
Pour la première fois de son histoire, l’humanitaire doit faire face à une crise massive, provoquée ni par un conflit armé, ni par une catastrophe naturelle, ni pour l’essentiel à une pandémie en cours (même si la pandémie de COVID 19 est une véritable crise épidémique-sanitaire sérieuse)… mais d’abord et surtout par les conséquences de la pensée humaine, c’est-à dire par une surréaction voisine de la panique. Pour le dire autrement, nous assistons à la première crise économico-humanitaire mondiale née du principe de précaution poussé jusqu’à l’absurde.
Il est, à cet égard, fascinant – et instructif – de constater que le COVID 19 provoque un désastre, aussi bien chez les individus touchés par la maladie développant une forme grave que dans les sociétés humaines, par le même processus ; chez les très rares individus (dans 81% des cas – il faut le rappeler – le Covid-19 se traduit par une forme bégnine voire asymptomatique) nécessitant des soins en assistance respiratoire et réanimation, c’est une surréaction du système immunitaire qui provoque un syndrome inflammatoire à l’origine de la détresse respiratoire aigüe, et dans la société, c’est la surréaction du nouveau « système immunitaire humain-étatique absolu », le « principe de précaution », lequel semble aujourd’hui gouverner…nos gouvernants, qui provoque une crise économique gigantesque, laquelle devient sous nos yeux une crise humanitaire massive, et dont le nombre de victimes va excéder, au bout du compte, largement celui des victimes directes du virus.
Il ne s’agit pas ici de nier, encore une fois, la réalité ni le sérieux de la crise épidémique-sanitaire du COVID 19. Chaque victime de cette épidémie, comme dans toute épidémie, représente un échec, une perte pour sa communauté et un drame pour ses proches. Il faut faire le maximum pour prévenir et soigner ses victimes… en gardant la tête froide et la raison.
Garder la tête froide, c’est déjà parler simplement de crise épidémique mondiale, sans parler de « guerre ». Utiliser le terme de « guerre » pour évoquer la crise du COVID 19 est un manque de respect envers toutes les personnes dans le monde qui vivent actuellement dans un pays en guerre, qui la subissent au quotidien ; c’est aussi l’expression d’une perte de lucidité. Si jamais, à Dieu ne plaise, nous devions connaître, nous Européens qui croyons l’avoir chassée de notre horizon à jamais, à nouveau la guerre, il y a fort à parier que nous regretterions le « bon temps du confinement »…
Garder la tête froide, c’est aussi mettre les choses en perspective. Aussi sérieuse que soit la crise du COVID 19, à l’échelle de l’histoire humaine, et au regard d’autres épidémies contemporaines, elle est loin de justifier la perception apocalyptique que l’on exige que nous en ayons, à grand renfort de propos et d’analyses sans appel. Quelques rappels chiffrés, parmi quelques fléaux notables :
- La peste de Justinien a fait entre 30 et 50 millions de victimes en 541-542. Elle fut un accélérateur de la chute de l’empire romain.
- La peste noire (bubonique) a fait entre 1347 et 1351 environ 200 millions de victimes. Elle a décimé entre 30 et 50 % de la population européenne.
- La variole a fait environ 56 millions de victimes en 1520.
- La grippe espagnole a fait entre 30 et 50 millions de victimes en 1918-1919.
- La grippe de Hong-Kong a fait environ un million de victimes de 1968 à 1970, dont, en 1968 et en deux mois, plus de 31.000 en France.
- Depuis le début de l’épidémie du VIH en 1981, la moyenne des estimations des victimes cumulées dans le monde est de 32 millions. En 2018, entre 570.000 et 1,1 million de personnes sont décédées de maladies liées au SIDA.
- Près de 2,6 millions d’êtres humains, dont 297.000 enfants de moins de cinq ans, meurent chaque année des maladies liées à l’eau insalubre.
- Chaque année, la grippe saisonnière tue dans le monde de 290.000 à 650.000 personnes.
