est sa raison d’être ? Et pour nos lecteurs qui vivent dans différents pays, du Sahel à la Suisse, des Etats-Unis à la Belgique, comment définis-tu la philanthropie ?

Francis Charhon : Tout d’abord, merci de m’interviewer ! Pour répondre à la question, Chroniques Philanthropiques est né il y a presque 3 ans. C’est un blog que j’ai voulu créer quand j’ai quitté mes fonctions à la Fondation de France car je trouvais qu’il était intéressant d’avoir un espace indépendant, capable de faire apparaître des expériences de personnes ou d’entreprises qui s’engagent pour développer des actions philanthropiques et généreuses. C’est dans cette optique que j’ai décidé de mettre à l’écran des expériences, des tribunes et des réactions. Le blog est financé par 10 fondations. En tant que bénévole, je prends de mon temps pour faire fonctionner ce site et militer pour le développement de la philanthropie en France.

En ce qui concerne la philanthropie, le terme est un peu compliqué, car bien qu’étant reconnu internationalement, ce n’est pas le cas en France. Ici, quand nous parlons de philanthropie, nous pensons d’abord aux grands donateurs et nous dévions très vite vers les grands donateurs américains. Nous ne sommes pas du tout dans le même système. Tout d’abord, les tailles n’ont rien à voir. En France, les fondations sont petites et font partie d’un système beaucoup plus régulé. La philanthropie est un écosystème à trois piliers interdépendants où chaque acteur est important. Je les appelle les acteurs de la philanthropie, composés des acteurs de terrain, c’est-à-dire les fondations et les associations, les donateurs qui permettent au système de fonctionner, et les bénévoles. La philanthropie représente donc l’engagement individuel, d’entreprise ou d’organisation pour faire face aux défis que rencontre notre société dans tous les domaines : du sociétal à l’environnemental, de la recherche à la culture… Générosité et engagement sont les deux faces de l’action du secteur non lucratif.

Alain Boinet : Quel rapport y a-t-il entre philanthropie et générosité ?

Francis Charhon : Je pense que c’est la même chose. Nous avons eu pendant longtemps des problèmes de terminologie. Nous avons parlé du secteur charitable, du tiers secteur, du secteur généreux et finalement, nous avons regroupé tous ces termes sous une appellation : la philanthropie. Elle regroupe toutes les générosités, les générosités de l’engagement individuel via les bénévoles, les donateurs et l’engagement de tous ceux qui travaillent dans les associations et les fondations. Je dirais que la générosité est véritablement une propension du cœur tandis que l’engagement est une réalisation de cette propension. On pourrait simplement appeler cela l’engagement citoyen.

Alain Boinet : Finalement, la philanthropie vient plutôt des personnes ou des organisations, dites de la société civile, et non pas des Etats ou des institutions internationales.

Francis Charhon : Exact ! La philanthropie relève du secteur privé. A l’époque il s’appelait le tiers secteur. Pourquoi ? Car il y avait le secteur de l’entreprise, le secteur de l’état et ce secteur d’engagement individuel ou entrepreneurial. Les fonds privés donnent aux organisations des marges d’innovation et d’indépendance mais elles appellent aussi des fonds publics nationaux ou internationaux sur certains projets.

Impact du covid19 sur la population et l’économie, Lagos, Nigeria (Vue aérienne d’Ikotun, Lagos, Nigeria) @IMF (CC BY-NC-ND 2.0)

Alain Boinet : Quel est ton parcours professionnel et quel lien y a-t-il entre tes activités passées et celles que tu mènes aujourd’hui, en tant que fondateur de Chroniques Philanthropiques et président du GRUPC, le groupe de recherche urgence post urgence ?

