Une interview avec Fabrice Perrot et Marie Houel, du Réseau Logistique Humanitaire qui coordonne le pont aérien humanitaire européen.

Défis Humanitaires : Suite au Covid-19 et à l’interruption du transport aérien vous avez organisé un pont aérien humanitaire avec un premier avion pour Bangui au départ de Lyon le 8 mai dernier. Trois mois tard, combien de vols, de passagers humanitaires et de fret avez-vous pu déployer ?
Réseau Logistique Humanitaire : Dans le cadre du pont humanitaire européen, 45 vols ont été organisés à destination de 15 pays en Afrique, en Asie et en Amérique. Plus de 1100 tonnes ont été transportées ainsi que 1475 staffs humanitaires, médicaux et diplomatiques.
Les vols organisés ont été ponctuels, ce qui a permis d’atteindre prioritairement les pays pour lesquels un volume important de matériel était à envoyer. Des vols cargo dédiés ont ainsi pu être organisés pour Kaboul (100 tonnes dont 15 tonnes de vaccins), à Khartoum (100 tonnes), à Mogadiscio (3 rotations pour 40 tonnes au total).
Le pont aérien a aussi été activé pour des destinations pour lesquelles des enjeux d’accès humanitaire étaient partagés par les partenaires, notamment pour l’obtention de visas ou d’autorisation d’entrée sur le territoire.
Quels sont les partenaires de cette initiative, comment cela s’organise t-il et qui fait quoi ?
L’initiative est une coordination entre 3 acteurs complémentaires. L’Union Européenne finance le pont aérien, mobilise son réseau de délégations dans les pays de destination et participe à la coordination des acteurs impliqués via une taskforce au sein d’ECHO (service de l’UE à la Protection Civile et Operations d’Aide Humanitaire Européennes). Les Etats membres se sont engagés sur la dimension diplomatique associée aux vols. Cela implique d’apporter son soutien lors des demandes d’autorisations de survol, d’atterrissage et d’appuyer les demandes les visas pour les expatriés en partance. Le Réseau Logistique Humanitaire (RLH) intervient enfin en tant qu’acteur de coordination des partenaires humanitaires intéressés à embarquer ou de la marchandise, ou du personnel.
Au cours des trois derniers mois, le RLH est monté en puissance en renforçant la cellule de coordination mise en place. Pour l’organisation des premiers vols, la cellule était composée de trois personnes. Aujourd’hui, ce sont 9 humanitaires, mis à disposition par cinq ONG, qui travaillent sur cette opération, aussi bien des spécialistes des passagers que des spécialistes du fret ou des expertes en base de données, afin d’assurer une mise en œuvre efficace des vols. Cette cellule est coordonnée par deux salariés mis à disposition par leurs ONG respectives, en qualité de chef de projet (Jean-Baptiste Lamarche – Action contre la Faim) et adjointe chef de projet (Marie Houel – Solidarités International).
Le projet de cellule de coordination mise en place par le RLH est soutenu quant à lui par le Centre de Crise et de Soutien (CDCS). En finançant ce projet, le CDCS permet au RLH de prendre une dimension opérationnelle en s’associant aux acteurs institutionnels.
Comment percevez-vous les motivations de la Commission Européenne avec ECHO et celles des Etats membres qui participent à ce pont aérien ?
Face à la situation de blocage provoquée par la COVID au printemps, l’Union Européenne a exprimé une volonté forte de se positionner comme acteur opérationnel direct de la réponse humanitaire. Le Réseau Logistique Humanitaire, en se positionnant comme partenaire de l’Union Européenne sur ce mécanisme, a pu être au cœur de la réponse mise en œuvre. En tant qu’ONG, les membres du RLH ont l’habitude d’une relation bailleur / récipiendaire de fonds pour des projets. Dans le cadre du pont aérien humanitaire, un éclairage nouveau a été fait sur cette relation qui s’est davantage placée sous le signe du partenariat. Engagés ensemble au sein d’une taskforce, nous avons eu à cœur de défendre l’accès humanitaire.

