
Sixième semaine de guerre en Ukraine : tentons un point à date quant à cet évènement sans précédent, et alors que des crimes de guerre massifs ont été commis dans les environs de Kiev (commune de Bucha, et apparemment d’autres villes) pendant le retrait de l’armée russe. Sans précédent, car c’est la première fois, dans l’histoire de l’humanité, qu’une guerre conventionnelle de haute intensité entre deux états (dont un doté de l’arme nucléaire) se joue sur un territoire où se trouvent une quinzaine de réacteurs nucléaires en activité. Cette crise inédite amène l’humanitaire à avancer à tâtons.
Les seuls exemples approchants sont les guerres de Bosnie ou de Tchétchénie. Mais malgré l’intensité des combats et destructions en Bosnie et en Tchétchénie, ou les trois ans et demi de siège de Sarajevo, on ne peut comparer les forces croates, serbes ou bosniaques, ou encore les groupes armés tchéchènes, aux armées russes et ukrainiennes. Enfin, nul réacteur nucléaire en activité sur les sols bosniaques ou tchéchènes.
Quel est l’état des lieux humanitaire aujourd’hui ? La guerre en Ukraine, selon le dernier Sitrep de l’UNOCHA (United Nations Office for the Coordination of Humanitarian Affairs), a engendré à ce jour plus de 4,1 millions de réfugiés, essentiellement en Pologne, Slovaquie, Hongrie, Roumanie et Moldavie, et 6,5 millions de déplacés intérieurs. En six semaines ! Le seul précédent est la fuite de millions d’Allemands devant l’armée rouge à la chute du 3ème Reich. Les besoins sont massifs : selon OCHA, 12 millions de personnes ont besoin d’assistance, des centaines de milliers d’habitants encerclés n’ont plus accès aux ressources alimentaires (selon le Programme Alimentaire Mondial, un Ukrainien sur cinq rationne son alimentation), à l’eau potable, à l’électricité, au gaz, aux moyens de communication. Les hôpitaux sont débordés, à court de matériel et de médicaments… et parfois frappés. La destruction d’habitations civiles est élevée, ainsi que des infrastructures de traitement et de distribution d’eau. Près de 300.000 enfants de 0 à 11 mois ont besoin de produits nutritionnels adaptés tout comme un très grand nombre de femmes enceintes et allaitantes. Sur le plan logistique et accès, les choses sont contrastées : hors lignes de front, il est possible à ce jour de « faire de l’humanitaire » presque normalement ; sur les zones de combat, l’accès est extrêmement difficile et risqué, et seules des ONG locales, très volontaires, parviennent, parfois en partenariat avec des ONG internationales, à faire parvenir un peu d’aide humanitaire « au bout du dernier kilomètre ». Soulignons que, à ce jour, les agences des Nations-Unies font preuve de plus d’audace et de prise de risques que beaucoup d’ONG internationales lentes à se déployer hors de l’ouest du pays.

Enfin, le déplacement et la concentration de populations fuyant la guerre dans les lieux d’accueil favorise l’émergence de foyers épidémique (COVID 19, choléra, polio, tuberculose, diarrhées…), d’où la nécessité d’interventions préventives en EHA (Eau, Hygiène et Assainissement) et vaccination.
Pour finir, le risque de fuite nucléaire, si jamais l’un des quinze réacteurs ukrainiens était touché, raviverait le cauchemar de Tchernobyl… Comment faire de l’humanitaire en zone irradiée, et à quel niveau de mouvements de populations fuyant les rejets radioactifs devrions-nous faire face ?
Cette crise, bien qu’inédite, comporte des points communs avec des conflits précédents, telle la technique du siège. Celle-ci fut employée à Sarajevo (où il y avait une présence des Nations-Unies et un ravitaillement minimal), en Syrie à Homs et Alep, et à Grozny en Tchétchénie ; pour ces deux dernières villes l’armée russe était déjà à la manœuvre. L’usage du siège, en privant les habitants de nourriture, d’eau, de médicaments, de communication avec l’extérieur, amène ceux-ci se disputer les ressources et brise leur moral. En jouant ensuite au chat et à la souris en promettant, organisant, puis annulant ou bombardant des couloirs humanitaires, l’assiégeant fait supporter par les défenseurs la détresse de la population aux abois… Pourtant, comme à Marioupol, des corridors d’évacuation de civils ont ponctuellement pu fonctionner. Rappelons que le droit international humanitaire oblige les États à protéger les civils en temps de guerre et à laisser l’accès à l’aide humanitaire. L’initiative de la France qui, en partenariat avec la Grèce et la Turquie, souhaitait mener une opération d’évacuation de civils de la ville de Marioupol, laquelle s’est révélée impossible, tout comme les difficultés rencontrées par CICR (Comité International de la Croix-Rouge) pour y évacuer de son côté quelques centaines de civils, marquent le non-respect de ce droit international humanitaire.