Francis Charhon : Médecin de formation, j’ai commencé à travailler à Médecin sans frontières en 1975. C’était au tout début donc l’organisation était petite et nous travaillions dans 25 m² ! Nous avons bien grandi depuis !  J’en suis devenu Président puis Directeur général jusqu’en 1992. Après MSF, j’ai été Directeur général de la Fondation de France jusqu’en 2016, soit 25 ans. J’ai aussi créé le Centre français des fondations. J’ai été administrateur et Président du Centre européen des fondations et j’ai pris part au développement de France générosité et du Comité de la charte de déontologie et bien d’autres choses…

Pendant toutes ces années, j’ai activement participé, avec d’autres organisations, à la mise en place de la fiabilisation, de la transparence et de la mise en confiance du secteur philanthropique. Le plus important, pour que les donateurs soient certains que ces organisations utilisent leurs dons de façon adéquate, a été d’instaurer une confiance entre tous les acteurs. Ceci signifie une bonne gouvernance des organisations, des règles de management, des règles d’éthique, des règles de contrôle….

Il ne faut pas l’oublier, le système moderne dans lequel on évolue aujourd’hui en France est relativement récent. Il n’a qu’une trentaine d’années et il a fallu le faire croître. Il y avait bien évidemment une tradition de générosité et dans mon blog, j’ai publié une interview à propos d’une organisation qui s’appelle la Société Philanthropique[1]. Elle a été fondée en 1780. Ceci montre bien qu’il y avait déjà des engagements pour aider les plus démunis de l’époque. La charité a toujours existé mais elle s’est modernisée, elle s’est organisée et a grandement progressé dans notre pays.

Maintenant, nous avons un système qui est fiabilisé, sécurisé, transparent et qui développe des recherches aussi bien sociologiques que quantitatives sur ce qu’est la philanthropie aujourd’hui.

Après avoir quitté la Fondation de France, je me suis dit qu’il était probablement utile de poursuivre cette bataille pour la reconnaissance de la philanthropie en France. J’ai aussi continué à agir au niveau international qui a toujours été l’une de mes grandes passions. J’ai été vice-président de la fondation MSF et puis il m’a été proposé de prendre la présidence du cercle des fondations, agissant à l’international, du Centre français des fondations. Il m’a aussi été proposé d’intégrer le groupe de réflexion sur l’urgence de la crise et la post-crise : le GRUPC, que je préside aujourd’hui et qui regroupe toutes les grandes ONG.

Alain Boinet : Selon ton expérience, quelles sont les grandes évolutions de la philanthropie que tu as pu vivre en France ? Y a-t-il eu des grands moments ou des grandes périodes qui ont marqué la philanthropie ?

Francis Charhon : Bien que des fondations existaient déjà, il y a eu la création de la Fondation de France en 1969, à la suite d’un important travail d’un conseiller d’Etat, Michel Pompey[2]. Elle avait pour objet de développer les fondations en France par le système des fondations abritées. Cette création a marqué une réelle rupture dont on retrouve les principes dans un ouvrage visionnaire sur les fondations que monsieur Pomey a écrit à l’époque, en apportant un regard anglo-saxon de la philanthropie. Ensuite, en 1996, il y a eu un groupe au Conseil d’Etat qui a travaillé sur la modernisation des fondations en France et qui a fait un rapport dont un certain nombre de mesures ont été suivies. En juillet 2003 a été créé la loi Aillagon[3], la grande loi philanthropique en France aujourd’hui. Elle est importante à deux titres. Premièrement, elle a stabilisé la fiscalité, qui est généreuse en France. Deuxièmement, elle a formalisé la reconnaissance des fondations comme des acteurs essentiels dans la société française. Le Premier ministre de l’époque, monsieur Raffarin, a expliqué dans une intervention que ce secteur de la philanthropie était très important car l’Etat ne pouvait pas tout faire et qu’il avait besoin d’avoir des opérateurs comme les associations et les fondations. De fait, il avait reconnu cette idée que l’Etat pouvait déléguer un certain nombre de responsabilités à des organisations qui étaient capables de les assumer.

L’Abbé Pierre photographié par Studio Harcourt Paris, 1999.