Comment se situe ce pont aérien par rapport à celui du Programme Alimentaire Mondial des Nations-Unies ?
Le Pont Aérien Humanitaire s’inscrit en complémentarité de celui du Programme Alimentaire Mondial. Au début de la crise CoVid, entre mars et mai 2020, alors que des personnels et du matériel humanitaires étaient cloués au sol, sans possibilité d’atteindre les pays d’intervention, le PAM a rapidement porté à la connaissance de la communauté humanitaire son projet de mise en place d’une opération aérienne de très grande envergure. Cependant, son implémentation a pris du temps, et les premiers vols n’ont vraiment débuté que début mai. La visibilité sur l’effectivité de cette opération PAM étant limitée pendant cette période, des groupes préexistants d’ONG européennes (dont le RLH – Réseau Logistique Humanitaire et le RIDO – Réseau Informel des Directeurs des Opérations), en lien avec le CDCS et ECHO, ont rapidement travaillé à la compilation des besoins en passagers et en fret, afin d’identifier les destinations prioritaires et de trouver des solutions rapides. C’est ce travail en collaboration multi-acteurs qui a permis d’aboutir au financement, par l’Union Européenne, de vols humanitaires.
Le Pont Aérien du PAM est basé principalement sur des connexions aériennes régulières, et l’équipe de coordination du RLH est restée en veille permanente sur les lignes ouvertes par le PAM. Ce suivi nous a permis d’identifier les destinations non desservies par le PAM, mais jugées prioritaires grâce à la consolidation des besoins de nos partenaires. Ce sont ces destinations qui ont par conséquent été mises en avant auprès de l’Union Européenne et des Etats Membres pour valider la mise en place de vols humanitaires.
Par ailleurs, ECHO et le PAM ont travaillé ensemble pendant cette période, et certains avions financés par l’Union Européenne ont été mis à disposition du PAM pour certaines de leurs opérations.
Quelle est l’origine du RLH, sa raison d’être, ses membres fondateurs et le nombre de ceux-ci aujourd’hui ?
Le Réseau Logistique Humanitaire est né en 2014, de l’initiative de 3 Directeurs et Responsables Logistiques d’ONG françaises (Action contre la Faim, Handicap International [aujourd’hui Humanité & Inclusion] et Solidarités International), partageant des valeurs communes et la volonté de partager des idées, des informations et des moyens dans le secteur logistique humanitaire.
Les principes qui guident les actions du RLH sont basés sur un concept clé : la mutualisation. Nous sommes convaincus, bien qu’évoluant dans un secteur plutôt concurrentiel face aux financements institutionnels, et dans lequel les fonds alloués sont insuffisants au regard des besoins humanitaires, que la mise en commun de ressources dans le secteur logistique (« la mutualisation ») est une valeur ajoutée pour toutes nos organisations. Nous admettons que nos organisations soient en compétition face aux financements, mais nous coopérons pour gagner en efficience et ainsi atteindre les populations les plus vulnérables malgré des fonds limités. C’est ce que nous appelons la « coopétition ».
Tout en restant informel, le réseau s’est structuré au fil des années, grâce à un système de gouvernance dynamique et engageant, permettant de maintenir un groupe actif et fidèle.
A ce jour, le RLH, est composé de neuf membres[1], mais le rayonnement de son activité s’étend bien au-delà de ce noyau historique. En effet, si l’on prend l’exemple du Pont Aérien actuellement coordonné par le RLH, il s’agit d’une soixantaine de membres qui bénéficie de son activité, et dans lequel chaque partenaire a voix au chapitre.

En dehors du pont aérien, pouvez-vous donner des exemples de plus-value que le RLH peut apporter aux ONG humanitaires ?
Plusieurs actions ont été menées au fil des années par le RLH, et ont démontré que collaborer dans le secteur logistique était bénéfique aux organisations humanitaires.