- Le COVID 19, à l’heure où j’écris ces lignes, a entraîné le décès d’environ 290.000 personnes dans le monde. Pour le moment, malgré une progression rapide et préoccupante de l’épidémie dans le Sahel et le bassin du lac Tchad, ainsi qu’en Afrique de l’Ouest, progression nécessitant une attention et des actions multi-secteurs renforcées, le cataclysme annoncé en Afrique, et nous nous en réjouissons tous, n’a pas eu lieu.
Nous n’évoquerons pas ici Ebola, dont le taux de mortalité varie de 25 à 90 % des personnes infectées… ni les victimes des conflits armés.
Garder la tête froide, enfin, et une fois la mise en perspective faite, aurait pu consister, on le voit, à ne pas mettre en place des mesures planétaires d’ultime recours, dans une situation qui ne le requérait pas. En d’autres termes « geler la planète » au prétexte que le virus, mal connu, suscitait toutes les peurs. Si ce « gel » a pu être compréhensible, dans certains pays, au tout début de l’épidémie, quand les décideurs politiques étaient encore dans le brouillard de l’inconnu, et afin de donner le temps aux hôpitaux d’absorber le gros de la vague et de se réorganiser, son maintien dans la durée a été dévastateur. Le confinement d’une grande partie du monde occidental, d’une partie de l’Asie, de l’Amérique du sud et à la marge de l’Afrique, a provoqué une crise économique et financière d’une exceptionnelle gravité. Cette crise économique en cascade, couplée à la fermeture des frontières, l’arrêt d’une partie de la production et des échanges, et aggravée par d’autres facteurs (paupérisation endémique, violences et conflits armés, sécheresses, migrations de populations, invasion de criquets, etc.) provoque dans les pays les plus vulnérables une crise humanitaire dont le nombre de victimes, comme dit plus haut, sera certainement bien plus élevé que le nombre des vies sauvées par l’excès de précaution… Le Programme Alimentaire Mondial (PAM) des Nations-Unies estime que le nombre de personnes souffrant de la faim dans le monde pourrait passer de 135 millions en 2019 à près de 265 millions de personnes en 2020.

Nous serons face à une double crise de la faim : crise de la production, des échanges et de l’acheminement des ressources alimentaires, semences et intrants provoquée par le « gel planétaire » et la fermeture des frontières (aggravée par la constitution par les pays producteurs de stocks en lieu et place des exportations) et crise de l’accès aux ressources alimentaires / semences / intrants disponibles en raison de la crise économique… provoquée elle aussi par le même « gel ». Par ailleurs, la suspension de la pêche, source importante de ressource alimentaire, dans de nombreux pays, a un impact très lourd. Et selon l’Organisation Internationale du Travail (OIT) « Le monde du travail traverse la pire crise internationale depuis la seconde guerre mondial » ; l’OIT prévoit une explosion du nombre des chômeurs dans le monde en 2020 (de 25 à 28 millions d’emplois perdus), et un doublement de celui-ci dans certaines régions, avec les désordres et les violences politiques à la clé, et les crises humanitaires qui en découleront immanquablement.
Pour le dire autrement, à un moment, pour sauver des vies, il faut avoir le courage politique de laisser vivre les gens. La Suède a montré que c’est parfaitement possible, et avec de bons résultats quant à la lutte contre une épidémie, même s’agissant d’un virus mal connu.
En ce sens, nous, humanitaires, devons aujourd’hui répondre avec engagement, efficacité, ici et là-bas, aux conséquences dévastatrices d’une forme de dictature de la pensée politique, de la gouvernance mondialisée, celle du principe de précaution, du « risque zéro / zéro mort » (nous ne tolérons plus l’idée même de la mort, comme si nous avions acquis une sorte de droit opposable, devant l’Etat, à ne pas mourir). Ce principe, en l’espèce, a atteint son point de bascule. Allié à une forme d’analyse prospective fondée sur les calculs statistiques, en l’occurrence ceux des épidémiologistes de L’imperial college de Londres, lesquels ont recommandé aux gouvernements une réponse uniforme basée sur des modèles mathématiques, il se révèle, à l’épreuve du réel, c’est-à dire de la vie, mortifère.