Il y a aussi eu les grandes collectes après celle de l’Abbé Pierre en 1954, les restaus du cœur avec Coluche, le Sidaction[4] ou encore la famine en Ethiopie qui ont mis en avant le don populaire de façon très visible. Une autre grande étape a été l’introduction de l’impôt sur la fortune[5] dont une partie pouvait être donnée aux fondations, ce qui a contribué à leur développement. À la suite de ces moments forts, nous sommes rentrés dans une période plus confuse où l’Etat a fait un peu n’importe quoi en créant des statuts divers de fondations (fondations d’universités, fondations d’hôpitaux, fondations partenariales…) et des fonds de dotation sans véritable vision cohérente sur le secteur. Cette démultiplication des statuts de fondation est à mon avis préjudiciable.

C’est la mode de la démagogie actuelle. Quand il y a des propositions, tout le monde se jette dessus parce qu’on pense que l’on va faire du bien et finalement, nous nous retrouvons avec des différenciations de fiscalité qui deviennent de plus en plus complexes et des plafonds dans tous les sens.

Il y a aussi des législations qui compliquent l’action des associations et ONG comme le contrat d’engagement républicain, le criblage des bénéficiaires de l‘aide internationale… Par-delà des questions administratives ou fiscales et des blocages croissants qui existent, il ne faut jamais oublier qu’il y a des hommes et des femmes partout dans le monde qui s’engagent, parfois au péril de leur vie, pour apporter soulagement, espoir et humanité à des populations qui souffrent.

Il manque au niveau de l’État une gouvernance cohérente de l’action philanthropique.

Alain Boinet :  Puisque la générosité existe partout et sous des formes bien différentes selon chaque pays, que ce soit en France, en Europe, aux États-Unis ou dans les pays du Sud par ailleurs très divers comme les Émirats, l’Arabie Saoudite ou l’Inde, est-il possible de catégoriser ou de distinguer diverses formes et histoires de la philanthropie ? Comment vois-tu l’avenir de la philanthropie dans le monde ?

Intervention EAH sur la colline de Rhoo en RDC @Solidarités International

Francis Charhon : Les philanthropies se développent dans le monde de façon importante. Face à cela, un travail important a aussi été fait. Je parlais plus tôt du Centre européen des fondations. Ce dernier a permis de créer des interconnexions entre les fondations des pays de l’union européenne. La mise en place du Transnational Giving Europe (TGE)[6] en est un bon exemple. Ce système a fiabilisé les donations entre pays et par conséquent favorisé le soutien de cause importante.

D’autres organisations internationales ont été mises en place comme le Worldwide Initiatives for Grantmaker Support (WINGS)[7], une organisation mondiale de Grantmakers (donateurs). Il y a aussi des réunions régulières qui permettent encore de travailler sur des normes, de connaître l’activité des voisins et surtout de mettre en place des relations entre différentes organisations liées par des axes d’intervention communs. Je pense que l’avenir passe par des alliances entre organisations, collectivités locales, États, et donateurs.

Il faut aussi noter que le nombre de riches augmentent très sensiblement dans le monde avec malheureusement un écart croissant entre les riches et les pauvres. Ainsi se développe une philanthropie africaine importante au Sénégal, au Nigeria et dans bien d’autres pays où des entrepreneurs, pour la plupart, créent leurs propres fondations. Il existe d’ailleurs l’African Philanthropy Forum[8] qui regroupe une fois par an ou tous les 2 ans les philanthropes africains. Le même type de rassemblement existe au Moyen-Orient, en Inde et en Asie de l’Est. Evidemment, les formes de la philanthropie sont corrélées à la culture et s’inscrivent dans le patrimoine culturel des pays dans le monde entier.

Alain Boinet : Aujourd’hui en France, quelles sont les principales difficultés, pour ne pas dire obstacles, rencontré par la philanthropie et par les organisations, associations, fondations qui la mobilise et qui la mettent en œuvre ? Que faudrait-il faire pour la libérer, pour l’encourager et pour la promouvoir ?