Examinons la dynamique de cette guerre. Voulue comme une campagne « éclair », celle-ci a échoué à percer en profondeur les défenses ukrainiennes et atteindre rapidement ses objectifs supposés, la conquête des grandes villes à l’Est du Dniepr, Kiev y compris, et des terres les reliant, de l’ensemble du Donbass, et jusqu’à Odessa au Sud-Ouest. On voit bien, en regardant une carte, le croissant enveloppant et « mangeant » l’Ukraine, du Belarus à la Transnistrie (où une armée russe est présente, et pourrait s’avancer vers Odessa pour la prendre en tenaille). Les Ukrainiens, aidés en matériel par l’Occident, la Turquie, se défendent férocement. L’armée russe n’a pas la maîtrise du ciel d’où frappent les drones ukrainiens. Les pertes russes en hommes (les chiffres précis ne sont pas connus, mais l’OTAN les estime de 7 à 15.000 soldats tués, dont sept généraux, ce qui est très lourd en six semaines : on estime les pertes russes en dix ans de guerre en Afghanistan à 26.000 tués). L’attrition en matériel est très importante : selon le site spécialisé Oryx, au moins 2.394 véhicules, dont 410 chars, ont été au 4 avril détruits ou abandonnés. A titre de comparaison, l’armée française possède à son inventaire 222 chars Leclerc… L’armée russe a donc déjà perdu presque le double de chars que la France aligne… S’ajoutent de graves problèmes logistiques, de coordination entre unités, un système de communication brouillé par les Ukrainiens, un moral faible et des soldats souvent livrés à eux-mêmes sans discipline. L’armée russe, faute de guerre éclair, revient à ce qu’elle sait faire : siège, bombardements et progression lente mais inexorable, en se concentrant, d’après l’état-major russe, sur « l’Est » du pays, tout en poursuivant les frappes d’opportunité sur l’ensemble du territoire… Reste à définir cet Est : l’entièreté des oblasts du Donbass à minima (Marioupol comprise, en privant l’Ukraine d’accès à la mer d’Azov), mais jusqu’à Kharkiv ? L’abandon des assauts sur Kiev, Odessa, Chernihiv, Sumy, est-il définitif ou temporaire ? Dans une partie de ces zones, l’armée russe se retranche, reconstitue ses forces, ou se retire comme autour de Kiev et jusqu’à la frontière biélorusse… Espérons que lors de combats à venir celle-ci n’utilisera pas d’armes thermobariques (bombes à vide tuant par asphyxie) ou chimiques, ce qui serait un saut de plus dans la barbarie, après les crimes de guerre (exécutions de très nombreux civils désarmés) commis autour de Kiev comme à Bucha, lors du retrait des troupes russes. Enfin, le ministère de la défense britannique a annoncé l’arrivée en Ukraine de mercenaires russes du groupe Wagner…
Une lueur d’espoir avait surgi, avec les dernières négociations à Istanbul : les lignes semblaient bouger, avec, côté ukrainien, la proposition d’un statut de neutralité pour le pays assorti d’un mécanisme de garanties internationales pour sa sécurité… Mais il s’agissait d’un nième espoir déçu, et comment négocier après les crimes de guerre commis à Bucha et ailleurs ?

Reste à réfléchir aux racines du désastre. Ce gâchis aurait-il pu être évité ? Sans dédouaner Poutine de son écrasante responsabilité (ou irresponsabilité…), est-il possible d’examiner notre propre part de responsabilité, à nous Occidentaux et membres de l’Otan, quant à ce qui arrive aujourd’hui ? N’avons-nous pas, durant trente ans, considéré la Russie comme « la perdante de l’histoire », dont il était inutile de considérer les demandes ? L’expansion de l’Otan jusqu’aux frontières de la Russie était-elle justifiée autrement que par un hubris de vainqueur de la guerre froide ? Qu’avons-nous compris du ressenti des Russes, lors des bombardements de Belgrade par l’OTAN en 1999, puis de la reconnaissance unilatérale du Kosovo ? Enfin, avons-nous vraiment exercé de pression sur l’Ukraine, afin que celle-ci applique l’entièreté des accords de Minsk ?
Quoi qu’il en soit, Poutine a commis une erreur stratégique irréversible. Il gagnera peut-être la guerre, mais il a « refondé » l’OTAN, qui n’est plus « en état de mort cérébrale », et va probablement s’élargir encore. Il a permis une « 2ème naissance » de l’Unions Européenne, qui n’a jamais été aussi unie, et utilise le mécanisme « Facilité paix » de l’UE pour livrer des armes à l’Ukraine (1 milliard d’euros), et a raccordé le réseau électrique de ce pays au réseau européen pour le soutenir ! Des pays comme la Suisse, la Finlande et la Suède abandonnent leur neutralité pour réagir au diapason de l’Occident. Reste l’incertitude chinoise : celle-ci est inquiète devant « l’échec » russe en Ukraine et les conséquences économiques mondiales du conflit. Choisira-t’elle de maintenir son partenariat avec la Russie, en profitant pour s’approvisionner en minerais rares, pétrole et gaz russe à prix cassé pour son industrie (comme fait l’Inde…), ou s’éloignera-t’elle d’un Poutine jugé trop dangereux ? L’opposition de la Chine à une exclusion de la Russie du prochain G20 semble indiquer pour l’instant un maintien du soutien de Pékin à Moscou. Enfin, prenons garde à un effet boomerang des sanctions imposées à la Russie (en plus du prix très lourd que l’économie mondiale va payer, alors que le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, estime que la guerre en Ukraine porte les germes d’un « ouragan de famines » dans de nombreux pays) : un réveil du sentiment patriotique russe, qui pourrait avoir le sentiment que l’Occident veut le détruire…
Pour le reste, l’humanitaire doit continuer à avancer et agir, à tâtons, en Ukraine.
Pierre Brunet
Ecrivain et humanitaire
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