Le principe de précaution se révèle donc enfin pour ce qu’il est, un principe mortifère. Et il est important de ne pas confondre ce principe avec le fait de prendre des précautions. Prendre des précautions est le corollaire, à chaque fois que possible, du fait de prendre un risque (j’accepte le risque comme faisant partie, de façon consubstantielle, du fait de vivre et d’agir, et en conséquence je m’y prépare au mieux en prenant une ou des précautions). Le principe de précaution consiste, au contraire, à refuser toute prise de risque, en rejetant l’idée même de risque. C’est un principe de refus absolu. Rien de ce qui a permis à l’humanité d’aller de l’avant, ni de surpasser menaces et défis, n’aurait pu être accompli selon le principe de précaution : les caravelles de Christophe Colomb n’aurait jamais quitté le port, Galilée n’aurait jamais osé dire « Et pourtant elle tourne », le Général de Gaulle n’aurait pas lancé l’appel du 18 juin, le très hasardeux débarquement du 6 juin 44 n’aurait pas été lancé, la NASA se serait bien gardée de faire décoller Apollo 11 et Neil Amstrong n’aurait pas dit « C’est un petit pas pour l’homme…. », les French doctors du Biafra seraient restés chez eux, Nelson Mandala n’aurait jamais eu le courage de se dresser contre l’apartheid, et aucun humanitaire ne serait entré en crossborder en Afghanistan pour aider la population afghane pendant l’invasion soviétique.
Alors ? Que nous reste-il, à nous humanitaires, qui devons avancer et agir sur une ligne de crète, celle de notre champ d’action et de notre responsabilité ?
Il nous reste à agir sans états d’âme, partout où notre expertise et notre expérience sont utiles, nécessaires, en France, à l’étranger, pour prévenir la propagation du COVID 19 parmi les populations les plus vulnérables, dans les zones à risque, et là où les moyens sanitaires et médicaux font le plus défaut. Notre engagement ne doit pas faire défaut, lui, et celui-doit être aussi du rendez-vous d’après, celui qui suit, celui des conséquences économiques et humanitaires terribles qui arrivent, qui sont déjà là. Pour cela, il faut des moyens financiers, logistiques, hors du commun, il y a des défis et des obstacles gigantesques à affronter. Ce sera d’autant plus difficile que l’Occident et les Occidentaux sont perçus à tort ou à raison, dans beaucoup d’endroits, comme une partie, voire la cause du problème, et non pas comme la solution. Il nous faut et faudra donc faire preuve d’encore plus d’engagement, de savoir-faire, d’efficacité, de prise de risque raisonné… et d’honnêteté.

Cette honnêteté consiste, d’une part, à agir à partir du réel, du vivant, de l’humain, de l’informel, et non pas à partir de modèles théoriques. C’est ce que nous savons faire depuis le début de l’humanitaire moderne, alors continuons à le faire. Et faisons-le sans rien céder de notre liberté, à l’heure où l’on veut nous échanger notre liberté contre plus de contrôle…pour plus de sécurité. Nous ne devons avoir aucune hésitation sur l’incompatibilité radicale entre une action humanitaire libre, et la société de contrôle que l’on projette de mettre en place, au nom de la lutte contre le COVID 19 et autres risques sanitaires. Et nous devons refuser d’être sur le terrain des auxiliaires de cette société de contrôle.
Cette honnêteté consiste d’autre part à assumer un discours de vérité, c’est-à dire à reconnaître et dire haut et fort que le plus gros de la crise humanitaire que nous avons à combattre n’est pas la crise sanitaire du COVID 19 en elle-même, crise qu’il nous faut traiter avec tous les moyens nécessaires, mais est pour l’essentiel et l’avenir le fruit de d’un dysfonctionnement catastrophique d’un principe érigé en dogme indiscuté, celui du principe de précaution « à tout prix ».