Francis Charhon : Comme je l’ai dit précédemment, il y a tout d’abord un vrai problème de gouvernance d’Etat car les intervenants sur le monde philanthropique sont nombreux et chaque ministère essaie d’avantager son secteur et mettant en place telle ou telle mesure. Pourtant, nous nous battons depuis toujours et nous continuons à nous battre pour qu’il n’y ait pas de différenciation fiscale par les causes. C’est-à-dire que la culture ne soit pas plus importante que la pauvreté ou plus importante que la maladie, elle-même plus importante que telle ou telle cause sociale. Aujourd’hui, personne ne gère ce secteur au niveau de l’État ou plutôt, tout le monde intervient ce qui, en réalité, signifie personne. En fait, il faudrait revisiter la gouvernance de la philanthropie, en instaurant un système mixte avec des participants de l’Etat sans que ce dernier soit majoritaire, un peu comme le Haut Conseil à la vie associative finalement, mais avec plus d’élargissement et qui serait décisionnaire et non pas seulement conseiller.

Actuellement, il n’y a nul besoin de mesures sectorielles particulières ni d’amélioration de la fiscalité. Je pense que la bataille se trouve véritablement dans ces questionnements :  que veut dire avoir un secteur philanthropique important en France, et comment le reconnaît-on ? Comment est-il au service des citoyens et comment ceux-ci peuvent participer à son action ? Ces questions proposent une ambition politique forte car elles mobilisent les citoyens sur des projets qui les concernent directement au niveau de la rue, du pâté de maison, du quartier, parfois aussi plus largement… et cela recrée du lien social qui se délite dangereusement. La mise en avant du rôle essentiel des citoyens dans la résolution des problèmes transforme l’approche « prise en charge » de l’Etat. Ces derniers deviennent alors des acteurs dans la résolution de leurs propres problèmes, et non simplement récipiendaires d’une assistance. De plus, les citoyens répondraient directement à des besoins locaux spécifiques ce qui rendrait les réponses aux problèmes plus adaptées.

Décharge de déchets électroniques d’Agbogbloshie – Accra @Axel Drainville (CC BY-NC 2.0)

Le deuxième problème qui paraît essentiel est de considérer le secteur non lucratif comme un constituant de la société française, qu’il est aussi important que l’agriculture, l’industrie, l’artisanat et qu’il devrait être reconnu comme tel. Il faut qu’il y ait avec une vision ambitieuse de la philanthropie plus haut sommet de l’Etat. Tout d’abord, en reconnaissant officiellement l’ensemble du secteur pour montrer sa contribution au dispositif global.

Les mesures prises par l’Etat manquent de sens : d’où viennent-elles ? Pourquoi et dans quel cadre s’inscrivent-elles ? C’est la raison pour laquelle il est primordial d’instaurer un projet philanthropique ambitieux pour la France. Il faut une pensée plus globale afin de prendre des mesures cohérentes en continuité avec un projet national. Par exemple, une variation d’une fiscalité ne se ferait plus pour des raisons budgétaires mais pour des raisons d’impact social. Pour avancer sur ce sujet, il s’est créé une plateforme commune des acteurs de la générosité qui regroupe toutes les coordinations du secteur.

Alain Boinet : Quelles sont les grandes caractéristiques de la philanthropie à la française et qu’est-ce qui permettrait de rattraper son retard face aux britanniques et de façon générale les pays nordiques ? 

Francis Charhon : La philanthropie est une question culturelle. Les pays nordiques et l’Angleterre sont des pays protestants qui, en même temps que la notion du travail, ont aussi la notion d’une pratique de solidarité importante qui existe depuis longtemps. Ils ont une culture très ancienne de générosité. Même si cette culture de la générosité existait aussi en France, la Révolution française a créé un Etat qui prend tout en charge. Donc si nous sommes en retard, c’est en partie une question de trajectoire historique.