L’exemple le plus évident est la mise en place d’achats communs entre organisations. A l’instar des entreprises du secteur privé, nous avons décidé de conduire, à plusieurs ONG, des appels d’offres conjoints. En jouant sur les volumes additionnés de chaque organisation pour un marché donné, nous atteignons des montants critiques permettant aux soumissionnaires de proposer des prix beaucoup plus compétitifs que ne les aurait obtenues une organisation seule. Les économies réalisées peuvent atteindre 8 à 10 % en fonction des marchés !
En parallèle, le secteur humanitaire est lui aussi à l’ère de la transformation digitale, et se doit de se moderniser pour faire face à un besoin d’efficience toujours plus fort et un volume de données à traiter toujours plus grand. Pour gérer au mieux les flux logistiques, les organisations humanitaires doivent se doter de systèmes d’information (logiciels) de la supply chain. Ces systèmes sont couteux, et les particularités de l’activité humanitaire rendent complexe l’utilisation de logiciels préexistants et créés pour le secteur privé. De la même manière que les groupements d’achats, nous pensons que l’accès à la digitalisation de la logistique doit se faire de manière mutualisée, via un partage des coûts. De plus, nos fonctionnements, nos procédures sont proches, les données que nous traitons sont catégorisées de la même façon, et bien souvent, nos collaborateurs naviguent d’une organisation à l’autre au fil de leur carrière.
Aussi, nous défendons l’idée de fonctionner autour d’un système d’information commun, de le développer et l’améliorer ensemble, et de partager les coûts. Cette idée s’est déjà concrétisée puisqu’à ce jour, un système d’information logistique (« LINK », développé par Action contre la Faim) est déjà utilisé ou en cours de développement pour deux autres membres du RLH (dont Humanité & Inclusion et Solidarités International).
Les ONG humanitaires sont généralement attachées à la diversité des acteurs pour mieux répondre à la diversité des situations et des besoins. Comment le RLH conçoit-il cette diversité et comment peut-il l’accompagner ?
Le RLH a grandi de manière organique, en accueillant en son sein de nouveaux membres au fil des années. Si certains critères se doivent d’être communs afin de garantir une certaine homogénéité dans le groupe (être une organisation humanitaire, avoir des opérations internationales), les mandats, les secteurs d’activités et la taille des organisations membres du RLH sont très divers.
Nous basons avant tout l’appartenance à ce réseau sur des valeurs communes, la confiance, la proactivité et la recherche de mutualisation logistique. Dès lors que ces critères sont remplis, la diversité des acteurs est une vraie plus-value puisque qu’elle accroît notre rayonnement et nos capacités de travail dans des secteurs d’activités et des zones très larges, permettant d’augmenter l’impact humanitaire de nos ONG respectives.
Si nous croyons à ce point en une possible mise en commun des ressources logistiques, c’est justement parce que, et c’est le constat de départ ayant amené à la création du RLH, malgré les diversités de nos structures, dans nos départements logistiques respectifs, les fonctionnements, les contraintes, les procédures, les besoins d’innovation et les contraintes financières sont extrêmement similaires.

La pandémie du Covid-19 s’amplifie et s’accélère aujourd’hui dans le monde. Le transport aérien ne retrouvera pas toutes ses capacités à court terme. Envisagez-vous la poursuite du pont aérien et avec quels objectifs ?
Nous faisons aujourd’hui face à une situation où la majorité des dessertes aériennes depuis l’Europe vers les crises humanitaires majeures est assurée, soit par les vols commerciaux soit par les vols du Programme Alimentaire Mondial. Si en mai la situation semblait totalement bloquée du fait du confinement dans les différents pays d’Europe, nous nous trouvons face à une situation différente cet été : certaines frontières rouvrent, les vols commerciaux reprennent. Cependant, par bien des aspects, cette réouverture est de façade : les restrictions imposées par les Etats européens de transit des expatriés transitent sont diverses, elles évoluent rapidement et sont appliquées avec plus ou moins de zèle. Les approches sanitaires sont aussi différentes en fonction du pays d’origine et du pays de transit. Cette incertitude est extrêmement délicate à gérer pour les équipes des ONG qui sont en charge des mouvements des expatriés.
