Par Cyprien Fabre, conseiller auprès de l’OCDE au sein de l’unité Crises et Fragilités.
Le « nexus » inquiète. Ce mot latin fourre-tout que personne ne comprend vraiment ouvre le champ à toutes les peurs et les fantasmes, et probablement a fait autant de mal à la cohérence de l’aide que bien des procédures pointilleuses et cadres logiques interminables. Essayons de comprendre ce que cela signifie.
Beaucoup d’encre a coulé pour expliquer le nexus, et généralement exprimer les craintes que cela provoque. A priori, si l’on est contre le « nexus », personne n’est contre la cohérence, et bien des projets humanitaires sont mis en œuvre de telle sorte que le but premier de fournir une aide humanitaire a pour résultat connexe d’apaiser des tensions ou de créer des liens entre communautés aux intérêts divergents. Cela, c’est le nexus de Monsieur Jourdain.
Plutôt que de trouver des résultats connexes à des interventions diverses, qu’elles soient de développement, de stabilisation ou humanitaire, l’engagement d’acteurs internationaux dans un pays tiers en crise peut être plus cohérent. C’est aussi une façon d’aider le pays en question. Les crises sont complexes, et l’apparition de besoins humanitaires reflète toujours une crise souvent politique, une gouvernance erratique ou des fractures dans la tectonique sociétale. Il n’y a pas de besoins humanitaires sans crises, et l’aide humanitaire n’est pas un outil pour aider un pays à résoudre ses crises. Ainsi, pour qu’un engagement international soit efficace, l’aide humanitaire doit nécessairement être complétée par une offre qui inclue, selon le contexte, un dialogue politique, une coopération au développement, une intervention sécuritaire ou tout autre instrument adapté. D’autre part, les crises étant particulièrement longues, l’interaction entre ses causes devient plus complexe, les besoins urgents se recoupent de plus en plus avec des besoins à long terme. Il n’y a pas un moment précis où les besoins des populations cessent d’être « humanitaires » pour devenir « de développement”. Malgré cela, le système international actuel repose en grande partie sur la fourniture d’une aide humanitaire en cas de crise et ce pendant des décennies.

La survenue de besoins humanitaire étant le thermomètre le plus tardif d’une crise sous-jacente, l’OCDE a eu l’idée, au moment du Sommet Humanitaire Mondial de 2016, de demander aux bénéficiaires d’une aide humanitaire ce qu’ils pensaient de cette aide. Soutenu par l’Allemagne et le Royaume-Uni, et au travers de son partenaire Ground Truth Solutions[1], l’OCDE a interrogé plus de 12 000 personnes touchées par des crises et travailleurs humanitaires. Les enquêtes de perception ont eu lieu dans sept contextes différents : Haïti, Liban, Iraq, Somalie, Afghanistan, Ouganda et Bangladesh. Le projet a permis de tirer un certain nombre de conclusions intéressantes (OECD, 2019a).
Les entretiens ont par exemple montré que l’aide humanitaire ne répond qu’à une partie des besoins individuels. Les personnes touchées par les crises ne peuvent pas vivre exclusivement de l’aide humanitaire, elle est généralement insuffisante pour couvrir leurs besoins essentiels. Après la phase initiale d’urgence, les personnes doivent généralement trouver d’autres sources de revenus, un moyen de subsistance au risque d’avoir à recourir à d’autres mécanismes d’adaptation bien connus, comme l’abandon scolaire ou l’endettement.
Si l’aide humanitaire ne suffit pas à répondre aux besoins essentiels des populations, elle est encore moins efficace pour les aider à atteindre l’autosuffisance économique. Les personnes interrogées ont constamment mentionné le manque d’opportunités économiques et de moyens de subsistance comme l’un de leurs principaux griefs. Dans les crises prolongées qui constituent la plupart des contextes humanitaires, les personnes touchées veulent une autonomie financière, pas une assistance éternelle. Comme partout, les gens veulent travailler, pour leur dignité et leur bien-être. L’aide humanitaire étant souvent imprévisible et n’étant pas conçue pour mettre fin aux besoins, des approches à plus long terme doivent être mobilisées en début de crise afin de créer un environnement dans lequel les personnes touchées par les crises peuvent gagner leur vie.