Deuxièmement, c’est au secteur lui-même de faire connaitre ses bonnes pratiques, de montrer ses actions, son rôle dans la société française et tout ça dans la transparence. Et pour augmenter sa visibilité, il faut sortir de l’anecdotique pour rentrer dans la construction d’un récit, d’un imaginaire, et changer la culture. Il faut réussir à montrer que chaque histoire est la pièce d’un puzzle. Le plateau représente la philanthropie et son action sociétale dans le pays, et chaque petite pièce représente une association qui complète le puzzle. Pour remplir ce tableau, il faut d’abord le dessiner avant d’y ajouter les pièces. On sait très bien que si on fait un puzzle, qu’il y a 1000 pièces, mais qu’on n’a pas le modèle c’est compliqué. Il faut arriver à créer un imaginaire qui intéresse les particuliers et les journalistes. De plus, je pense que cet imaginaire doit être collectif. Il faut l’inscrire dans un projet global qui est celui du rôle des sociétés civiles en action. Une fois ce gros travail de fait, je ne sais pas si nous rattraperons un retard mais nous serons dans une lancée de développement progressif qui devrait s’améliorer. Par ailleurs, ne négligeons pas que la générosité se développe doucement mais surement à 4% par an.

@UOSSM

Alain Boinet : Aujourd’hui une association d’aide humanitaire d’urgence qui voudrait se créer est pratiquement dans l’impossibilité de collecter des fonds car le marché de la collecte est saturé. Les 5 millions de foyers fiscaux sont déjà préemptés par les grands acteurs présents sur ce secteur, donc aujourd’hui l’association humanitaire qui voudrait se créer ne pourra pas se développer avec des fonds privés…

Francis Charhon : Malgré ces difficultés, quelques exemples prouvent le contraire. Solthis et Alima sont deux organisations récentes qui fonctionnent très bien. Je pense que les fondations ont un rôle à jouer dans le soutien des organisations de petites tailles car elles peuvent apporter des financements à des projets qu’elles trouvent intéressants. Toutefois il est vrai que de trouver des financements de donateurs individuels est devenu très difficile car coûteux.

Il faut savoir qu’il existe une nouvelle génération de jeunes entrepreneurs de 35 ou 40 ans qui ont fait fortune et qui s’investissent de façon très importante dans la philanthropie.

La philanthropie doit se moderniser, plaire à toutes les générations et s’adapter aux jeunes qui ont des modes d’engagements différents mais qui restent très engagés. Aujourd’hui, c’est l’engagement par le clic. Ce n’est plus l’engagement suite à des mailing. De plus, nous sommes passés d’une philanthropie de stock, c’est à dire des grosses dotations avec petite distribution, à une philanthropie de flux, c’est à dire que des donateurs apportent des dons qu’il faut dépenser tout de suite. Voilà pourquoi les organisations doivent devenir flexibles et s’adapter au changement, si elles ne veulent pas perdre leur clientèle de donateurs.

Alain Boinet : En parlant d’adaptation et de modernisation, est-ce que les nouvelles technologies vont révolutionner la philanthropie ?

Francis Charhon : Elles la révolutionnent déjà ! A commencer par les réseaux sociaux qui permettent de créer des communautés qui sont très intéressantes pour la philanthropie. Nous savons que la recommandation du don par la proximité fonctionne bien. En créant une communauté dont les personnes qui en font partie connaissent celui qui porte un projet, il lui sera plus facilement possible d’obtenir leur aide. D’autre part, la technologie du smartphone doit permettre de répondre de façon plus fluide pour les demandes aux donateurs. Il y a aussi de nouveaux modes de collecte comme les jeux par exemple. Lors du Z Event 2021, en week-end, des streamers ont récolté plus de 10 millions d’euros pour Action contre la faim. Il y a 5 ans nous ne savions même pas que cela pouvait exister. Il faut donc être très attentif à tous ces systèmes qui pourraient se créer.