En effet, si les organisations sont rompues à la gestion du risque sur le terrain, le flou administratif est un vrai frein aux mouvements : après avoir assuré la rotation des staffs qui étaient en fin de contrat pendant le confinement, l’enjeu maintenant est de permettre aux personnels sous contrat de prendre le repos auquel ils ont droit au cours de leur expatriation. Sans certitude sur les contraintes administratives imposées par les autorités, tant au départ qu’au retour, prendre le risque de sortir du pays sans savoir quand le retour va être possible est parfois peu souhaitable.
Le mot de la fin pour conclure.
Fort d’un historique de 6 années et grâce à l’expérience récente du pont aérien humanitaire européen, le RLH est aujourd’hui à un tournant de son existence. Le concept de mutualisation que nous défendons et opérationnalisons désormais est basé sur l’engagement de ses membres, mais l’absence d’entité juridique propre peut constituer un frein, dans un secteur ou la réactivité et la rapidité d’exécution sont essentielles. En effet, chacune des actions menées doit aujourd’hui être portée par l’une ou l’autre des organisations membres, sur la base du volontariat et de ses capacités.
Or, nous pensons que pour être effectif, le modèle doit être repensé pour permettre à la mutualisation logistique de se mettre vraiment au service des opérations et ainsi accroitre l’accès aux populations les plus vulnérables et l’impact humanitaire. C’est dans cette optique que nous réfléchissons actuellement à la création d’une structure tierce, inclusive, dont la gouvernance serait partagée par ses membres (fondateurs, bénéficiaires, partenaires, etc.).
Cette structure serait une vraie innovation dans le monde humanitaire, mais le travail mené par le RLH depuis des années (études, plaidoyer, simulations, actions), ainsi que les retours de nos partenaires (bailleurs, partenaires opérationnels, etc.) nous amènent à penser que ce concept est celui dont le secteur a besoin pour faire face aux défis humanitaires d’aujourd’hui et de demain.
[1] Membres actuels : ACTED, Action Contre la Faim France, Croix-Rouge Française, Humanité & Inclusion, Médecins du Monde, Oxfam Intermon, Plan International, Première Urgence Internationale, Solidarités International, Terre des Hommes
Marie Houel
Responsable achats et approvisionnements chez Solidarités International depuis 2016.
Juriste en protection des droits de l’Homme de formation, expérience en transport / logistique international et une formation achevée par un master 2 en gestion de projets humanitaires. Stagiaire puis expatriée avec Solidarités (Lubumbashi, RDC, Haiti – tremblement de terre, Bunia RDC).
Passage par le privé (Bolloré, Lafarge & International SOS) puis retour à l’humanitaire pour apporter un support sur la réponse humanitaire Ebola en 2015.
Coordinatrice du réseau d’acheteurs humanitaires Inter Agency Procurement Group.
Coordinatrice Inter-ONG pour la gestion des vols dédiés humanitaires / Réponse COVID.
Fabrice Perrot
Fabrice a commencé sa carrière dans le travail social, en dirigeant des structures associatives socioculturelles en milieu rural et urbain en France avant de passer au secteur humanitaire en 2010. Au sein de Solidarités International, Fabrice a travaillé comme responsable de base et coordinateur de terrain en RDC, en Haïti et au Bangladesh, et a supervisé la coordination logistique pour l’Afrique de l’Ouest et Haïti.
Il dirige le département logistique depuis 2014, et a été nommé à son poste actuel de directeur logistique en 2017, supervisant désormais quatre services : informatique et système d’informations, achats et approvisionnement, logistique opérationnelle et services généraux.
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