Cette honnêteté consiste aussi à refuser d’être instrumentalisés, afin que notre action, indispensable, ne puisse servir à cautionner un discours justifiant de la part des gouvernants leur surréaction, surréaction dictée par la panique à l’idée que quiconque puisse leur reprocher, au nom de l’indiscutable principe de précaution, de n’avoir pas fait comme les Italiens, qui les premiers prirent cette décision en Europe après que les autorités chinoises aient bouclé la province de Hubei, berceau du virus. La décision italienne a mis tous les dirigeants du continent européen devant le risque qu’on les accuse, s’ils ne le faisaient pas à leur tour, « de ne pas avoir tout fait, quoi qu’il en coûte, pour protéger tout le monde »… Quoi qu’il en coûte, cette formule se doit d’être pesée et jugée non seulement au regard des conséquences à court terme, mais aussi au regard des conséquences à moyen et long terme. On peut raisonnablement estimer que le « quoi qu’il en coûte » aura dans quelques temps une connotation plus négative que positive.
Cette honnêteté consiste enfin à réinvestir un humanitaire radical, sans compromission, au service exclusif des plus vulnérables, des oubliés, et inspiré par nos valeurs, notre lucidité… Un humanitaire toujours aussi proche – physiquement proche – des personnes que nous secourons, aidons… et vacciné contre l’aversion au risque, nom de la variante humanitaire de la pandémie de principe de précaution…
Pierre Brunet,
Écrivain et humanitaire.
Pierre Brunet
Né en 1961 à Paris d’un père français et d’une mère espagnole, Pierre Brunet a trouvé sa première vocation comme journaliste free-lance. En 1994, il croise sur sa route l’humanitaire, et s’engage comme volontaire au Rwanda, dévasté par un génocide. Il repart début 1995 en mission humanitaire en Bosnie-Herzégovine, alors déchirée par la guerre civile. Il y assumera les responsabilités de coordinateur de programme à Sarajevo, puis de chef de mission.
A son retour en France fin 1996, il intègre le siège de l’ONG française SOLIDARITES INTERNATIONAL, pour laquelle il était parti en mission. Il y sera responsable de la communication et du fundraising, tout en retournant sur le terrain, comme en Afghanistan en 2003, et en commençant à écrire… En 2011, tout en restant impliqué dans l’humanitaire, il s’engage totalement dans l’écriture, et consacre une part essentielle de son temps à sa vocation d’écrivain.
Pierre Brunet est Vice-Président de l’association SOLIDARITES INTERNATIONAL. Il s’est rendu sur le terrain dans la « jungle » de Calais en novembre 2015, en Grèce et Macédoine auprès des migrants en avril 2016, et dans le Nord-Est de la Syrie en avril 2019.
Parallèlement à son travail d’écrivain, Pierre Brunet travaille comme co-scénariste de synopsis de séries télévisées ou de longs-métrages, en partenariat avec diverses sociétés de production. Il collabore également avec divers magazines en publiant des tribunes ou des articles, notamment sur des sujets d’actualité internationale.
Les romans de Pierre Brunet sont publiés chez Calmann-Lévy :
- Janvier 2006 : parution de son premier roman « Barnum », récit né de son expérience humanitaire.
- Septembre 2008 : parution de son second roman « JAB », l’histoire d’une petite orpheline espagnole grandie au Maroc qui deviendra, adulte, une boxeuse professionnelle.
- Mars 2014 : sortie de son troisième roman « Fenicia », inspiré de la vie de sa mère, petite orpheline espagnole pendant la guerre civile, réfugiée en France, plus tard militante anarchiste, séductrice, qui mourut dans un institut psychiatrique à 31 ans.
- Fin août 2017 : sortie de son quatrième roman « Le triangle d’incertitude », dans lequel l’auteur « revient » encore, comme dans « Barnum » au Rwanda de 1994, pour évoquer le traumatisme d’un officier français à l’occasion de l’opération Turquoise.
2 réflexions au sujet de « L’humanitaire à l’épreuve de la peur, ou comment faire face à la première crise mondiale… du principe de précaution. »