Après plus de 50 heures de live sur la plateforme Twitch, les streamers qui ont participé à Z Event 2021, un marathon de jeu vidéo caritatif, ont récolté un peu plus de 10 millions d’euros pour l’ONG Action contre la faim. Une somme record pour un tel événement © Action Contre la Faim

Alain Boinet : Pour conclure cet entretien veux-tu lancer un appel ou partager un dernier message ?

Francis Charhon : Pendant 30 ans nous avons construit la maison de l’engagement et de la générosité, géré la sécurité, bâtit les fondations… mais aujourd’hui le boulot est fait. Maintenant, il faut passer à une phase supérieure qui est celle de la reconnaissance du secteur non lucratif et véritablement s’engager dans des systèmes capables de travailler en partenariat entre l’État, les collectivités locales, les associations et les fondations de terrain. Il faut se poser cette question :  comment mettre en place des systèmes efficients pour que chacun joue sa part dans une reconnaissance mutuelle ? Nous ne sommes pas des agents d’exécution de l’État et celui-ci doit accepter de perdre une partie de sa majesté, reconnaître qu’il est garant de l’intérêt général, que d’autres en sont les gérants. L’administration, qui est très importante, doit accepter de lâcher prise. Pour moi c’est très important.

C’est pour ça que la parole politique de haut niveau est essentielle. Les politiques doivent devenir de véritables partenaires. C’est la bataille du mouvement associatif, du Centre français des fondations, de France générosité et de l’Admical. En parallèle, nous devons délimiter un périmètre bien précis du secteur non lucratif pour qu’il ne soit pas mangé par le marché. Une fois que nous aurons un système clair, alors nous pourrons créer des passerelles avec le secteur économique dans des règles précises.

Donc, voici mon message : l’avenir de la philanthropie sera ce que ses acteurs en font. S’ils sont capables de se réunir collectivement, de construire un imaginaire, d’apporter des récits qui enthousiasment aussi bien les politiques que les médias et la population, ils seront alors reconnus comme un secteur à part entière, essentiel dans la société française. Ainsi nous arriverons à faire progresser l’action des associations et fondations et donnerons plus de sens à notre démocratie.

 

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Francis CHARHON

Président d’honneur du Centre Français des Fonds et Fondations

Médecin anesthésiste de formation. Après une carrière hospitalière, il devient Président de Médecin sans Frontières 1980 à 1982, puis en assure la direction de 1982 à 1991. Directeur général de la Fondation de France de 1992 à août 2016. Il crée en 2002 le Centre Français des Fondations qu’il a présidé jusqu’en 2016. Il fut président et administrateur du Centre Européen des Fondations. Précédemment membre du CESE et du CNVA. Actuellement membre du comité label d’IDEAS. Expert en philanthropie il crée FCH conseil et accompagne les dirigeants d’associations ou de fondations dans leurs projets stratégiques. Depuis 40 ans il consacre son activité au développement de la philanthropie en France et prolonge son action à travers le blog « Chroniques philanthropiques ». Il a publié : Vive la philanthropie, L’engagement social pour les nuls.

Pour aller plus loin :

 


1 Fondée en 1780, la Société Philanthropique est une association reconnue d’utilité publique œuvrant dans l’action sociale. Elle gère aujourd’hui, principalement en Ile-de-France, une trentaine d’établissements et de services pour soutenir des personnes en difficultés.

2 Conseiller d’Etat et vice-président fondateur de la Fondation de France et de la Fondation du Collège de France, part étudier les modèles de community foundations aux Etats-Unis et en sort cet ouvrage « Les fondations en France et aux États-Unis » en 1967.

3 Votée le 1er août 2003, la loi Aillagon réglemente le mécénat pour les associations et fondations. Elle comporte vingt-trois articles et s’inscrit dans une large réforme visant à développer plus largement le mécénat, harmoniser les dispositifs applicables aux dons et réformer la reconnaissance d’utilité publique.