Il a été également intéressant de constater une différence marquée entre les travailleurs humanitaires et les bénéficiaires de l’aide quant à leur perception de l’équité de l’aide. Les travailleurs humanitaires étaient convaincus que l’aide allait à ceux qui en avaient le plus besoin. Les bénéficiaires de l’aide ont pour leur part assez largement répondu par la négative. Les personnes dépourvues de réseau social ou politique, les personnes âgées, handicapés, plus éloignées géographiquement ou sans papiers, sont perçues comme ne recevant pas toujours l’aide dont elles ont besoin. Cela montre que l’aide humanitaire répond certainement aux besoins des personnes vulnérables tant que leurs besoins tombent dans l’un des secteurs classiques de l’aide, mais laisse hors du radar ceux dont la vulnérabilité n’est pas mesurée par les outils sectoriels. Hors du cluster, point de salut.
Un secteur humanitaire organisé autour de mandats thématique (alimentation, éducation) ou catégoriels (réfugiés, enfants) peine à appréhender les vulnérabilités de manière globale. L’on voit bien que quelque chose de plus, de différent, doit être mobilisé pour accompagner les personnes les plus vulnérables à traverser les épreuves qu’elles subissent. Cela exige également d’être attentif à la façon dont nous définissons une crise en premier lieu. Qualifier une crise d’humanitaire par habitude ou facilité peut aider à la levée de fonds mais n’incite pas les décideurs politiques à fournir autre chose que de l’aide humanitaire. Les crises ne sont pas humanitaires, elles sont politiques, et créent des besoins humanitaires.
Les pays donateurs disposent pourtant d’une gamme d’instruments financiers parfois étendue. Ils peuvent utiliser des leviers tels que le dialogue politique, le multilatéralisme, mobiliser de l’Aide Publique au Développement (APD), par exemple sous forme de coopération au développement, d’aide humanitaire, de soutien budgétaire, de la consolidation de la paix ou alors des mesures hors APD de stabilisation ou d’engagement militaire. Pour un pays donateur, c’est cela le nexus : comprendre une crise dans son ensemble, et choisir quel instrument mobiliser. Cela ne dissout en rien les mandats et principes de chaque instrument. Au contraire, il les protège, en soulignant et en basant son engagement sur ce que chaque instrument peut ou ne peut pas faire en fonction de son rôle et avantage comparatif.
C’est compliqué pourtant, sinon ce serait déjà fait. Le mode de fonctionnement des donateurs, les processus administratifs dans chaque pays et l’aversion pour engager des fonds publics dans des contextes risqués font qu’il est difficile de mobiliser des ressources pour autre chose que des budgets humanitaires à court terme fournis essentiellement aux plus gros partenaires humanitaires ayant à la fois une expertise et une capacité d’absorption. Surmonter ces obstacles tenaces est un défi. Au niveau des bailleurs, le Comité d’aide au développement de l’OCDE a adopté en février 2019 une recommandation sur le lien humanitaire – développement – paix (OECD, 2019b). Cette recommandation donne pour la première fois un cadre juridique formel pour permettre aux donateurs de mieux organiser leur réponse aux crises. Rien ne sera plus facile au quotidien pour les acteurs de terrain, mais les interactions entre eux doivent pouvoir être basée sur une meilleure compréhension globale d’un engagement international.
References
OECD (2019a), Lives in Crises: What Do People Tell Us About the Humanitarian Aid They Receive?, OECD Publishing, Paris, https://doi.org/10.1787/9d39623d-en
OECD (2019b), Recommandation du CAD sur l’articulation entre action humanitaire, développement et recherche de la paix, OECD Legal Instruments, OECD, Paris, https://legalinstruments.oecd.org/fr/instruments/OECD-LEGAL-5019
[1] Ground Truth Solutions, https://groundtruthsolutions.org/
Cyprien Fabre est conseiller auprès de l’OCDE au sein de l’unité Crises et Fragilités. Après plusieurs années de missions humanitaires avec des ONG françaises, dont Solidarités International, il rejoint le département humanitaire de la Commission Européenne en 2003. Plusieurs postes dans des contextes de crises l’ont conduit en 2009 à diriger le bureau régional de la DG ECHO pour l’Afrique de l’Ouest. Il rejoint l’OECD en 2016 pour analyser l’engagement des membres du DAC dans les pays fragiles ou en crise. Il a également écrit une série de guides “policy into action” puis ”Lives in crises” afin d’aider à traduire les engagements politiques et financiers des bailleurs en programmation efficace dans les crises. Il est diplômé de la faculté de Droit d’Aix-Marseille.
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