4 François Mitterrand crée l’Impôt sur la fortune (ISF) en 1982.

6 Le Transnational Giving Europe (TGE) permet aux donateurs, particuliers et entreprises, fiscalisés dans l’un des pays partenaires, de soutenir des organisations caritatives d’autres pays membres en bénéficiant des avantages fiscaux prévus par la législation de leur pays de résidence. Le TGE est opérationnel dans 19 pays.

7 Le Worldwide Initiatives for Grantmaker Support (WINGS) est un réseau de plus de 100 associations de philanthropes et d’organisations de soutien dans 40 pays du monde entier, dont l’objectif est de renforcer, de promouvoir et de fournir un leadership sur le développement de la philanthropie et de l’investissement social.

8 Le African Philanthropy Forum (APF) est un réseau de partenaires divers qui œuvre pour un développement inclusif et durable en Afrique.

Regard sur les résultats du panorama des générosités pour l’année 2019

Après plus de 50 heures de live sur la plateforme Twitch, les streamers qui ont participé à Z Event 2021, un marathon de jeu vidéo caritatif, ont récolté un peu plus de 10 millions d’euros pour l’ONG Action contre la faim. Une somme record pour un tel événement © Action Contre la Faim

Le dernier panorama des générosités pour l’année 2019, conduit par la Fondation de France et coordonné par Daniel Bruneau a montré la dynamique continuelle de la philanthropie française et confirme les projections et tendances déjà tracées depuis 30 ans, dans la plupart des sociétés « occidentales »

Si nous regardons dans le rétroviseur pour mesurer l’évolution de la générosité des Français de ces trente dernières années, en la mettant, par exemple, en perspective de celle des Américains, que constate-t-on ?

Aux USA le montant donné par les Américains s’élevait en 1991 à 124, 8 milliards de $, vs 264 milliards en 2015, soit une multiplication par 2,12 en un quart de siècle (pour mémoire en 2019 ce chiffre a grimpé à 449 milliards de $, soit fois 1,7 en 4 ans et donc une multiplication par 3,0 en 30 ans)[1].

Si on se prête à la même comparaison pour la France, nous étions autour de 1,5 milliard d’€ en 91 (extrapolation à partir de l’ étude Archambault-Boumendil)[2]contre 8,5 milliards en 2019 soit une multiplication par 6. Intéressant, mais nous partions de si bas.

Mais le parallèle ne s’arrête pas là, les mêmes tendances se constatent dans des analyses plus segmentées :

  • Une progression du montant global des dons des particuliers, malgré un nombre de donateurs en baisse. Cette tendance est significative de la dégradation des revenus et des patrimoines des plus petits contribuables.
  • Une concentration des dons effectués par les plus hauts revenus et les plus fortunés dans des propositions exorbitantes, notamment aux USA où 2% des donateurs pèsent désormais 50 % des dons versés au secteur philanthropique.[3]
  • Des libéralités (legs, donations, assurances-vie) en hausse régulière avec l’attente d’une réelle explosion, notamment en Europe[4] prophétisée par Richard Radcliffe.
  • Une forte croissance du mécénat d’entreprise (qui est une singularité française, comparée aux anglo-américains) particulièrement marquée chez les petites entreprises.
  • La montée en puissance des flux de collecte en provenance des NTIC, (Nouvelles Technologie de l’Information de la Communication), encore mal appréhendée au plan statistique, mais qui montre une dynamique encore loin d’avoir donné tout son potentiel. En 2019, Giving Tuesday a permis de collecter 2 milliards $ collectés en une journée. En 4 ans, Facebook Fundraisers a permis de collecter plus de 2 milliards €, dont 1 milliard sur les pages anniversaires. Le marché mondial du crowdfunding représentait en 2020 une industrie de près de 1000 milliards €. 40% des moins de 35 ans ont déjà participé à une collecte de type cagnotte. Toutes les générations sont sur les réseaux sociaux.  90,5% des « Y », 77,5% des « X » 48,2% des Boomers. Les dons de crypto-monnaie augmentent parallèlement à l’augmentation de la valeur des crypto-monnaies sur le marché [5] ».
  • La résistance des médias de collecte traditionnels : mailings, phoning et street fund-raising. Aussi surprenant que cela puisse paraître, malgré l’annonce régulière de l’accélération de leur déclin, les outils du marketing direct (mailings, phoning, street fund-raising) restent les principaux vecteurs de collecte de fonds. Mais ce n’est à mon sens qu’un répit, car les nouvelles générations de donateurs se tiennent à l’écart de ces sollicitations, à l’exception notable du street fund raising qui attitrent encore les plus jeunes.
  • Enfin dans ce monde de surproduction et de gabegie généralisées l’accélération des dons en nature, dans l’économie circulaire, semble répondre à l’aspiration des donateurs soucieux de la dégradation accélérée de notre environnement.
Solidarités International et le magistère de sciences de gestion de l’Université Paris-Dauphine ont signé, le 31 août 2021, une convention de partenariat, par laquelle les deux établissements s’engagent à développer des collaborations pour une durée de trois ans. ©Solidarités International

En conclusion, tout indique que la philanthropie a un avenir fort radieux.

La même excellente étude prospective, citée ci-avant, réalisée par l’agence Adfinitas[6] pour l’horizon 2025, à laquelle nous vous renvoyons. En partant de cette analyse, nous pouvons aisément imaginer un fund-raising dominé par la foule généreuse dopée à l’IA (Intelligence Artificielle), avec des taux de donateurs par rapport à la population, non plus de 40 % mais de 70 ou 80 %. Ces foules généreuses seront à la fois donatrices, mais aussi collectrices, mobilisatrices , voire même opératrices, désireuses de mettre en œuvre par elles-mêmes les solutions aux maux auxquelles s’attaquent d’habitudes les OSBL.

Cependant un point de vigilance. Il est fort probable qu’en dehors même d’un effondrement général (climat, pollutions, pandémies à répétition, conflits planétaires) ne s’impose la nécessaire réduction des inégalités par la redistribution par l’impôt, à l’image de la politique qui a suivi le new deal, jusqu’en 1984 (FD Roosevelt a imposé une fiscalité de 85 % pour tout revenu supérieur à 1million de $, par an).

Parce que cette rigueur fiscale a été, depuis, érodée au point de recréer ce fossé abyssal entre ultra riches et ultra pauvres, laminant au passage le niveau de vie des classes moyennes, nous nous orientons vraisemblablement vers un retour à une taxation des plus riches et, par voie de conséquence, à un reflux de la philanthropie.

Antoine Vaccaro


Qui est Antoine Vaccaro ?

Antoine Vaccaro est titulaire d’un doctorat en science des organisations – Gestion des économies non-marchandes, Paris-Dauphine, 1985.

Après un parcours professionnel dans de grandes organisations non gouvernementales et groupe de communication : Fondation de France, Médecins du Monde, TBWA ; il préside le CerPhi (Centre d’étude et de recherche sur la philanthropie) Force For Good et le Fund-raising Lab. Il assume diverses fonctions bénévoles au sein d’associations et de fondations et est également co-Fondateur de plusieurs organismes professionnels promouvant le financement privé des causes d’intérêt général : Association Française des fundraisers, Comité de la charte de déontologie des organismes faisant appel à la générosité publique, Euconsult, La chaire de Philanthropie de l’Essec, 2011.

Il a publié divers ouvrages et articles sur la philanthropie et le fund-raising.

 


 

[1] Giving USA

[2] https://www.fondationdefrance.org/sites/default/files/atoms/files/benevolat_1997.pdf

[3] https://inequality.org/great-divide/gilded-giving-2020/

[4] https://www.legacygiving.eu/en/richardradcliffelegacygivingineuropecanexplode/

[5]  https://www.francegenerosites.org/ressources/le-fundraising-en-2025-livre-blanc-de-adfinitas-demain-la-veille/

[6] https://www.francegenerosites.org/ressources/le-fundraising-en-2025-livre-blanc-de-adfinitas-demain-la-veille/